Yvelines (78)

« Les magistrats se ressemblent »

Publié le 14/06/2022

Qui sont les magistrats français ? Quelles sont leurs origines sociales ? Comment construisent-ils leurs carrières ? Pendant trois ans, les sociologues Yoann Demoli et Laurent Willemez, enseignants-chercheurs au laboratoire Printemps de l’université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines (78), ont tenté de répondre à ces questions. Entre 2016 et 2019, à la demande de la mission de recherche Droit et Justice, ils ont analysé le parcours de dizaines de magistrats pour mieux cerner leur profil sociologique. Pour Actu-Juridique, ils ont accepté de revenir sur les principaux enseignements de leur rapport, intitulé : « L’âme du corps ».

Actu-Juridique : Pourquoi s’intéresser au profil sociologique des magistrats ?

Laurent Willemez : Depuis la fin des années quatre-vingt, il n’y avait pas eu de travaux de sociologie s’intéressant à qui sont les juges. Il y avait des recherches portant sur ce que font les magistrats, mais pas sur ce qu’ils sont ou d’où ils viennent. Nous avons été contactés par la mission de recherche « Droit et justice », créée en 1994 à l’initiative conjointe du ministère de la Justice et du CNRS, pour développer une activité de recherche sur le monde de la justice et du droit. Les commanditaires avaient surtout en tête une interrogation concernant la féminisation du corps. Pour nous, ce phénomène était au contraire tellement massif qu’il ne nous semblait pas être le cœur de ce que nous devions étudier de manière indépendante des autres enjeux du corps. La question centrale de ce rapport était la suivante : y a-t-il une unité de la profession ? Cela aurait été bien sûr intéressant de travailler sur : comment jugent les juges – ce que les Anglais appellent le « sentencing »-. Nous avons opté pour cette étude pour une approche classique de sociologie du travail, qui consiste à étudier la morphologie sociale d’un corps. Nous nous sommes arrêtés au moment où le juge écrit son jugement, ou le procureur fait ses réquisitions.

Yoann Demoli : En commençant ce travail, nous avions en tête des questions très simples, concernant la pyramide des âges, le fait que les fonctions soient ou non genrées. Comme toutes les administrations, le ministère de la Justice a beaucoup de données et personne pour les exploiter. Nous poursuivons un travail commencé par Jean-Luc Bodiguiel et Anne-Boigeol, qui, dans les années quatre-vingt pour le premier et dans les années quatre-vingt-dix pour la seconde, s’étaient penchés sur le profil des magistrats. Depuis leurs travaux, qui datent de plus de trente ans, aucun sociologue n’avait poursuivi cette démarche.

Actu-Juridique : Comment avez-vous procédé ?

Yoann Demoli : Nous avons utilisé plusieurs matériaux. Le premier était constitué des entretiens semi-directifs que nous avions menés avec une quarantaine de magistrats, de tous les domaines et de tous les niveaux hiérarchiques. Le ministère de la Justice nous a fourni ses statistiques, des données rares, qui sont rarement communiquées. Nous avons ainsi eu accès à l’annuaire de la magistrature, fichier qui permet de suivre la carrière de chaque magistrat poste à poste. Nous avons enfin fait passer un questionnaire à tous les magistrats. Sur les 8 500 magistrats qui exerçaient entre 2016 et 2019, années de notre recherche, environ 1 300 ont répondu. L’échantillon était très représentatif de la population des magistrats. Ces trois ensembles de données ont nourri nos travaux.

Laurent Willemez : Le commanditaire de la mission, est arrivé avec trois thématiques qui commençaient à être centrales dans la réflexion sur la profession, gagnée par un certain malaise. La première portait sur la représentation que les magistrats se font de leur métier : beaucoup ressentaient en effet un sentiment de déclassement. La deuxième question portait sur la féminisation. Enfin, un dernier enjeu, sur la santé au travail, commençait à poindre. Il a depuis explosé mais à l’époque, ce n’était pas alors la préoccupation principale. Le fait que le mal-être des magistrats soit un problème public est assez nouveau.

Actu-Juridique : Quels sont les enseignements de votre rapport ?

Laurent Willemez : Pendant longtemps, il y avait peu d’unité dans le corps. Les fonctions de la magistrature ont été assurées par des notables, très largement des hommes. Le métier attirait peu. Il a fallu attendre l’institutionnalisation de la profession autour de l’ordonnance du 22 décembre 1958 sur l’organisation du corps, et ensuite la création de l’ENM en 1970, pour que le métier attire à nouveau. À partir des années soixante-dix sont arrivés beaucoup de jeunes issus de milieux moins privilégiés et beaucoup de femmes. Cela a créé un corps très désuni. Il y a eu dans les années quatre-vingt un premier moment d’unification. Les magistrats ont des origines sociales proches les unes des autres, une homonymie élevée voire très élevée, et ils circulent facilement d’une fonction à l’autre et d’un tribunal à l’autre. Cela contribue à créer une unité de la profession. Le rapport montre qu’aujourd’hui, les magistrats se ressemblent globalement. Il y a une très forte homogénéité du corps.

