Indemnisation des victimes des essais nucléaires : une question de solidarité ?

Publié le 13/01/2017

Par un avis contentieux rendu le 17 octobre 2016, le Conseil d’État, pour la première fois, précise que la solidarité nationale innerve le dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Cette affirmation excluant, selon le Conseil d’État, l’idée d’une responsabilité de l’État, implique des effets non négligeables et doit être mise en perspective.

CE, 17 oct. 2016, no 400375 (avis)

L’article 12 de la loi du 31 décembre 1987 autorise les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel à saisir le Conseil d’État, pour avis, d’une ou de plusieurs questions de droit nouvelles soulevant une difficulté sérieuse. Ce dispositif peu utilisé (37 avis ont été rendus en 2015), a pour finalité de prévenir, par la réponse du Conseil d’État, l’extension du contentieux porté devant les juges de première instance et d’appel. L’avis du 17 octobre 2016 explicite la raison d’être de la législation tendant à assurer l’indemnisation des victimes des essais nucléaires et les conséquences juridiques qu’elle implique.

La cour administrative d’appel de Paris a été saisie par la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française. Celle-ci demandait, tout d’abord, l’annulation du jugement rendu, le 10 février 2015, par le tribunal administratif de la Polynésie française. Celui-ci a, d’une part, annulé la décision du ministre de la Défense refusant d’allouer une indemnisation au titre de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, au conjoint d’une personne décédée. Il a, d’autre part, enjoint au ministre de la Défense de faire une offre tendant à l’indemnisation intégrale des préjudices subis « au besoin en saisissant le CIVEN ». Il a, enfin, rejeté les conclusions de la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française. Celle-ci demandait, ensuite, que ses conclusions de première instance soient retenues (condamnation de l’État à lui verser la somme de 2 596 203 francs CFP correspondant aux frais médicaux engagés pour le traitement du cancer broncho-pulmonaire). Le juge d’appel a alors décidé que trois questions de droit nouvelles posaient une difficulté sérieuse : 1. Quelle est la nature du régime d’indemnisation institué par la loi de 2010 (un régime de responsabilité ou la mise en œuvre de la solidarité nationale) ? 2. Quelle est la nature du contentieux généré par ce régime d’indemnisation (un contentieux relevant exclusivement du recours pour excès de pouvoir, un contentieux seulement de pleine juridiction ou un contentieux pour lequel la victime dispose d’un droit d’option) ? 3. Le régime issu de l’article 42 de la délibération de l’assemblée territoriale de la Polynésie française instituant le régime d’assurance maladie invalidité au profit des travailleurs salariés autorise-t-il la caisse de prévoyance sociale de ce territoire à agir en subrogation contre l’État ?

L’analyse du Conseil d’État est importante du point de vue de la précision apportée, pour la première fois, quant à la philosophie qui guide le dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires mais aussi des effets juridiques qu’elle implique. La solidarité nationale innerve ce mécanisme excluant, selon le Conseil d’État, l’idée d’une responsabilité de l’État, ce qui peut être discuté (I). La solidarité nationale implique également des effets non négligeables (II).

I – La solidarité nationale, seule justification au dispositif d’indemnisation : une affirmation discutable

Parce que la loi de 2010 n’énonce pas à quel titre le régime d’indemnisation consacrée voit le jour, tout comme la loi de 2013 modifiant celui-ci, le Conseil d’État s’appuyant sur ces textes et sur les travaux préparatoires, affirme que « le législateur a institué un dispositif assurant l’indemnisation des victimes concernées au titre de la solidarité nationale ». Cette analyse tranche avec les propos de certains présidents de la République mais aussi avec des prises de parole au cours des débats législatifs (A). Elle a le mérite de donner une réponse marquée du sceau de la clarté, alors que la doctrine juridique a pu s’interroger, mais n’en reste pas pour autant indiscutable (B).

A – Une parole politique imprécise ou oscillant entre responsabilité et solidarité

La prise de position du Conseil d’État, rompt avec les prises de parole peu précises de présidents de la République alors que des membres du Gouvernement et des parlementaires, lors des débats en 2009, ont invoqué la responsabilité de l’État.

