Notes de frais et de déplacement des élus et des agents : la transparence est de mise
Par un arrêt rendu le 8 février 2023, le juge du Palais-Royal vient de se prononcer sur un sujet qui devrait intéresser l’ensemble des élus et des agents publics des administrations à propos d’une affaire ayant trait aux notes de frais du maire de la ville de Paris. L’éclairage de Me Patrick Lingibé.
Par un courrier du 8 janvier 2018, M. A…, journaliste, avait demandé à la ville de Paris la communication des notes de frais et des reçus des déplacements, des notes de frais de restauration ainsi que des reçus des autres frais de représentation engagés par la maire de Paris ainsi que par les membres de son cabinet au titre de l’année 2017.
À la suite du refus implicite qui lui a été opposé, M. A… a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs qui, par un avis en date du 12 juillet 2018, a déclaré sans objet la demande de communication des reçus de frais de représentation des membres du cabinet et a émis un avis favorable à la communication des autres documents demandés.
Cependant, nonobstant cet avis, la commune de Paris a maintenu son refus de communiquer les documents demandés dans leur intégralité.
M. A… a donc demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler la décision implicite par laquelle la Ville de Paris a refusé de lui communiquer la copie des documents retraçant les frais de restauration de la maire et des membres de son cabinet et les autres frais de représentation de la maire, au titre de l’année 2017, d’enjoindre à la ville de lui communiquer l’ensemble des documents demandés sous astreinte de 150 euros par jour de retard et de condamner la ville à lui verser une somme de 8 000 euros en réparation du préjudice subi du fait du refus illégal de lui communiquer ces documents.
Par un jugement du 11 mars 2021, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision de la Ville de Paris, a enjoint de communiquer ces documents non anonymisés à M. A…, et a condamné la Ville de Paris à verser à ce dernier la somme de 1 000 euros en réparation du préjudice matériel et moral subi en raison de ce refus.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 12 mai et 12 août 2021, la Ville de Paris demandait au Conseil d’État d’annuler le jugement querellé et de mettre à la charge de M. A… la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative.
Dans sa décision du 8 février 2023, le juge du Palais-Royal aborde d’une part, la question du fondement juridique de la demande des notes de frais et autres documents similaire annulant le jugement de première instance pour erreur de droit (I). D’autre part, il répond sur la nature de ces documents au regard de la protection de la vie privée (II).
I – La nature juridique des documents demandés
Le Conseil d’État annule la décision des juges du tribunal administratif au motif qu’ils ont commis une erreur de droit.
En effet, dans son jugement rendu le 11 mars 2021, le tribunal administratif de Paris a jugé que « les documents administratifs sollicités par M. Z. sont bien au nombre de ceux dont la communication constitue un droit en application des dispositions de l’article L. 2121-26 du Code général des collectivités territoriales. »
L’article L. 2121-26 du Code général des collectivités territoriales dispose :
« Toute personne physique ou morale a le droit de demander communication des délibérations et des procès-verbaux du conseil municipal, des budgets et des comptes de la commune et des arrêtés municipaux.
Chacun peut les publier sous sa responsabilité.
La communication des documents mentionnés au premier alinéa, qui peut être obtenue aussi bien du maire que des services déconcentrés de l’État, intervient dans les conditions prévues par l’article L. 311-9 du Code des relations entre le public et l’administration.
Les dispositions du présent article s’appliquent aux établissements publics administratifs des communes. »
Pour le premier juge administratif parisien, les notes de frais et de déplacements ne sont que des documents accessoires aux budgets et comptes visés par cet article. Au premier abord, une telle interprétation et approche n’étaient pas a priori objectivement contestables.
D’ailleurs, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), dans son avis rendu le 12 juillet 2018 n° 20180976, s’était placée sur le fondement de cet article L. 2121-26 du Code général des collectivités territoriales pour répondre favorablement à la demande de communication de documents en considérant que « les pièces justificatives des dépenses sont indissociables des budgets et comptes communicables »
Cependant, une telle interprétation n’est pas partagée par le Conseil d’État.
