Encore un effort pour doter la France d’une véritable « class action » efficace

Publié le 23/03/2023

Aux USA, les class actions constituent un enjeu démocratique majeur et contribuent à la protection des consommateurs et des citoyens contre l’influence délétère du big business sur les autorités publiques. En France et en Europe, le mécanisme de la class action est défié et son efficacité cantonnée.

La proposition de loi Vichniesky-Gosselin s’inscrit dans cette vision consistant à proclamer un régime juridique des actions de groupe sans pour autant lever tous les obstacles législatifs et pratiques. Dans les faits, ces derniers entravent encore la mise en œuvre d’une véritable class action dont les puissants effets régulateurs pourraient permettre de lutter contre l’aléa moral.

Encore un effort pour doter la France d’une véritable « class action » efficace
©Olivier Le Moal / AdobeStock

Face au retour des « féodalités économiques » et du séparatisme – réel – des marchés qui remettent en cause les bases de notre contrat social, la justice est souvent impuissante. Trop lente, trop chère pour les demandeurs, trop clémente avec les fautifs, elle remplit mal sa mission réparatrice.

L’action collective peut être un moyen puissant de restituer du pouvoir et de l’influence aux citoyens et aux consommateurs. Mais, au pays de Voltaire et de Rousseau, elle a mauvaise presse et représente encore, pour certains, une menace envers les entreprises et l’innovation.

Aux États-Unis, pays de la libre concurrence, la class action constitue un robuste aiguillon pour les entreprises et supplée, souvent, les carences d’un État peu protecteur des plus faibles. La justice équilibre alors cette relation en luttant contre la mainmise du pouvoir économique sur les politiques.

Malheureusement en France, la réalité n’a rien à voir avec les indemnisations spectaculaires qui ont inspiré plusieurs cinéastes américains. « Erin Brockovich, seule contre tous », incarnée par Julia Roberts, n’aurait pas pu exister dans notre pays.

La loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite loi Hamon, qui a introduit l’« action de groupe » en droit français, reste une loi de compromis. Neuf ans après son entrée en vigueur, les très fortes contraintes juridiques imposées sous la pression du MEDEF ont eu pour conséquence d’empêcher presque toute action de groupe de prospérer.

Ce constat partagé par tous les acteurs a conduit Mme Laurence Vichnievksy et M. Philippe Gosselin à proposer une révision de la loi. Si cette proposition de loi adoptée à l’unanimité en première lecture par l’Assemblée nationale contient incontestablement des avancées, force est de constater qu’elle reste en deçà des attentes des citoyens. En effet, elle ne remet pas en cause le dogme de l’opt-in, refuse les dommages et intérêts punitifs et ne dote pas les demandeurs d’une arme puissante pour rivaliser avec le secret des affaires. Se pose alors la question de savoir si les pouvoirs publics ont conscience que ce texte en demi-teinte affaiblit la place de Paris au bénéfice d’autres capitales européennes qui jouent le jeu d’instaurer une « vraie » class action.

Les avancées

Le caractère universel de l’action de groupe. On se souvient que l’action de groupe de première mouture était circonscrite aux litiges de droit de la consommation. Il a fallu attendre les lois de modernisation du système de santé et « Justice pour le XXIe siècle » pour voir d’autres domaines d’application ouverts par le législateur. Cependant, l’action de groupe ne s’appliquait que limitativement à la consommation, à la santé, à la discrimination au travail, à la protection des données ainsi qu’à l’environnement. Pour pallier ce cantonnement, des actions collectives conjointes se sont développées, offrant plus de souplesse et de liberté d’organisation. Avec le nouvel article 2053 du Code civil, la donne change radicalement. En effet, le législateur définit l’action de groupe en termes généraux : « Lorsque plusieurs personnes physiques ou morales, placées dans une situation similaire, subissent un même dommage ou des dommages de même nature causés par une personne, agissant dans l’exercice ou à l’occasion de son activité professionnelle, ayant pour cause commune un même manquement ou un manquement de même nature de l’auteur du dommage à ses obligations légales ou contractuelles, une action de groupe peut être exercée pour leur compte en justice, au vu des cas individuels présentés par le demandeur, dans les conditions fixées au présent titre ». Le deuxième alinéa de l’article 2053 précise que l’objectif de l’action réside « soit dans la cessation des manquements » constatés, « soit dans la réparation des préjudices ». Cette définition couvre aussi bien les litiges civils (responsabilité médicale notamment) que les litiges commerciaux (principalement le private enforcement en droit de la concurrence) et prud’homaux (licenciement collectif).