Les déclarations de Jacques Chirac et de François Hollande sont imprécises. Le premier, en visite officielle en Polynésie Française, interrogé le 25 juillet 2003 affirmait que l’État « assumera (…) ses responsabilités » tant à l’égard des militaires que des populations civiles. Cette formule manque de clarté. Implique-t-elle que l’État accepte de voir des juridictions reconnaître sa responsabilité et alors à quel titre ou (et) que ce dernier allait mettre en place un dispositif devant permettre l’indemnisation des victimes ? En dépit de cette incertitude, les propos présidentiels marquaient un tournant, le chef de l’État utilisant le mot « responsabilité ». Le 22 février 2016, François Hollande, en déplacement en Polynésie française, a affirmé : « Je reconnais que les essais nucléaires menés entre 1966 et 1996 en Polynésie française ont eu un impact environnemental, provoqué des conséquences sanitaires et aussi… entraîné des bouleversements sociaux lorsque les essais… ont cessé ». Or, à aucun moment, il n’utilisa les mots « responsabilité » ou « responsable » ni d’ailleurs celui de « solidarité » (mot pourtant utilisé dans son discours), pour qualifier l’État et (ou) caractériser la raison d’être du mécanisme de prise en charge des victimes des essais nucléaires. Néanmoins, la veille, il avait affirmé être attaché à ce que « la France puisse faire ici son devoir de solidarité ». Cette formule appelle trois remarques. En premier lieu, le chef de l’État ne rattachait pas ce devoir explicitement aux essais nucléaires. En second lieu, le mot « solidarité » a une origine ancienne et a une signification précise1. La solidarité rend possible le développement de la garantie sociale et doit être distinguée de la responsabilité. En effet, alors que celle-ci repose sur la notion de causalité, la solidarité implique d’imputer un éventuel préjudice à un patrimoine qui n’est pas à l’origine du préjudice et ainsi qui n’est pas responsable mais devient débiteur. Ainsi, d’emblée, parler de solidarité c’est écarter l’idée de responsabilité. En réalité, la solidarité entretient des liens avec la responsabilité puisque la première a influencé le développement de la seconde alors que, les fonds d’indemnisation ou de garantie le démontrent, la solidarité qui constitue l’âme de ces dispositifs, fait place ou peut faire place, ensuite, à la recherche et parfois à la découverte du responsable grâce aux actions subrogatoires. Dans son discours du 22 février, le chef de l’État affirmait également que les Polynésiens ont « droit à réparation » sans, là encore, utiliser cette expression à propos des essais nucléaires pour lesquels il emploie le mot « indemnisation ». Il n’est pourtant pas certain qu’il faille tirer une signification précise de l’emploi des termes « réparation » et « indemnisation » par le président de la République car dans le langage politique et les travaux universitaires, la distinction entre la réparation (s’inscrivant dans une logique de responsabilité) et l’indemnisation (intervenant hors responsabilité) n’est pas unanimement retenue. En revanche, paraît a priori plus significatif, l’absence d’affirmation solennelle de la responsabilité de l’État contrairement aux récents propos du chef de l’État du 29 octobre 2016 pour qui « La République reconnaît que sa responsabilité est grande dans [le] drame » qu’ont vécu les nomades internés. Toutefois, l’absence d’utilisation des mots « responsable » ou « responsabilité » ne constitue pas la preuve d’un refus de reconnaissance de la responsabilité de l’État, en atteste le discours prononcé le 16 juillet 1995 par Jacques Chirac, à propos de la rafle du Vélodrome d’hiver2, qui aboutira en 2002 à la reconnaissance, par le Conseil d’État, de la responsabilité de l’État pour faute de service3.

Au cours des travaux préparatoires à l’adoption de la loi de 2010, des parlementaires ont affirmé que l’État était responsable4 et que le texte « devait s’inscrire dans le droit commun de la responsabilité »5. Mais cette dernière formule n’est qu’une invitation à ce que les ayants droit des victimes puissent également obtenir indemnisation de leur propre préjudice. De son côté, le ministre de la Défense, Hervé Morin, à la question « Pourquoi l’État a-t-il mis autant de temps à reconnaître sa responsabilité ? », affirmait, en 2008, « Nous devons reconnaître aujourd’hui ces victimes… La France ne peut déroger à cette règle », n’employant pas explicitement le mot responsabilité dans sa réponse6. Il est allé plus loin lors de la présentation du projet de loi, le 25 juin 2009, indiquant que « c’est aussi pour la France, pour une France qui se grandit en assumant ses responsabilités ». Plus tard, devant la commission mixte paritaire, il affirma « j’ai défendu ce projet, avec la conviction profonde que notre pays n’avait que trop tardé à reconnaître sa responsabilité vis-à-vis des victimes des essais nucléaires ». De son côté, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, en 2013 lors de la discussion de la modification de la loi de 2010, n’a jamais utilisé les mots « responsable » ni « responsabilité », ces termes n’apparaissant pas non plus dans les discussions au Parlement. Toutefois, au cours des débats en 2010, la solidarité a été invoquée, mais moins fréquemment que la responsabilité.