En effet, l’arrêt commenté du 8 février 2023 sanctionne le jugement déféré en jugeant que « le droit de communication qu’instituent les dispositions de l’article L. 2121-26 du Code général des collectivités territoriales s’agissant des « budgets » et des « comptes » des communes ne s’étend pas aux pièces justificatives des opérations et documents de comptabilité qu’il appartient à l’ordonnateur et au comptable public de conserver, en vertu des dispositions de l’article 52 du décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique, lesquelles constituent des documents distincts des « comptes » visé par le droit de communication spécial établi par cet article du Code général des collectivités territoriales. »
Le tribunal administratif parisien est donc censuré pour s’être placé sur un fondement juridique erroné.
Le juge du Palais-Royal considère a contrario que les « notes de frais et reçus de déplacement ainsi que des notes de frais de restauration et reçus de frais de représentation d’élus locaux ou d’agents publics constituent des documents administratifs, communicables à toute personne qui en fait la demande dans les conditions et sous les réserves prévues par les dispositions du Code des relations entre le public et l’administration […] ».
Pour lui, ce sont donc les dispositions de l’article L. 311-1 du Code des relations entre le public et l’administration qui doivent s’appliquer dans le cas d’espèce, cet article obligeant toute administration sollicitée par toute personne faisant la demande de produire les documents administratifs visés par l’article L. 300-2 du même code.
Il convient de préciser que l’article L. 311-1 du Code des relations entre le public et l’administration pose une obligation générale de communication des documents administratifs :
« Sous réserve des dispositions des articles L. 311-5 et L. 311-6, les administrations mentionnées à l’article L. 300-2 sont tenues de publier en ligne ou de communiquer les documents administratifs qu’elles détiennent aux personnes qui en font la demande, dans les conditions prévues par le présent livre. »
En ne rattachant pas les demandes de notes de frais et de déplacements sollicitées par le journaliste aux dispositions du Code général des collectivités territoriales, le Conseil d’État donne en pratique une accessibilité plus grande pour accéder à la communication desdits documents qui tombent dans la définition des documents administratifs définis par le premier alinéa de l’article L. 300-2 du Code des relations entre le public et l’administration :
« Sont considérés comme documents administratifs, au sens des titres Ier, III et IV du présent livre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’État, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions, codes sources et décisions. »
II – Les notes de frais et de déplacement face à la vie privée des élus et agents publics
La décision rapportée aborde également la question des documents demandés par rapport à la sphère de la vie privée. En effet, dans son pourvoi, la ville de Paris fait grief au jugement du tribunal administratif d’avoir autorisé la production de documents qui portent manifestement atteinte à la vie privée du maire de Paris et de ses collaborateurs.
Il convient de rappeler que plusieurs dispositions de notre droit conventionnel et interne protègent la vie privée des personnes, ces textes applicables aux mandataires et agents publics concernés par les documents demandés.
En premier lieu, il convient de mentionner l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
En deuxième lieu, nous avons l’article 7 intitulé « Respect de la vie privée et familiale » de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui, rappelons-le, a en application de l’article 6 1. du Traité sur l’Union européenne « la même valeur juridique que les traités » :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
Enfin en troisième lieu dans notre droit interne, nous rappellerons l’article 9 du Code civil, pièce angulaire de beaucoup d’actions de protection contre l’atteinte de la vie privée :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée.
Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »
L’argument sur la protection de la vie privée est balayé par le Conseil d’État. Ce dernier juge que la communication des documents demandés « qui ont trait à l’activité de la maire de Paris dans le cadre de son mandat et des membres de son cabinet dans le cadre de leurs fonctions, ne saurait être regardée comme mettant en cause la vie privée de ces personnes » précisant pour être clair que « la communication des mentions faisant le cas échéant apparaître l’identité et les fonctions des personnes invitées ne porte pas davantage atteinte, par principe, à la protection de vie privée des autres personnes. »
Pour le juge du Palais-Royal, l’exigence de la transparence de la vie publique impose aux personnes qui exercent des mandats publics ou remplissent des fonctions publiques de rendre les dépenses qu’elles exposent accessibles à toute personne qui le demande.