Pour les litiges soumis aux juridictions administratives, l’article 77-10-3 du Code de la justice administrative est abrogé. Le nouvel article 77-10-3 dispose que « lorsque plusieurs personnes physiques ou morales, placées dans une situation similaire, subissent un même dommage ou des dommages de même nature causés par une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public, ayant pour cause commune un même manquement ou un manquement de même nature de l’auteur du dommage à ses obligations légales ou contractuelles, une action de groupe peut être exercée pour leur compte en justice, au vu des cas individuels présentés par le demandeur, dans les conditions fixées au présent chapitre ».

Force est de constater que le texte ne prévoit aucune disposition pour permettre d’organiser des actions de groupe en matière constitutionnelle. Dans ce domaine, le « bricolage » sera toujours possible en agissant indirectement par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ou directement par la pratique du « mémoire porte étroite ». Il faudra alors attendre que le Conseil constitutionnel se transforme en Cour constitutionnelle et respecte – enfin – les principes élémentaires d’impartialité, de transparence et de respect du contradictoire. Mais cela est un autre sujet.

Ouverture de l’action de groupe à tous les préjudices. Le législateur était venu exclure le préjudice moral du champ d’application de la loi notamment en matière d’action de groupe santé. Cela avait des conséquences pratiques importantes. En effet, le préjudice moral, d’anxiété par exemple, présente l’avantage de pouvoir être traité de manière globale et unique pour tous les demandeurs, sans qu’il soit besoin de passer par une expertise. C’est ce qui a prévalu dans l’affaire Levothyrox au sein de l’action collective conjointe regroupant 3 300 demandeurs (Cass. 1re civ., 16 mars 2022, n° 20-19786). Autrement dit, le préjudice moral est particulièrement adapté à l’action de groupe. À l’opposé, le préjudice corporel (ou le préjudice commercial) nécessite une forte individualisation qui passe le plus souvent par une expertise individuelle. Dans le cadre de la liquidation du préjudice corporel, tout l’avantage de l’action de groupe est perdu. Les tribunaux devaient supporter la multiplication des procédures (d’abord d’expertise et ensuite au fond), ce qui conduit immanquablement à un allongement déraisonnable des délais de traitement. La proposition de loi apporte une réponse simple et efficace : une action de groupe qui permet la « réparation des préjudices, quelle qu’en soit la nature, subis du fait de ce manquement ».

Toutefois, la proposition de loi ne remet pas en cause l’un des vices principaux de la loi Hamon et des lois subséquentes qui imposent une double procédure : une procédure collective pour établir le manquement et une procédure individuelle pour liquider les préjudices, sauf improbable meilleur accord en l’état du comportement des acteurs économiques.

Extension de la qualité pour agir. L’une des principales raisons de l’échec de l’action de groupe résidait dans les personnes ayant qualité pour agir. Seules les associations de plus de cinq ans d’ancienneté et agréées par l’État ainsi que les syndicats, pouvaient initier une action de groupe.

Si la proposition de loi reconnaît toujours la qualité pour agir aux associations agréées et aux syndicats, la compétence des syndicats est désormais limitée et spécialisée à la lutte contre les discriminations et à la protection des données personnelles.