Au demeurant, la lecture de l’étude d’impact qui renforce, selon le Conseil d’État, le rôle exclusif de la solidarité nationale (« La création d’un tel dispositif devrait induire une réduction du nombre des contestations, notamment les recours en responsabilité contre l’État »), révèle une formule pouvant conduire, au contraire, à considérer que l’État est le seul responsable (« C’est l’État qui prend à sa charge l’indemnisation du préjudice sans exercer d’action récursoire d’aucune sorte »). Car il est l’auteur de tous les essais nucléaires réalisés et en est donc l’unique responsable à tous les points de vue (préparation et réalisation). Au surplus, l’étude d’impact souligne que l’idée de mettre en place un fonds d’indemnisation n’a pas été retenue, ce qui peut laisser penser que la solidarité nationale serait écartée au profit de la responsabilité7. Enfin, l’étude d’impact justifie le recours à la loi en se référant à la décision du Conseil constitutionnel du 17 décembre 1992 selon laquelle les dispositions de la loi déférée à son contrôle « qui concernent la responsabilité de la puissance publique en matière de dommages de guerre touchent aux principes fondamentaux “des obligations civiles” dont la détermination relève de la loi en vertu de l’article 34 de la Constitution »8, comme si le projet de loi concernait une hypothèse de responsabilité. Ceci ne doit toutefois pas faire oublier la compétence du législateur aussi au titre de la solidarité nationale9.

Ainsi, si les prises de parole présidentielle restent imprécises, les travaux parlementaires font apparaître que la loi de 2010 est une réponse à la détresse des victimes et la marque de la reconnaissance par l’État de sa responsabilité.

B – Une analyse contentieuse très précise pouvant toutefois être discutée

La solidarité nationale constitue donc, pour le Conseil d’État, la sève du processus d’indemnisation, s’inscrivant dans la logique de précédents avis contentieux10. Or, les membres de la doctrine sont partagés quant à sa raison d’être du dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires oscillant entre responsabilité de l’État et solidarité envers les victimes. Selon Jean-Marie Pontier, la « loi paraît s’inscrire dans le cadre des régimes législatifs de responsabilité »11. Pour Isabelle Poirot-Mazères, « par la loi votée, même sans l’affirmer explicitement en ces termes, l’État a décidé d’assumer sa responsabilité »12. Laura Jaeger qualifie ce dispositif législatif de « régime spécial de responsabilité »13, Didier Truchet de responsabilité sans fait14 et Thibault Leleu de responsabilité sans faute15. Au contraire, Benoît Plessix range la loi de 2010 dans le devoir de solidarité16, tout comme Jacques Petit17. Jacques Moreau est moins affirmatif écrivant que nous sommes « plus proche de l’assurance que de la responsabilité »18.

La position du Conseil d’État devrait ainsi mettre un terme aux discussions doctrinales à ceci près qu’elle peut être discutée. En effet, plusieurs arguments tendraient à faire croire que l’on est en présence d’un nouveau régime législatif de responsabilité. En premier lieu, personne ne peut contester que les essais nucléaires ont été décidés, menés et interrompus définitivement par l’État. Il apparaît comme le seul et unique responsable des conséquences sanitaires provoquées par certains tirs. Or la responsabilité s’appuie sur le lien entre le responsable et la victime, ce qui est bien le cas en l’espèce. La solidarité ne paraît donc pas avoir sa place. Mais toute la difficulté réside dans le fait que l’État est à la fois le seul auteur des essais nucléaires (donc le seul responsable des effets de ceux-ci) mais aussi la collectivité constitutionnellement en charge de mettre en œuvre la solidarité. En second lieu, tout régime de responsabilité repose sur le triptyque fait générateur imputable à un responsable/fait générateur dommageable/lien de causalité. Or l’ensemble de ces éléments apparaissent dans le régime d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Tel n’est pas le cas lorsque le législateur met en œuvre la solidarité nationale où l’imputabilité du dommage au responsable n’apparaît pas en première intention mais seulement une fois la victime indemnisée par le fonds, l’indemnisation du dommage étant, d’emblée, imputée à un patrimoine qui n’est pas responsable. En troisième lieu, le refus parlementaire de créer un fonds d’indemnisation, dont la raison d’être est la garantie sociale et dont la philosophie consiste à imputer la charge de l’indemnisation à une structure qui n’est en rien responsable de l’événement préjudiciable, ne prouve-t-il pas la volonté législative de reconnaître la responsabilité de l’État ? Ainsi, il n’y avait pas besoin de créer un fonds puisque l’auteur a clairement été identifié, les essais nucléaires ayant été menés par l’État et sous sa seule responsabilité. En quatrième lieu, c’est l’État qui finance seul l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Cela pourrait amener à considérer qu’il est seul responsable au titre de l’une de ses fonctions régaliennes (assurer la sécurité du pays par la dissuasion nucléaire). En dernier lieu, les débats parlementaires ont fait apparaître le sentiment profond du ministre de la Défense et de certains parlementaires : la loi en discussion serait la marque de la responsabilité de l’État. Mais il s’agit d’une notion protéiforme puisqu’au-delà de la responsabilité juridique, il existe aussi la responsabilité morale. Or l’État peut-il, par ses représentants, reconnaître qu’il est moralement responsable ? Puisque le législateur, d’abord, le juge administratif, ensuite, génèrent des régimes de responsabilité à la charge de l’État, régimes de nature juridique, on ne voit pas pourquoi les représentants de l’État ne pourraient pas faire peser sur celui-ci une responsabilité morale. Dès lors, il semble que le législateur ait souhaité, par cette loi, consacrer une responsabilité morale de l’État19 alors que la responsabilité juridique de ce dernier serait plus implicite.

