Bilan d’application des lois : encourageant mais peut mieux faire !

Publié le 10/07/2019

Le 12 juin dernier, le Sénat a procédé au bilan annuel de l’application des lois, pour celles promulguées au cours de l’année parlementaire 2017-2018. Valérie Létard, vice-présidente du Sénat, présidente de la délégation du Bureau chargée du travail parlementaire, de la législation en commission, des votes et du contrôle, revient pour les Petites Affiches sur ce bilan contrasté.

LPA

Le 12 juin dernier le Sénat a procédé au bilan annuel de l’application des lois. Pouvez-vous nous rappeler comment le Sénat procède pour établir ce bilan ? Et quelles sont les lois examinées ?

Valérie Létard

Depuis 1971, le Sénat vérifie chaque année si le gouvernement prend en temps et en heure les mesures d’application nécessaires prévues par le législateur. Ce travail est réalisé en lien avec les commissions permanentes. En effet, en application du règlement du Sénat, les commissions assurent le suivi de l’application des lois.

De manière très concrète, chaque commission suit pour les lois relevant de son champ de compétence, la prise des mesures attendues par une lecture attentive du Journal officiel. Elle interroge les administrations en cas de retard ou de non-respect de la volonté du législateur.

Au fil des années, un dialogue de qualité a ainsi été instauré entre le Sénat, les administrations et le secrétariat général du gouvernement. Nous partageons le même objectif : faire en sorte que les lois votées soient mises effectivement et rapidement en application. Je souhaite apporter une précision méthodologique. Le taux d’application des lois est obtenu en calculant le ratio des mesures attendues prises sur le nombre total de mesures attendues. Il ne tient ainsi pas compte du pouvoir réglementaire « autonome ».

Le bilan annuel de cette année portait sur l’application des lois votées lors de la session 2017-2018, au 31 mars 2019. Cette date, six mois après la fin de la session parlementaire, est retenue, car elle correspond à l’objectif que s’est fixé le gouvernement pour prendre les mesures d’application. Au cours de cette session, 41 lois, hors convention internationale, ont été votées. 28 lois nécessitaient des mesures d’application.

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Selon ce rapport, 91 % des décrets d’application attendus sur les 19 lois examinées par la commission des lois ont été promulgués, soit une hausse de 19 points par rapport à l’année précédente. Que vous évoquent ces chiffres ?

VL

Ce chiffre traduit une tendance générale constatée par l’ensemble des commissions d’une augmentation du pourcentage de mesures attendues prises. Ainsi, pour la commission des affaires économiques, dont je suis membre, le taux de prise des mesures attendues est également de 90 %. Ces niveaux élevés témoignent de l’engagement du gouvernement pour veiller à l’effectivité de la loi.

Mais, et cet avis est partagé par plusieurs présidents de commission, il démontre également l’utilité du travail annuel réalisé par le Sénat. Il permet en effet d’exercer une « utile stimulation » sur le gouvernement, afin que les textes réglementaires soient pris rapidement. D’ailleurs, tant lors de l’audition de Marc Guillaume, secrétaire général du gouvernement, que du débat le 12 juin dernier en présence de Marc Fesneau, ministre chargé des Relations avec le Parlement, nous avons pu constater le nombre élevé de décrets examinés ou publiés en mai ou en juin 2019. Cela a d’ailleurs amené Gérard Larcher à déclarer lors de ce débat : « Que d’avancées en juin ! Est-ce l’effet de notre réunion d’aujourd’hui ? ».

LPA

Le taux d’application des lois, de 78 %, est le plus élevé jamais atteint depuis que le Sénat procède à ce contrôle, soit depuis près de cinquante ans…

VL

Le taux d’application des lois a fortement progressé ces dernières années. Pour mémoire, il était de 65 % en 2014 et de 73 % l’année dernière. Le taux de cette année atteint même 86 %, si on exclut les mesures demandées par des articles dont l’entrée en vigueur est différée. Au total, ce sont ainsi 453 mesures qui ont été prises sur les 589 attendues.

LPA

Pourtant, le rapport d’information semble indiquer que ce taux doit être pris avec un certain recul. Pourquoi ?

VL

Pour plusieurs raisons. Tout d’abord ce taux est le résultat d’un calcul mathématique : le nombre de mesures prises sur celui des mesures attendues.

Il convient de relativiser cette moyenne car une seule mesure d’application peut manquer et un pan entier du texte peut devenir non applicable. Je prendrai un exemple : la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel met en place une indemnisation du chômage des salariés démissionnaires et des travailleurs indépendants. Il s’agit d’ailleurs d’une mesure très forte et symbolique de ce texte. Or, actuellement, cette disposition n’est toujours pas applicable en raison de l’absence des mesures d’application.

Par ailleurs, une forte augmentation du taux d’application d’une loi peut être due à l’abrogation d’un certain nombre de ses articles. Ainsi, la loi Alur a vu son taux d’application « bondir » en raison de l’abrogation de la garantie universelle des loyers, avant même la prise des textes d’application. Ce sont ainsi 17 mesures attendues qui ont été supprimées.