Yoann Demoli : La première partie est une morphologie du corps. On décrit ses origines, sa démocratisation. On présente la manière dont la profession s’est féminisée, jusqu’à être aujourd’hui composé de deux tiers de magistrates. On aborde aussi la spécialisation selon le genre, qui est assez précoce et dure dans le temps. Les fonctions au parquet restent plus masculines au fil de la carrière. Nous nous sommes intéressés à la mobilité entre le parquet et le siège, car il s’agit d’une question de premier plan pour la magistrature française. Ce qu’on a vu, c’est que les carrières parquetières seules sont plus fréquentes que ce à quoi on pouvait s’attendre. Elles représentent un poste sur 5. Il y a 40 % de magistrats qui n’auront jamais une carrière qu’au siège. 15 % des magistrats ne feront carrière qu’au parquet. Le reste du corps navigue entre les deux. Une trajectoire fréquente est d’avoir un premier poste au parquet et de faire ensuite tout le reste de sa carrière au siège.

Actu-Juridique : Quel est le profil type du magistrat aujourd’hui ?

Yoann Demoli : C’est un profil d’élite. Il ressemble à celui des étudiants de Sciences Po. On trouve parmi les magistrats deux tiers d’enfants de cadres supérieurs, et de professions libérales. On note qu’il y a très peu d’enfants de magistrats. Alors qu’au début XXe siècle, il y avait une sorte d’hérédité presque pré-révolutionnaire, cela semble terminé. Un peu moins de 4 % des juges sont des enfants de magistrats. C’est peu, mais il faut relativiser tout de même, car seuls 4 % des actifs sont magistrats.

Laurent Willemez : S’ils n’ont pas de parents magistrats, beaucoup ont cependant des parents cadres de la fonction publique. Jean-Luc Bodiguiel avait repéré une sorte de goût du service public héréditaire. À son époque, dans les années quatre-vingt, les magistrats avaient souvent des parents hauts fonctionnaires. Aujourd’hui, on trouve dans la magistrature beaucoup d’enfants d’enseignants.

Actu-Juridique : Le profil des juges varie-t-il selon la voie d’accès à la magistrature ?

Yoann Demoli : Le deuxième concours d’accès à la magistrature, réservé aux agents de l’État, est beaucoup plus hétérogène. Les enfants d’ouvriers y sont plus nombreux. Mais, de façon paradoxale, c’est une voie d’accès minoritaire. La direction de l’ENM limite très souvent le nombre de postes au deuxième concours sans sembler bien se rendre compte que c’est une voix forte de démocratisation. C’est une voie de mobilité sociale intra-générationnelle. Ce deuxième concours permet de commencer une carrière comme greffier puis de devenir ensuite magistrat. C’est une progression, qui parfois s’ajoute à une progression entre le greffier et ses parents. Il y a une double progression permise par le deuxième concours que l’on voit bien dans les données mais qui est faible.

Actu-Juridique : Pourquoi ce concours n’est pas plus encouragé ?

Laurent Willemez : La profession se voit comme une profession d’élite. À 25 ans, les futurs magistrats vont à la faculté de droit, avant d’enchaîner sur l’ENM, parfois précédée d’une prépa. C’est paradoxal. Ce schéma, qui permet à des jeunes gens de 26 ans de prendre seuls de lourdes décisions, avait été fortement remis en cause lors de l’affaire d’Outreau. Les magistrats sont conscients de l’homogénéité sociale et n’y peuvent pas grand-chose. Il y a quand même une volonté d’ouvrir le corps. Le troisième concours permet à des docteurs en droit, des avocats, des notaires, des avoués, d’intégrer la magistrature. Peu le font, sans doute à cause justement de cette unité du groupe. Je crois que la magistrature essaye en toute bonne foi d’ouvrir la profession mais cela ne marche pas, car les nouveaux arrivants s’y sentent étrangers. C’est un grand classique de la reproduction des élites en France. On retrouve malheureusement ce schéma dans toutes les grandes écoles. C’est difficile de reprocher à l’ENM son absence de démocratisation sociale car aucun corps de la haute fonction publique n’est davantage diversifié. L’ENM intervient en fin de parcours. Les dés sont déjà jetés…