D’autres arguments dénotent la difficulté à qualifier le régime législatif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires de régime de responsabilité. En premier lieu, si le financement de l’indemnisation est assuré par l’État, cela peut aussi s’expliquer parce qu’il agit au nom de la solidarité nationale. En second lieu, la loi de 2010 consacre un régime d’indemnisation censé être plus favorable aux victimes et à leurs ayants droit et constituant la voie normale excluant, dès lors, d’agir, en responsabilité, devant le juge administratif. C’est d’ailleurs l’analyse du Conseil d’État pour qui la procédure devant le CIVEN est non seulement amiable mais aussi « exclusive de toute recherche de responsabilité ». Il est vrai que le CIVEN, devenu une autorité administrative indépendante depuis 2013, a pour tâche, depuis 2010, d’instruire les affaires en vérifiant que les conditions posées par la loi (d’un point de vue spatial, au plan temporel, au niveau procédural et en ce qui concerne la condition du risque négligeable ou non) sont respectées et, depuis 2013, de décider d’allouer une indemnisation ou pas. Le processus a été ainsi conçu pour unifier le régime permettant aux victimes, quel que soit leur statut (civils, militaires…) et leur nationalité, d’obtenir une indemnisation plus facilement par le recours à la présomption de causalité (le risque négligeable) présenté comme l’outil devant permettre de faciliter l’indemnisation. Le recours au juge pourra intervenir si aucune offre n’a été présentée par le CIVEN ou que l’offre est jugée insatisfaisante par le demandeur. En troisième lieu, le CIVEN agissait avant la réforme de 2013 en toute indépendance du pouvoir politique, ce que la réforme de 2013 a confirmé. Son action d’instruction des demandes et, désormais, de proposition d’une indemnisation ou de refus de faire une offre s’inscrit d’évidence dans la démarche des fonds d’indemnisation et de garantie, agissant au titre de la solidarité. Précisément, si l’on se réfère à la classification présentée par Jonas Knetsch dissociant les « fonds rétrospectifs » et les « fonds prospectifs »20, il apparaît que la frontière entre ces derniers et le CIVEN est ténue. Outre la présomption de causalité, l’encadrement spatial, temporel et humain, les pouvoirs d’investigation, le désistement de toute action juridictionnelle en cours du fait des mêmes chefs de préjudice dans l’hypothèse d’une acceptation de l’offre, il s’agit, comme avec les fonds d’indemnisation « rétrospectifs », d’une réponse des pouvoirs publics à une catastrophe collective ayant « révélé des dysfonctionnements de l’administration publique… »21, dont le financement pèse sur l’État, en cherchant à limiter les recours contentieux et à restaurer l’harmonie sociale.

L’affirmation du Conseil d’État fait ainsi apparaître un nouveau type de structure, le CIVEN, devenu, depuis 2013, une autorité administrative indépendante agissant au nom de la solidarité nationale à côté de la solution classique consistant à créer un fonds d’indemnisation ou de garantie. Or ce qui a été présenté en 2013 comme une évolution importante parce qu’elle permettait d’accroître l’autonomie du CIVEN par rapport à un établissement public n’est, en fait, que la traduction juridique de la réalité puisque le ministre suivait systématiquement les « recommandations » du CIVEN.

II – La solidarité nationale, seule justification au dispositif d’indemnisation : une affirmation aux effets non négligeables

L’affirmation par le Conseil d’État d’une mise en place d’un dispositif d’indemnisation des conséquences sanitaires des essais nucléaires au titre de la solidarité nationale emporte un effet pour le moins classique : l’État ne peut pas être qualifié de « tiers responsable » (B). Il amène aussi le Conseil d’État a affirmé que toutes difficultés contentieuses liées à la mise en œuvre de la loi de 2010 « relève exclusivement du plein contentieux » (A).