À cela s’ajoutent, et là réside la nouveauté :

  • les « associations régulièrement déclarées depuis deux ans au moins dont l’objet statutaire comporte la défense d’intérêts auxquels il a été porté atteinte » ;
  • les « associations agissant pour le compte d’au moins cinquante personnes physiques se déclarant victimes d’un dommage causé dans les conditions prévues » par l’article 2053 nouveau ;
  • les « associations agissant pour le compte d’au moins dix personnes morales de droit privé inscrites au registre du commerce et des sociétés et ayant chacune au moins deux ans d’existence, se déclarant victimes d’un dommage » ;
  • les « associations agissant pour le compte d’au moins cinq collectivités territoriales se déclarant victimes d’un dommage ».

Le législateur peut se féliciter de cette timide ouverture, mais cette dernière dissimule mal sa suspicion (illégitime) à l’égard de la profession d’avocat.

En effet, cet auxiliaire de justice mal aimé est suspecté de se comporter comme un vulgaire industriel pour qui la vie des victimes est un commerce juteux. Comme la directive n° 2020-1828 du 25 novembre 2020, le législateur français craint les abus de recours à l’action de groupe qui viendraient affaiblir les industriels et autres professionnels, tout en créant une industrie de l’action collective. Cet argument classique et réactionnaire de la pente glissante ne résiste pas à l’examen. Il suffit de constater qu’aux États-Unis, les class actions n’ont pas empêché le développement économique et l’innovation. On peut avancer l’hypothèse qu’elles contribuent à la tonicité de l’économie américaine.

Disons-le autrement, le législateur préfère que les industriels et autres acteurs économiques profitent et abusent de leur position de force contre les consommateurs plutôt que de reconnaître aux avocats un rôle d’intérêt public lequel bénéficierait à toute la société : d’abord en indemnisant les victimes ; ensuite en jouant le rôle de régulateur, que les pouvoirs publics oublient trop souvent d’exercer. Le dossier Chlordecone est, à ce titre, symptomatique : trop souvent, des impératifs économiques l’emportent sur des impératifs de santé publique ou de protection de l’environnement.

Une procédure toujours complexe. La procédure comprend toujours deux étapes.

Dans un premier temps, le juge statue sur la responsabilité du défendeur. À cette occasion, il définit le groupe de personnes, fixe les critères de rattachement au groupe et détermine les préjudices « devant faire l’objet d’une réparation pour chacune des catégories de personnes constituant le groupe qu’il a défini » (C. civ., art. 2054-2). Une fois la responsabilité du défendeur établie, le juge « ordonne, à la charge de ce dernier, les mesures de publicité adaptées pour informer de cette décision les personnes susceptibles d’avoir subi un dommage causé par le fait générateur constaté ».

Dans un deuxième temps, la loi détaille la procédure de réparation des préjudices qui peut être collective ou individuelle.

  • La proposition de loi prévoit la mise en œuvre d’une procédure collective de liquidation des préjudices à la demande expresse des associations et syndicats. Dans ce cas, le juge « habilite le demandeur à négocier avec le défendeur l’indemnisation des préjudices subis par chacune des personnes constituant le groupe ». Cette disposition ouvre la possibilité d’une transaction globale. De la même façon, un demandeur peut rejoindre une procédure collective de liquidation des préjudices en demandant à se joindre au groupe géré par l’association ou au syndicat. La proposition de loi précise que l’adhésion au groupe n’emporte pas adhésion à l’association ou au syndicat. De même, l’article 2056 du Code civil prévoit le recours à une médiation. La loi contient une imperfection rédactionnelle. L’article 2056-1 prévoit que « tout accord négocié au nom du groupe est soumis à l’homologation du juge, qui lui donne force exécutoire ». On pourrait croire à la lecture de cette disposition qu’elle s’applique tant à l’accord issu de la médiation qu’à celui issu de la négociation collective visée à l’article 2054-2-2. Toutefois, la place de cette disposition ainsi que sa numérotation semblent réserver l’homologation judiciaire aux seuls accords issus d’une médiation : les sénateurs devront veiller à clarifier cette question. Faute de médiation ou d’accord collectif, la proposition de loi organise la liquidation individuelle des préjudices.
  • La proposition de loi prévoit également une procédure individuelle de liquidation des préjudices qui passe par un recensement des personnes souhaitant adhérer au groupe : c’est la consécration de la procédure dite de « opt-in ». Le bénéficiaire doit se manifester expressément, soit auprès de la personne déclarée responsable, soit auprès du demandeur de l’action « qui reçoit ainsi mandat aux fins d’indemnisation » (C. civ., art. 2054-2-3). La proposition de loi prend soin de préciser que « Ce mandat ne vaut ni n’implique adhésion à l’association ou au syndicat demandeur. Il est donné aux fins de représentation pour l’exercice de l’action de groupe et, le cas échéant, pour faire procéder à l’exécution forcée du jugement prononcé à l’issue de cette procédure ». Elle prévoit que la personne déclarée responsable « procède à l’indemnisation individuelle des préjudices résultant du fait générateur de responsabilité, subis par les personnes remplissant les critères de rattachement au groupe et ayant adhéré à celui-ci ». En cas de désaccord, la victime peut saisir le juge de l’action de groupe dans les limites de sa décision initiale en reconnaissance de responsabilité et en détermination des préjudices.

