Affaire Bismuth : l’écoute téléphonique est-elle une preuve ou un piège ?

Publié le 03/06/2021

Le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, en cours d’examen au Parlement, renforce la protection du secret professionnel de l’avocat en excluant la possibilité de le mettre sur écoute, excepté s’il existe des raisons plausibles de penser qu’il a commis une infraction. Jean-Yves Dupeux, avocat au barreau de Paris et ancien membre du conseil de l’ordre, estime que cela ne résout pas la question de l’avocat lorsqu’il est un « écouté passif ». Par ailleurs, il s’interroge sur la loyauté du procédé et sur la valeur probatoire d’une simple conversation téléphonique captée à l’insu de ses auteurs.

Téléphone
Photo : ©AdobeStock/BBBastien

Actu-Juridique : La réforme portant sur les écoutes des avocats dans le projet de loi relatif à la confiance dans l’institution judiciaire ne vous parait pas satisfaisante, pourquoi ?

Jean-Yves Dupeux : Un pas intéressant est cependant franchi puisque le projet de nouvel article 100 du code de procédure pénale exclut l’interception des communications d’un avocat, sauf s’il existe contre lui des raisons plausibles de penser qu’il a pu commettre une infraction. Autrement dit, il ne sera plus possible de trouver à l’occasion d’une écoute les éléments de nature à incriminer l’avocat, il faudra que ces indices soient préalables à la décision de procéder à l’écoute.  Deuxième élément positif : l’autorisation de placer sur écoute ne peut être délivrée que par une ordonnance motivée du juge des libertés et de la détention saisi par une ordonnance également motivée du juge d’instruction. On peut donc penser que le JLD aura davantage de recul que le juge d’instruction. Le problème, c’est qu’un avocat est souvent ce que j’appelle « un écouté passif », il est écouté de manière en quelque sorte indirecte parce que l’un de ses clients est sur écoute. Dans cette configuration, la protection de l’article 100 ne joue plus. Et on peut se servir de ces écoutes dans deux cas : parce qu’on estime qu’il n’est pas l’avocat de celui qui est écouté ou bien parce qu’on considère qu’il participe à une infraction. Autrement dit, le nouvel article 100 ne règle qu’une partie du problème.

Actu-Juridique : Précisément, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré dans un arrêt du 22 mars 2016 rendu dans l’affaire Bismuth que Thierry Herzog n’était pas l’avocat de Nicolas Sarkozy. Que pensez-vous de cet arrêt ?

JYD : Je trouve cet arrêt très critiquable au regard de la loi du 31 décembre 71 qui prévoit expressément à l’article 66-5 qu’en toute matière, que ce soit dans le domaine du conseil ou de la défense, les communications entre un avocat et son client sont couvertes par le secret. Or dans cet arrêt, la chambre criminelle estime que Thierry Herzog n’est pas l’avocat de Nicolas Sarkozy car ce-dernier n’est ni mis en examen, ni témoin assisté, ni placé en garde à vue dans la procédure en cause. Autrement dit, l’avocat de Nicolas Sarkozy depuis 20 ans n’est pas son avocat. Cela signifie que la cour réduit le champ de la confidentialité des échanges entre un avocat et son client en matière pénale aux cas où l’avocat est officiellement constitué. Or, notre rôle est bien plus vaste, on peut discuter avec son avocat en dehors de toute procédure, que ce soit en matière pénale ou dans tout autre domaine.

Actu-Juridique : L’autre cas de figure est celui de l’existence d’indices donnant à penser que l’avocat participe lui-même à une infraction…

JYD : On entre dans une maïeutique infernale. Admettons qu’une personne soit placée sur écoute. Un policier passe ses journées à retranscrire les conversations. Est-ce lui qui, en écoutant un entretien entre la personne et son avocat, va être capable de déterminer si l’avocat commet une infraction ou non ? J’en doute, il va en référer au directeur d’enquête, lequel va se tourner vers le juge. Et tous ces professionnels vont prendre connaissance d’une conversation qui, si finalement elle ne comporte pas d’indice de participation de l’avocat à une infraction, pourra en revanche relever du secret de la défense dans le dossier concerné par l’enquête.  Cette procédure est viciée. Dans l’affaire Bismuth, la lecture du jugement montre que 18 conversations ont été retenues parmi beaucoup d’autres qui ont donc été lues aussi alors qu’elles touchaient sans doute pour certaines à l’exercice des droits de la défense. Il a fallu des semaines d’audience et des mois de délibéré aux magistrats pour déterminer si les conversations révélaient ou non des indices de participation à une infraction. On mesure ainsi toute la complexité du sujet. C’est bien pour cela qu’aux Etats-Unis, dès qu’une écoute débouche sur un entretien avec un avocat, elle s’interrompt immédiatement. Je ne vois pas d’autre solution pour préserver le secret professionnel. On ne peut pas à la fois affirmer que le secret est garanti et permettre à un nombre indéterminé de personnes de prendre connaissance du contenu d’un échange confidentiel entre un avocat et son client.  Dans l’affaire Bismuth, il faut bien être conscient qu’on a condamné un ancien président de la République, son conseil et un haut magistrat sur la seule foi des échanges censés être confidentiels entre un avocat et son client !

Actu-Juridique : Dans un article publié le 31 mai dans Le Journal des tribunaux, vous mettez en garde également contre la fausse certitude que représente l’écoute d’une conversation téléphonique. En quoi n’est-ce pas fiable ?

JYD : Je suis avocat depuis 45 ans, il m’est arrivé souvent de dire à un client « vous avez raison », pour entrer dans sa logique et peu à peu pouvoir le ramener vers une position plus raisonnable que celle qu’il tenait à l’origine. Plus généralement, une conversation téléphonique est tissée de sous-entendus, d’antiphrases, de plaisanteries… mais aussi des efforts de l’avocat pour retenir son client, quelquefois entrer dans son jeu pour ensuite le ramener à une situation plus saine, davantage conforme à l’intérêt de sa défense. L’un des prévenus a cité une phrase du patron de Médiapart, Edwy Plenel, dans un ouvrage récent qui qualifie ainsi les propos tenus au téléphone : « on se dévoile, on se met à nu, on invente, on imagine, on ment… ». Sans aller jusque-là, si je dis à un client « ce point-là ne l’évoquez pas, insistez plutôt sur ceci ou cela » ne suis-je pas en train de commettre le délit d’obstruction à la justice ? Une immense prudence est donc requise dans l’analyse des écoutes téléphoniques. C’est d’ailleurs un mode de preuve qui interpelle dans un État de droit. Ce procédé est en réalité un piège. Il recueille des propos confidentiels, ce dont l’auteur n’est pas informé. Il n’existe aucun caractère contradictoire. Il s’assimile à un procédé déloyal, voire à un subterfuge. Tant que ne seront pas exclues d’un dossier toutes les conversations – quelles qu’elles soient – entre un avocat et son client, ou son futur client, les droits de la défense resteront toujours menacés.

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