A – Le rattachement de l’indemnisation au seul contentieux de pleine juridiction

La procédure d’indemnisation des victimes discutée et adaptée en 2010 et en 2013, si elle a donné lieu à des critiques de parlementaires (certains regrettant qu’il n’ait pas été mis en place un fonds d’indemnisation, d’autres proposant en vain que les ayants droit puissent obtenir réparation de leur propre préjudice), a aussi été l’objet d’une autosatisfaction exagérée de certains élus. Certes, la loi promulguée s’inscrit explicitement dans une logique de reconnaissance des victimes et d’indemnisation de celles-ci, ce que l’on doit louer. Mais fallait-il aller jusqu’à affirmer que le texte apportait « une juste réparation aux victimes »22, que la loi de 2010 « permettra de solder ce contentieux, de tourner la page des essais nucléaires “grandeur nature” »23 alors que seule l’application dans la durée d’une procédure permet de dresser un bilan ? Or, celui-ci est négatif car peu de demandes ont été satisfaites alors que la voie contentieuse a particulièrement prospéré24.

Justement, la loi de 2010 ne précisait pas si les demandeurs, n’ayant pas obtenu satisfaction pécuniaire, pourraient agir et alors devant quel ordre de juridiction. Ce silence peut être facilement supplanté. L’action contentieuse devant le juge administratif était la seule possible. En effet, dans le texte adopté en 2010, c’est le ministre de la Défense qui, suite à la recommandation et donc au travail en amont du CIVEN, décidait d’allouer une indemnisation ou de refuser de présenter une offre. Cela s’inscrit dans la logique du droit administratif et de la compétence du juge administratif : une décision administrative faisant nécessairement grief, qu’elle soit explicite ou non. Dès lors, seul le juge administratif avait vocation à intervenir. Les modifications apportées en 2013 quant à la nature juridique du CIVEN et à sa compétence pour présenter des offres ne changent rien puisque les autorités administratives indépendantes sont « insérées dans l’État au nom duquel elles agissent »25.

Restait à déterminer la nature du contentieux concernant l’offre, le refus d’offre ou le silence face à une demande. Ce n’est pas une question abstraite mais une interrogation cruciale puisque la réponse donnée conditionne, au stade de l’élaboration de la requête et donc de l’accès au juge administratif, les moyens invoqués par les parties et, au niveau de l’office de ce dernier, l’étendue de ses pouvoirs26. Aucunes cours administratives d’appel n’a substitué son analyse à la décision du ministre, n’a déterminé le montant de l’indemnisation à verser, n’a imposé le paiement d’une somme d’argent à un demandeur27. Cela ne serait donc pas un contentieux de pleine juridiction. Si certaines ont enjoint le ministre à faire une offre, cela ne prouve pas qu’il s’agisse d’un plein contentieux, le juge de l’excès de pouvoir disposant aussi de cette compétence.

La cour administrative d’appel de Paris a décidé d’interroger le Conseil d’État afin de savoir si le contentieux de l’indemnisation est seulement un contentieux de pleine juridiction, exclusivement un contentieux de l’excès de pouvoir ou « la victime dispose-t-elle d’un droit d’option ? ». On peut être surpris, d’emblée, par la façon dont la question est formulée. En effet, si le contentieux relevait de la responsabilité, il se rattacherait nécessairement au plein contentieux, ne nécessitant pas un avis contentieux. Le juge administratif disposerait alors du pouvoir d’annuler, de réformer la décision, d’exercer un pouvoir de substitution, de condamner au versement d’une somme d’argent due, d’adresser une injonction ou d’imposer une astreinte28. Mais comme le contentieux se rattache à la solidarité, la question de la nature du contentieux devait-elle être posée ? Pour répondre, il faut identifier si l’une des multiples situations relevant du plein contentieux pourrait accueillir le contentieux de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Or, selon Laferrière, relève du plein contentieux « d’une manière générale les conventions d’où résulte une créance contre l’État, à moins qu’elles n’aient le caractère de contrats prévus et régis par le droit privé »29. Cette hypothèse correspond à celle rencontrée par les victimes des essais nucléaires puisqu’elles contestent devant le juge le montant de l’offre proposée, le refus de faire une offre ou le silence du ministre et désormais du CIVEN. Il s’agit bien, selon elles, d’une créance qui leur est due. Ainsi, le recours a un objet pécuniaire, ce qui relève de l’une des hypothèses du recours de plein contentieux. D’autant plus qu’en l’espèce, ce qui reste une des caractéristiques du plein contentieux, un droit subjectif (personnel) est en cause30, droit qui aurait été violé. Néanmoins, les requérants contestent une décision ou une décision implicite de rejet, ce qui rapproche ce recours d’un contentieux objectif et donc du recours pour excès de pouvoir. À ceci près que le juge du plein contentieux peut être saisi aussi d’une demande d’annulation. Ne s’agirait-il pas alors d’un « recours objectif concluant à une condamnation pécuniaire »31 ? Car, en l’espèce « une personne a ou prétend avoir droit à une certaine somme d’argent, par application de dispositions législatives ou réglementaires… »32. Si le requérant sollicite seulement l’annulation de la décision, le recours sera traité comme un recours pour excès de pouvoir, mais, s’il demande aussi la condamnation au paiement d’une somme d’argent, le recours sera traité au titre du plein contentieux.