Yoann Demoli : On ne peut pas reprocher aux magistrats de se cantonner à un seul concours. C’est une des professions qui offre le plus de modalités de recrutement. Entre les différents concours d’accès et les intégrations directes, il y a une douzaine de façons d’intégrer la magistrature. À titre de comparaison, il y a 4 façons seulement de rentrer à l’ENA. Malgré cela, les enfants d’ouvriers ne sont présents qu’à hauteur de 10 %. Cela augmente un petit peu dernièrement, mais très doucement. L’ENM se vit comme une formation des élites de la fonction publique. La voie royale, c’est la voie externe. Par le jeu de l’ancienneté, les plus belles carrières sont les plus longues. Et pour faire une longue carrière, il faut être rentré dans la profession par le premier concours. J’ai le souvenir d’un magistrat hors hiérarchie qui avait commencé comme greffier. Il était devenu directeur de l’École nationale des greffes. Comme si, même à ce stade, chacun restait à sa place.

Actu-Juridique : Vous consacrez une large part de votre travail à la mobilité. Pourquoi ?

Yoann Demoli : Les magistrats ont une double contrainte. Ils doivent être mobiles, mais pas trop car sinon cela désorganise les services. Il est vrai que dans certains tribunaux du nord de la France, il n’est pas rare que le premier arrivé soit là depuis 3 ans seulement. Ce qui nous a étonnés c’est que cette double contrainte n’est pas dénoncée par les magistrats eux-mêmes. Ils voient même cette mobilité de manière positive.

Laurent Willemez : Cette mobilité s’appuie sur des règles institutionnelles en vertu desquelles il ne faut pas rester longtemps dans un tribunal. Cela nous a même semblé être un des éléments d’unité de la profession.

Actu-Juridique : Pourtant votre travail montre que les magistrats ne bougent pas tant que cela…

Yoann Demoli : C’est un paradoxe qui nous a amusés. Cognitivement, les magistrats se voient comme une petite flèche de mobilité sur tout le territoire. Mais en réalité ils font beaucoup de petits mouvements. Plus de 40 % des mouvements ont lieu au sein de la même cour d’appel, ou dans une cour d’appel adjacente. Par exemple, entre Colmar et Belfort, vous changez de cour d’appel en ne faisant que 60 km. Cette mobilité est duale. Elle peut concerner une fonction ou un territoire. S’ils ne peuvent pas bouger géographiquement, les magistrats compensent en changeant de fonctions. Rares sont ceux qui changent à la fois de lieu et de fonction. Ils activent en général un seul des deux curseurs. Le fait qu’ils puissent maîtriser la mobilité de la sorte explique sans doute qu’elle soit bien acceptée.

Laurent Willemez : L’hypermobilité est néanmoins une manière de réussir dans la profession. Ceux qui réussissent sont ceux qui bougent le plus. Mais on ne bouge pas n’importe comment.

Actu-Juridique : Quels sont les secrets d’une grande carrière dans la magistrature ?

Yoann Demoli : Il faut bouger géographiquement, passer par l’administration centrale. Il est d’ailleurs curieux de se dire que pour réussir dans un corps, il faut le fuir un peu. Un passage par les DOM-TOM est un accélérateur de carrière. Il ne faut en revanche pas abuser de la mobilité fonctionnelle. On voit aussi que les carrières au parquet sont payantes. Elles permettent d’accéder au grade hors hiérarchie plus rapidement.

Laurent Willemez : Si on regarde de près les carrières de chef de juridiction, on voit qu’ils passent souvent d’une juridiction à une autre plus grosse, puis redescendent dans une cour d’appel un peu plus bas, et ainsi de suite. Les carrières de procureurs généraux ou de premiers présidents sont effectivement des carrières avec beaucoup de mobilité. Évidemment, ce sont plutôt des hommes qui ont cette mobilité. Il y a plus de procureurs générales désormais, mais on trouve quand même beaucoup d’hommes aux postes stratégiques, car ils ont plus de facilité de carrière que leurs épouses. Chez les magistrats comme chez les autres, la question du travail domestique pèse sur le travail des femmes. Les hommes font plus du célibat géographique.

Actu-Juridique : La mobilité explique le plafond de verre que connaissent les femmes magistrates ?