Enfin, ce taux d’application élevé pour les lois de la session 2017-2018 ne doit pas faire oublier l’absence de textes d’application de lois plus anciennes. Nous sommes toujours en attente de          30 % des mesures prévues pour la loi du 28 décembre 2016 sur la montagne…

LPA

Il peut arriver que les textes réglementaires soient pris, mais que dans les faits, le dispositif ne soit pas applicable. Pourquoi ?

VL

Là encore, les raisons sont multiples : un décret peut être pris, mais certains des dispositifs qu’il met en place nécessitent un autre texte réglementaire le complétant – un arrêté par exemple, ou bien une reprise par les textes régissant un secteur ou une profession. Ainsi, le décret d’application relatif à l’exploitation commerciale de l’image des sportifs a été pris le 1er août 2018. Toutefois, ces dispositions ne seront totalement opérationnelles que lorsque les conditions de versement de la redevance auront été définies dans le cadre d’une convention ou d’un accord collectif au sein de chaque discipline sportive. Ce sujet illustre d’ailleurs les délais parfois longs pour rendre une loi applicable. Il est en effet ici question d’une mesure prévue par une loi votée le 1er mars 2017, pour laquelle 17 mois ont été nécessaires pour prendre le décret d’application, et qui pourtant peut ne pas être effective dans certaines disciplines ….

LPA

Quel est le délai moyen de prise des textes réglementaires ?

VL

Les décrets pris le sont en moyenne en 4 mois et 17 jours. Ce délai a beaucoup diminué ces dernières années : il était de 5 mois et 10 jours l’an dernier, et de 6 mois et 22 jours pour l’année précédente. Ce délai est particulièrement court, en raison du processus d’élaboration d’un texte réglementaire : concertation avec les acteurs concernés, réunions interministérielles, consultations obligatoires, dans certains cas passage au Conseil d’État ou encore notification à la Commission européenne. Au final, 84 % des mesures d’application prises l’ont été cette année dans un délai inférieur à 6 mois.

Toutefois, une moyenne cache toujours de fortes disparités : 11 mesures d’application de lois votées lors de la session 2017-2018 ont été prises avec un délai supérieur à un an.  En outre, par définition ce délai moyen ne dit rien des mesures qui paraîtront plus tardivement.

LPA

Comment expliquer que certaines lois puissent mettre des années avant de pouvoir être pleinement appliquée ? Pouvez-vous nous donner des exemples ?

VL

Les retards s’expliquent principalement par des difficultés lors de la rédaction des textes réglementaires. Il peut s’agir de problèmes ponctuels. Par exemple, un décret relatif au dispositif Pinel de plafonnement des frais des commissions d’accès direct et indirect a été retardé en raison du renouvellement du Conseil national de la transaction et de la gestion immobilière. Il a fallu attendre que ce dernier ait eu lieu pour pouvoir le saisir du projet de décret.

Dans d’autres cas, la concertation avec les acteurs concernés est difficile. Ainsi, le décret d’application de l’article 167 de la loi Biodiversité de 2016 relatif à la simplification du régime d’autorisation des opérations de défrichement n’a toujours pas été pris. Le secrétaire général du gouvernement nous a indiqué que les travaux avec les représentants des espaces protégés et les organisations socioprofessionnelles n’ont pas abouti pour l’instant, compte tenu de la complexité du sujet.

Dans d’autres cas, la première version du décret a pu recevoir un avis défavorable de la part du Conseil d’État. C’est ce qui est arrivé au permis de chasser en Guyane, prévu dans la loi de programmation pour l’égalité réelle en outre-mer de février 2017. La première version du décret d’application a été présentée en octobre 2017. Aujourd’hui, le calendrier de la prise de ce décret reste toujours à préciser.

Enfin, on peut se demander si dans certains cas – heureusement très rares –, il n’y a pas une certaine mauvaise volonté de la part du gouvernement. Deux décrets ont été pris en décembre 2018 pour l’application de la loi Grenelle II de 2010, après injonction en mars 2018 du Conseil d’État de les prendre sous peine d’astreinte. Au final, huit ans auront été nécessaires pour que ces décrets voient le jour…

LPA

Vous évoquez dans le rapport un taux de remise des rapports demandés par le législateur au gouvernement demeurant trop faible…

VL

En effet, seul un rapport sur deux prévu par une loi votée lors de la session 2017-2018, et dont le délai de remise a été dépassé, a été déposé devant le Parlement. C’est d’ailleurs un point noir qui est rappelé depuis plusieurs années maintenant. Certes, par le passé, la demande de rapport a pu être utilisée par les parlementaires afin de contourner une irrecevabilité financière, ou comme « amendement d’appel », afin de provoquer un débat, ou d’attirer l’attention du ministre au moment de la discussion de la loi.