Le Conseil d’État en 2016 ne fait pas œuvre pédagogique peut-être parce que pour lui l’évidence s’impose : le contentieux de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, prenant appui sur la solidarité nationale, relève « exclusivement » du plein contentieux. Cette position interdit donc tout droit d’option entre contentieux de l’excès de pouvoir et contentieux de pleine juridiction, seul ce dernier étant ouvert. C’est probablement la nature du contentieux sur lequel il peut être appelé à statuer qui exige que le juge dispose de pouvoirs plus étendus. Car il pourra condamner l’État à verser une somme d’argent ou remplacer la décision du CIVEN par une décision plus favorable aux victimes sans se contenter d’annuler la décision d’octroi ou de refus d’octroi d’une indemnisation. Au demeurant, parce qu’il s’agit exclusivement d’un contentieux de pleine juridiction, le juge devra apprécier la situation à la date à laquelle il statuera33. La position du Conseil d’État est donc favorable aux victimes en dépit de l’obligation du ministère d’avocat.

Ainsi, le plein contentieux existe encore en dépit des propositions de membres de la doctrine favorables à l’abandon de la distinction entre recours de plein contentieux et recours pour excès de pouvoir34, qui doit, toutefois, être relativisée par l’« hybridation continue de l’excès de pouvoir et du plein contentieux »35 qui existe.

B – L’impossible droit de subrogation des tiers-payeurs contre l’État

En vertu de l’article L. 376-1 du Code de la sécurité sociale, les caisses de sécurité sociale sont tenues de servir à l’assuré ou à ses ayants droit les prestations dont ils ont droit au titre des lésions subies « sauf recours de leur part contre l’auteur responsable de l’accident dans les conditions ci-après. Les recours subrogatoires des caisses contre les tiers s’exercent poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel ». L’article 42 de la délibération de l’assemblée territoriale de la Polynésie française du 17 février 1974 modifié reprend ce dispositif en précisant que « l’organisme de gestion est subrogé de plein droit à l’intéressé ou à ses ayants droit dans leur action contre le tiers responsable pour le remboursement des dépenses que lui occasionne l’accident ou la blessure ».

La troisième question posée par la cour administrative d’appel de Paris consistait ainsi à savoir si la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française était en droit d’agir en subrogation contre l’État afin d’obtenir le remboursement de ses débours. Ainsi, l’État a-t-il la qualité de tiers responsable ? La réponse à cette question est liée à la raison d’être du processus législatif consacrée en 2010. Affirmer qu’il s’agit d’un nouveau régime législatif de responsabilité, autoriserait l’action des caisses de sécurité sociale (sur le territoire métropolitain ou en Polynésie), en qualité de tiers payeur, contre l’État puisqu’il serait alors « tiers responsable ». Estimer, au contraire, que ce dispositif repose sur la solidarité, interdirait toute action subrogatoire contre l’État puisqu’il n’aurait pas la qualité d’auteur responsable. Dès lors, le choix conceptuel va rejaillir sur la marge de manœuvre des caisses de sécurité sociale afin de se faire rembourser par l’État ou, au contraire, se voir dénier toute faculté d’obtenir un remboursement.