Yoann Demoli : On a fait des indices de plafond de verre pour estimer les chances d’accéder aux postes hors hiérarchie pour les femmes et pour les hommes. Les résultats montrent qu’à ancienneté égale, il y a toujours une différence. Même quand on prend en compte la mobilité, ça résiste. Il y a donc encore des plafonds de verre inexpliqués par des différences d’ancienneté, de recrutement ou de carrière. Il y a un delta qu’on ne peut comprendre autrement que comme un phénomène d’inégalité. Corollaire au plafond de verre, on parle d’ « escalator de verre » pour pointer le fait que, dans les professions les plus féminisées, les hommes tirent davantage leur épingle du jeu et connaissent des ascensions plus rapides. Ce phénomène n’est pas propre à la magistrature. On le trouve par exemple dans l’enseignement : qui devient inspecteur, directeur d’école ? Le plus souvent, des hommes.

Actu-Juridique : Que dit votre rapport de la santé au travail des magistrats ?

Laurent Willemez : Les enjeux forts sont ceux du surtravail, du débordement de la vie professionnelle sur la vie privée. C’est totalement généralisé. Le travail du soir et du week-end est très courant chez les magistrats. Les juges rédigent souvent leurs jugements le week-end car le reste du temps, ils sont en audience. Il y a beaucoup de questions, et encore plus chez les femmes que chez les hommes, d’articulation avec la vie de famille quand les enfants sont jeunes. C’est principalement cela qui produit des risques psychosociaux. Ce débordement mis à part, on a l’impression que les juges vivent plutôt bien leur métier. Certains font néanmoins état d’isolement et de solitude dans le travail. Ils ont du mal à trouver à qui parler.

Yoann Demoli : On a fait des indices de solitude qui montrent que ce sentiment est corrélé à certaines fonctions. Par exemple, les juges d’instructions s’en plaignent plus que les autres. En revanche, les relations de travail, que ce soit avec les greffiers, les collègues, les supérieurs, marchent globalement bien. C’est parfois plus difficile avec les justiciables.

Laurent Willemez : Les gens ne vivent pas trop mal leur métier sauf quand ils sont démunis, seuls et jeunes. Dans certains tribunaux, ils se retrouvent entre jeunes avec personne pour les aider. Les jeunes magistrats maintiennent un lien numérique et téléphonique fort avec leur promotion de l’ENM pour lutter contre cet isolement. Une autre difficulté qu’ils affrontent vient du faible nombre de greffiers. Le manque de moyens est la principale difficulté. Des magistrats souffrent de sentir qu’ils n’arrivent pas à faire face aux dossiers qui s’accumulent. Le sentiment de ne pas pouvoir bien faire son travail est présent. C’est un classique de la sociologie du travail.

Actu-Juridique : En 2017, quand vous les avez interviewés, les magistrats se plaignaient-ils déjà de leurs conditions de travail ?

Yoann Demoli : Il y avait toujours, dans les entretiens, un moment où ils disaient que ça n’allait pas. Un président expliquait qu’il mettait des seaux sur le sol pour contenir l’eau de pluie car le toit du tribunal était troué. Des magistrats disaient qu’ils achetaient des codes sur leurs propres deniers. À Bobigny, les conditions de travail étaient insensées. On avait toujours des anecdotes de ce genre. Nous n’avons pas interrogé de très jeunes magistrats, qui sont sans doute ceux qui sont le plus en souffrance au travail. Nous avons surtout échangé avec des gens en milieu de carrière. Ce sont ceux qui ont tenu.

Laurent Willemez : Les grands tribunaux, les cours d’appel ont plus de moyens, plus de place, disposent de locaux plus jolis. Quand on monte dans la hiérarchie, on a moins de soucis. Ce qui m’a marqué, c’est la charge de travail. Nous, chercheurs en sciences sociales, connaissons des moments de relâche. Les magistrats, eux, ne s’arrêtent jamais. Tout le temps, il y a du flux. Parfois ils arrivent à se détacher trois semaines avant de présider un procès important et médiatique. Mais c’est extrêmement rare.

Actu-Juridique : Avez-vous vu venir le mouvement de contestation des magistrats, qui s’exprime depuis la tribune dite des 3 000 ?

Yoann Demoli : Je ne pense pas qu’on avait notion, au moment de nos recherches, de la dureté du conflit entre les magistrats et leur Chancellerie. En revanche, il y a une colère qui monte contre la Direction des services judiciaires, qui est en charge de leur carrière. Ils expriment le sentiment qu’ils ne sont pas soutenus, accompagnés, que personne ne leur dit rien sur les mobilités, qui se font de manière opaques. C’est vraiment la structure ministérielle d’encadrement du groupe -mais pas tout le ministère- qui est la cible de cette colère.

Laurent Willemez : Ce serait exagéré de dire que nous avions vu venir ce mouvement. Mais cela ne nous a pas surpris. Ce mouvement a montré l’unité et l’identité du corps. On a analysé les fonctions des signataires. Toutes étaient représentées. Les magistrats qui ont participé sont représentatifs des magistrats dans leur ensemble.

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