Création d’une sanction civile. L’article 2055 du Code civil prévoit une sanction civile pouvant atteindre jusqu’à « 5 % du chiffre d’affaires hors taxes le plus élevé réalisé en France lors d’un des trois exercices clos antérieurs à celui au cours duquel la faute a été commise ». Cette sanction est prononcée par le juge « à la demande de la victime ou du ministère public », dès lors que « l’auteur du dommage a délibérément commis une faute en vue d’obtenir un gain ou une économie, ayant contribué en tout ou partie au manquement constaté ». Le juge doit motiver « spécialement » sa décision. Le montant de cette sanction est affecté au Trésor public. La proposition de loi précise expressément que « le risque d’une condamnation à la sanction civile n’est pas assurable». La nature juridique de cette sanction n’est pas clairement établie. Il conviendra de vérifier son régime notamment si, en parallèle de la procédure civile, une procédure pénale était intentée. Peut-on cumuler la sanction civile avec d’autres condamnations pécuniaires prononcées par le juge pénal ? En matière de droit de la concurrence, si les autorités françaises ou communautaires ont sanctionné une première fois les participants à une entente (ou à toute autre pratique anticoncurrentielle) par une amende, le professionnel peut-il être sanctionné une deuxième fois pour les mêmes faits à une sanction civile ?

La proposition de loi ne précise pas le sort de cette amende civile : sera-t-elle fondue dans le budget général de l’État ? Contribuera-t-elle à financer le budget de la justice, et notamment celui de l’aide juridictionnelle ? Sera-t-elle gérée par un fond paritaire regroupant l’État et le CNB, destiné à promouvoir les actions de groupe ?

Registre national et clarifications diverses. L’article 2057 du Code civil précise que le Conseil national des barreaux tient un registre public des actions de groupe en cours devant l’ensemble des juridictions. Cependant, la proposition de loi est muette sur les conditions d’informations du CNB et les moyens que la Chancellerie lui octroie pour cette mission de service public. De surcroît, ce registre ne concerne que les actions de groupe : les actions collectives conjointes échappent à un tel recensement.

L’article 2058 prévoit expressément une suspension de la prescription des actions individuelles « en réparation des préjudices résultant des manquements constatés par le juge ou des faits retenus dans l’accord homologué en application de l’article 2056-1 ». Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter de la date à laquelle le jugement n’est plus susceptible de recours ordinaire ou de pourvoi en cassation, ou à compter de la date de l’homologation de l’accord.

L’article 2058-1 reconnaît l’autorité de la chose jugée au jugement de reconnaissance en responsabilité ou d’homologation de l’accord entre les parties.

L’article 2058-2 rappelle utilement que l’adhésion au groupe ne fait pas obstacle au droit d’agir selon les voies de droit commun pour obtenir la réparation des préjudices n’entrant pas dans le champ défini par le jugement en reconnaissance de responsabilité ou d’homologation.