Cette problématique a déjà donné lieu à une analyse du Conseil d’État afin de savoir si une caisse de sécurité sociale est en droit d’exercer une action subrogatoire contre l’ONIAM. D’abord, en 2010, à la question de savoir si la compétence de l’ONIAM en matière d’indemnisation des victimes de vaccinations obligatoires au titre de la solidarité nationale faisait obstacle à l’exercice, par les tiers payeurs, d’un recours subrogatoire, les juges du Palais-Royal ont répondu positivement36. Ensuite, en 2011, une nouvelle question a été posée au Conseil d’État à propos cette fois de l’ONIAM qui a été substitué, par la loi, à l’Établissement français du sang dans toutes les procédures en cours concernant les contaminations par l’hépatite C n’ayant pas donné lieu à décision irrévocable. La haute juridiction administrative a jugé que les attributions législatives données à ce dernier l’ont été au titre de la solidarité nationale excluant, dès lors, de le considérer comme « tiers responsable » sauf lorsque le législateur en a décidé ainsi37. Pour ce qui est des conséquences sanitaires des essais nucléaires, l’affirmation par le Conseil d’État que le dispositif législatif trouve sa raison d’être dans la solidarité nationale, interdit donc de considérer l’État comme responsable et donc comme « tiers responsable ».

Reste un dernier élément à aborder. Contrairement aux avis contentieux rendus par le Conseil d’État en 2010 et 2011 où c’est un fonds d’indemnisation qui était actionné par une caisse de sécurité sociale estimant pouvoir se faire rembourser les sommes engagées dans l’intérêt des victimes, ici, ce n’est pas le CIVEN vers lequel s’est tourné la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française mais l’État. Or, il était logique, avant 2013, d’agir contre l’État puisque c’était le ministre de la Défense qui était compétent pour faire une offre et non le CIVEN. En est-il de même depuis 2013 ? Certes, le CIVEN est désormais seul compétent pour faire une offre d’indemnisation. Mais sa qualité d’autorité administrative indépendante ne le détache pas juridiquement de l’État. Dès lors, sa transformation en autorité administrative indépendante n’a pas d’effet juridique sur le débiteur éventuel, contrairement à ce qui se produit avec les fonds d’indemnisation dotés de la personnalité juridique.