Le Conseil d’État admet cependant que les documents demandés et remis soient occultés si les informations communiquées ou le motif de la dépense peuvent être de nature à porter atteinte aux secrets et intérêts protégés par les articles L. 311-5 et L. 311-6 du Code des relations entre le public et l’administration.
Cependant, la lecture des dispositions restrictives mentionnées par le juge du Palais-Royal nous paraît peu applicable dans les circonstances de la communication de notes de frais et de déplacements.
En effet, en premier lieu, l’article L. 311-5 du Code des relations entre le public et l’administration dispose :
« Ne sont pas communicables :
1° Les avis du Conseil d’État et des juridictions administratives, les documents de la Cour des comptes mentionnés à l’article L. 141-3 du Code des juridictions financières et les documents des chambres régionales des comptes mentionnés aux articles L. 241-1 et L. 241-4 du même code, les documents élaborés ou détenus par l’Autorité de la concurrence dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs d’enquête, d’instruction et de décision, les documents élaborés ou détenus par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique dans le cadre des missions prévues à larticle 20 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, les documents préalables à l’élaboration du rapport d’accréditation des établissements de santé prévu à larticle L. 6113-6 du code de la santé publique, les documents préalables à l’accréditation des personnels de santé prévue à larticle L. 1414-3-3 du code de la santé publique, les rapports d’audit des établissements de santé mentionnés à larticle 40 de la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la sécurité sociale pour 2001 et les documents réalisés en exécution d’un contrat de prestation de services exécuté pour le compte d’une ou de plusieurs personnes déterminées ;
2° Les autres documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte :
a) Au secret des délibérations du gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif ;
b) Au secret de la défense nationale ;
c) À la conduite de la politique extérieure de la France ;
d) à la sûreté de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la sécurité des systèmes d’information des administrations ;
e) À la monnaie et au crédit public ;
f) Au déroulement des procédures engagées devant les juridictions ou d’opérations préliminaires à de telles procédures, sauf autorisation donnée par l’autorité compétente ;
g) À la recherche et à la prévention, par les services compétents, d’infractions de toute nature ;
h) Ou sous réserve de l’article L. 124-4 du Code de l’environnement, aux autres secrets protégés par la loi.
En deuxième lieu, l’article L. 311-6 du code du Code des relations entre le public et l’administration prévoit :
« Ne sont communicables qu’à l’intéressé les documents administratifs :
1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles et est apprécié en tenant compte, le cas échéant, du fait que la mission de service public de l’administration mentionnée au premier alinéa de l’article L. 300-2 est soumise à la concurrence ;
2° Portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable ;
3° Faisant apparaître le comportement d’une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice.
Les informations à caractère médical sont communiquées à l’intéressé, selon son choix, directement ou par l’intermédiaire d’un médecin qu’il désigne à cet effet, dans le respect des dispositions de l’article L. 1111-7 du code de la santé publique. »
Compte tenu de l‘exigence de transparence impérative posée par le Conseil d’État, la possibilité d’occultation des notes de frais et autres documents similaires serait une hypothèse très rare, sinon exceptionnelle.
En effet, l’objectif de la communication de tels documents est justement de connaître l’identité des personnes invitées ou bénéficiaires ainsi que les motifs des dépenses exposées.
Il convient de rappeler que le Conseil constitutionnel a fait du bon usage des deniers publics une exigence constitutionnelle qui découle de l’article 14 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 (voir en ce sens Décision n° 2019-781 DC du 16 mai 2019), lequel dispose :
« Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
Cet arrêt est didactique et invite donc les élus et les agents publics à un devoir de prudence car la protection de la vie privée ne peut pas les exonérer de cette obligation impérative de transparence et d’exemplarité posée par le Juge du Palais-Royal à propos des documents administratifs communicables que sont les notes de frais, reçus de déplacements, notes de frais de restauration et reçus de frais de représentation.
Référence : AJU351907