Cependant, depuis quelques années, le Sénat est beaucoup plus strict sur les demandes de rapport, limitant le recours à cet outil dans les cas où il apporte une plus-value. Les rapports sont en effet très utiles pour notre travail législatif, d’évaluation des politiques publiques et de contrôle du gouvernement : comment évaluer le résultat d’une expérimentation, si le rapport prévu tirant le bilan de cette dernière ne nous est pas remis ? Un exemple symptomatique, dénoncé depuis plusieurs années par la commission des affaires étrangères du Sénat est la non-remise du rapport sur le bilan politique et financier des opérations extérieures. Or ces dernières, outre le prix humain très élevé que payent nos soldats, coûtent 1,1 milliard d’euros. En outre, un contrôle a posteriori par le Parlement est la contrepartie indispensable de la prééminence de l’exécutif dans le déclenchement des opérations militaires que consacre l’article 35 de la Constitution. Certes, le Sénat exerce son contrôle par d’autres moyens, mais ce rapport participerait à la bonne information du Parlement.

LPA

Le rapport fait état également d’un recours important aux ordonnances. Dans quelle proportion ? Dans quels cas ce recours aux ordonnances devrait-il être limité ?

VL

Lors du débat du 12 juin dernier, le ministre a cité un chiffre qui nous a tous interpellés. Entre 2012 et 2018, pour 346 lois votées, 350 ordonnances ont été publiées ! Un texte sur deux est une ordonnance. Le recours aux ordonnances ne permet pas au Parlement de participer de façon satisfaisante à l’élaboration de la loi et on peut légitimement considérer qu’il s’agit d’une forme de contournement qui prend de plus en plus d’ampleur.

On peut tout à fait imaginer que pour des raisons d’agendas législatifs, tout ne peut pas rentrer dans l’ordre du jour. Mais, il y a l’importance du nombre d’ordonnances et les sujets traités par celles-ci qui sont à prendre en considération. Il faut identifier et hiérarchiser les sujets pour garder les thèmes majeurs et qui relèveraient normalement d’un débat avec le Parlement. Par exemple, il paraîtrait logique qu’un sujet comme le droit des copropriétés soit discuté au Parlement. Or le gouvernement a été habilité à procéder par ordonnance pour codifier ce droit. Mais, dans le cas présent, la codification peut se faire à droit non constant !

Enfin, nous regrettons que la ratification se fasse souvent au moyen d’un amendement, limitant ainsi le débat parlementaire.

LPA

Le 19 mars dernier a été déposée une proposition de résolution visant à modifier le règlement du Sénat afin de renforcer les capacités de contrôle de l’application et d’évaluation des lois. En quoi cela consiste-t-il ?

VL

Cette proposition de résolution vise à donner au rapporteur d’un texte un « droit de suite » pour qu’il puisse rendre compte de l’application de la loi. Il est ainsi chargé de suivre son application jusqu’au renouvellement du Sénat. En outre, le bilan annuel de l’application des lois est désormais consacré. Cette résolution a été adoptée par le Sénat le 9 mai 2019 et déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel le 6 juin 2019. Nous verrons dès l’année prochaine ses effets.     

LPA

L’an dernier Gérard Larcher, président du Sénat, avait déclaré « conformément à notre mission de contrôle, nous vérifierons l’an prochain que les engagements pris auront été tenus ». L’ont-ils été ? Quels sont ceux pris cette année ?

VL

Le rapport reprend l’ensemble des mesures évoquées par les présidents des commissions, soit dans le cadre de la communication qu’ils ont faites devant leurs collègues, soit lors du débat en séance publique. S’ils ont choisi d’évoquer ces mesures, c’est en raison de leur importance particulière, leur sensibilité ou la récurrence du problème évoqué. Dès lors, et bien que toutes les mesures attendues doivent être prises, elles appelaient une attention accrue du gouvernement. On constate que beaucoup de ces mesures ont été prises. Malheureusement certaines font encore défaut. Je prendrai un seul exemple : l’article 32 de la loi Alur prévoit un rapport concernant le statut unique pour les établissements et services de la veille sociale, de l’hébergement et de l’accompagnement. Il est depuis le début de l’année 2017 en attente de transmission au Parlement…

Parmi les engagements pris cette année par le ministre des relations avec le Parlement, j’en retiendrai deux principaux : une amélioration du taux de remise des rapports demandés au législateur, ainsi que celui des rapports dits de « l’article 67 ». Ce document doit être remis six mois après la promulgation de la loi et indiquer  « les textes réglementaires publiés et les circulaires édictées pour la mise en œuvre de ladite loi, ainsi que, le cas échéant, les dispositions de celle-ci qui n’ont pas fait l’objet de textes d’application nécessaires et en indique les motifs ». Outre le fait que la réalisation de ce document ne semble pas présenter de difficultés particulières, il doit nous permettre de comprendre pourquoi telle ou telle mesure n’a pas été prise. Or sur les 28 lois votées lors de la session 2017-2018 nécessitant des mesures d’application, seuls 10 rapports de « l’article 67 » ont été remis… Une marge de progression existe !

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