L’avis contentieux du Conseil d’État comble l’imprécision de la législation relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. S’il interdit, logiquement, aux caisses de sécurité sociale de se retourner contre l’État, le rattachement au contentieux de pleine juridiction du contentieux généré par l’offre ou le refus d’offre du CIVEN, s’il présente des avantages, ne signifie pas que les victimes obtiendront plus facilement gain de cause. Car le nœud gordien tient à l’une des conditions d’indemnisation qui, dans la majorité des cas, est renversée par le CIVEN : la présomption de causalité tenant à la démonstration que le risque est négligeable38. Or 9 mois après l’annonce, par le président de la République, que la notion de risque négligeable serait précisée par voie de décret, l’attente est toujours là. Elle reste insupportable pour les victimes et leurs ayants droit…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Borghetto M., La notion de fraternité en droit public français, le passé, le présent, l’avenir de la solidarité, 1993, LGDJ.
  • 2.
    À propos de la rafle du Vélodrome d’hiver : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français ».
  • 3.
    CE, 2 avr. 2002, n° 238689.
  • 4.
    Selon le rapporteur du projet de loi devant l’Assemblée « l’État est responsable », pour celui du Sénat « c’est l’honneur de la République de reconnaître la responsabilité de l’État dans les souffrances que supportent aujourd’hui ceux qui l’ont servi hier ». Pour d’autres députés « seul l’État est responsable » (Voisin M., AN, 25 juin 2009), « c’est l’honneur de la République que de reconnaître la responsabilité de l’État… » (Garot G., AN, 25 juin 2009).
  • 5.
    Cléach M.-P., Sénat, 5 oct. 2009.
  • 6.
    Interview, 26 nov. 2008, www.le-nouveaucentre.org.
  • 7.
    V. infra.
  • 8.
    Cons. const., 17 déc. 1992, n° 92-171 L.
  • 9.
    CE, 10 déc. 1962, Société indochinoise de constructions électriques, Rec. p. 676.
  • 10.
    V. infra, à propos de certaines compétences exercées par l’ONIAM.
  • 11.
    L’indemnisation des victimes d’essais nucléaires français, AJDA 2010, p. 676 et s.
  • 12.
    « La loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français : enfin… ? », RDSS 2010, p. 662 et s.
  • 13.
    Jaeger L., Nucléaire et santé Recherche sur la relation entre le droit nucléaire et le droit de la santé, Thèse de doctorat, 2014, université d’Aix-Marseille, p. 523 et s.
  • 14.
    Truchet D., Droit administratif, 5e éd., 2013, PUF, p. 432 et s.
  • 15.
    Leleu T., Essai de restructuration de la responsabilité publique. À la recherche de la responsabilité sans fait, 2014, LGDJ, p. 67 et s.
  • 16.
    Plessix B., Droit administratif général, 2016, LexisNexis, p. 632.
  • 17.
    Petit J., Droit administratif, 8e éd., 2013, LGDJ, p. 580.
  • 18.
    Moreau J., « La responsabilité administrative », in Traité de droit administratif, 2011, Dalloz, p. 631 et s., p. 638.
  • 19.
    Selon le député Aly A., le projet de loi « marque essentiellement une reconnaissance morale du principe de la dangerosité des essais nucléaires. C’est une avancée réelle même si elle se limite à l’ordre du symbolique, car votre texte est, en l’état principalement une loi mémorielle » (AN, 25 juin 2009). Pour le député Colombier G. : « nous pouvons aujourd’hui reconnaître que nous avons un devoir moral envers ceux qui ont servi loyalement notre pays » (AN, 25 juin 2009).
  • 20.
    Knetsch J., Le droit de la responsabilité et les fonds d’indemnisation, Thèse, 2013, LGDJ, p. 97 et s. Type de fonds destiné à gérer « les suites de faits dommageables de grande ampleur », les fonds prospectifs concernant des dommages qui risquent de frapper des victimes dans le futur.
  • 21.
    Idem, p. 98.
  • 22.
    Teissier G., in Rapport au nom de la commission mixte paritaire, AN, 1er déc. 2009/Sénat 1er déc. 2009.
  • 23.
    Cléach M.-P., AN, 22 déc. 2009.
  • 24.
    Au 1er mai 2016, sur 1 059 dossiers déposés, seulement 20 ont fait l’objet d’une proposition (17 par le ministre de la Défense et 3 par le CIVEN), v. www.gouvernement.fr/civen. 10 arrêts rendus par le Conseil d’État, plus de 30 arrêts issus de cours administratives d’appel.
  • 25.
    « Ces autorités ont en commun (…) d’agir au nom de l’État sans être subordonnées au Gouvernement et de bénéficier (…) de garanties qui leur permettent d’agir en pleine autonomie (…) », CE, rapport public 2000, Les autorités administratives indépendantes, p. 257.
  • 26.
    « On sait ce qu’est le contentieux de pleine juridiction ; un juge y est saisi d’un litige (…) avec le pouvoir de statuer, de substituer une décision à celle des autorités administratives (…) dans le contentieux de l’annulation le juge ne fait qu’annuler des décisions administratives sans y substituer la sienne propre », Hauriou M., La gestion administrative étude théorique de droit administratif, 1899, Librairie de la société du recueil général des lois et arrêts, p. 33.
  • 27.
    Les tribunaux administratifs ont majoritairement rejeté les demandes. Lorsqu’ils ont annulé la décision du ministre, ils ont souvent enjoint à celui-ci de faire une offre ou de saisir le CIVEN. Ils ont rarement demandé une expertise avant de statuer sur les conclusions indemnitaires ou condamné l’État à verser une indemnisation.
  • 28.
    Pour Poirot-Mazères I. qui estime que le dispositif consacre un régime de responsabilité, il s’agit bien de« recours de pleine juridiction devant le juge administratif, qui (…) peut (…) statuer (…) sur la légalité de la décision mais aussi sur le montant de l’indemnisation », op. cit.
  • 29.
    Laferrière E., Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 1887, Berger-Levrault, préf., p. XVI.
  • 30.
    « Un juge de plein contentieux n’est pas seulement saisi d’une décision, mais il est aussi, et souvent même d’abord, saisi d’une situation », Domino X. et Bretonneau A., « Les terres mêlées du plein contentieux » : AJDA 2016, p. 1845 et s.
  • 31.
    Chapus R., Droit du contentieux administratif, 13e éd., 2008, Montchrestien, p. 240.
  • 32.
    Idem.
  • 33.
    Ce qui présente des avantages mais aussi un inconvénient, v. Bailleul D., L’efficacité comparée des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux objectif en droit public français, 2002, Bibliothèque de droit public, LGDJ, t. 220, p. 238.
  • 34.
    Waline J., « Plein contentieux et excès de pouvoir », RDP 2015, p. 1551 et s.
  • 35.
    Liéber S.-J. et Botteghi D., « L’étoile du recours pour excès de pouvoir pâlirait-elle encore ? », AJDA 2009 p. 583 et s.
  • 36.
    CE, avis, 22 janv. 2010, n° 332716. Or, CSP, art. 3111-9 se réfère explicitement à la solidarité nationale.
  • 37.
    CE, avis, 18 mai 2011, n° 343823. Établissement français du sang, n° 343823.
  • 38.
    Lamoureux M., « Les probabilités négligeables de causalité. À propos de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires », Énergie, Environnement, Infrastructures 2016, étude n° 7.