L’article 2058-3 précise qu’action de groupe sur action de groupe ne vaut.

L’article 2058-4 organise une faculté de substitution sur autorisation du juge à l’encontre du demandeur devenu défaillant.

L’article 2058-5 répute « non écrite toute clause ayant pour objet ou pour effet d’interdire à une personne de participer à une action de groupe ».

Enfin, l’article 2058-6 reconnaît une action directe du demandeur contre l’assureur garantissant la responsabilité civile du responsable.

Création de juridictions spécialisées. La proposition de loi prévoit d’amender l’article L. 211-9-2 du Code de l’organisation judiciaire pour permettre la création de « tribunaux judiciaires spécialement désignés, dont la liste est fixée par décret » qui « connaissent des actions engagées sur le fondement du titre XV bis du livre III du Code civil ». Cette disposition semble réserver aux seuls tribunaux judiciaires (ou plutôt à certains d’entre eux) le monopole de traitement des actions de groupe au détriment des juridictions spécialisées (tribunal de commerce ou conseil des prud’hommes) qui auraient pu revendiquer une compétence particulière dans les matières traitées. Par ailleurs, l’article 2053-2 dispose que « sauf dispositions contraires, l’action de groupe est introduite et régie selon les règles de procédure civile ».

Application de la loi dans le temps. La proposition de loi prévoit que le nouveau régime de l’action de groupe ne sera applicable qu’aux actions « dont le fait générateur de la responsabilité du défendeur est postérieur à son entrée en vigueur ». Cela exclut, par exemple, d’appliquer le nouveau régime au dossier Chlordecone tant en matière civile contre les producteurs et les distributeurs de ce pesticide que contre l’État qui a fermé les yeux sur les comportements criminels de certains acteurs économiques.

Pourquoi cette réforme est-elle insuffisante ?

On vient de le voir, la proposition de loi Vichniesky-Gosselin présente les atours d’un régime de l’action de groupe en France. Toutefois, les praticiens restent sur leur faim car cette réforme refuse de créer une véritable class action.

Trois arguments principaux permettent d’être aussi péremptoire : le législateur maintient le régime de l’opt-in, il refuse de restreindre le droit au secret des affaires en créant un véritable droit à la preuve, et il évite le recours aux dommages et intérêts punitifs pour lutter contre la faute lucrative.

Consécration de l’opt-in : la France est-elle en retard d’une guerre (économique) ? Dans l’univers des actions collectives, il existe deux systèmes principaux : dans l’opt-out, le juge autorise l’action collective au profit d’un seul demandeur dès lors qu’il a été démontré l’existence d’un groupe homogène de victimes des mêmes agissements. Dans ce cas, sans le savoir, on peut appartenir à un groupe et, le moment venu, se présenter au guichet pour obtenir son indemnisation. Il est également possible de manifester expressément sa volonté de ne pas en faire partie. C’est le mécanisme qui prévaut aux États-Unis. À l’opposé, dans le système de l’opt-in, il faut manifester expressément sa volonté de rejoindre le groupe. C’est la technique retenue par le projet de loi qui prévoit que « dans les délais et conditions fixés par le juge (…) , les personnes intéressées peuvent se joindre au groupe en se déclarant auprès de l’association ou du syndicat demandeur » (C. civ., art. 2054-2-3). Dans ce dernier cas, les personnes intéressées doivent donner un « mandat aux fins de représentation pour l’exercice de l’action ». Ce choix stratégique n’est pas celui adopté par le droit néerlandais ou portugais, ce qui offre à ces pays un avantage compétitif indéniable pour attirer vers eux tous les demandeurs d’une action représentative européenne. Le projet de loi manque là une occasion de hisser la place judiciaire française au premier rang du dispositif européen d’actions collectives. C’est dommage et pour tout dire dangereux, car cela signe un recul du droit et de la procédure française. Si la prétendue « américanisation » du droit fige les juristes français, qu’ils s’inspirent du recours collectif québécois !

Refus de consacrer une procédure de discovery : le secret des affaires aura-t-il toujours raison ? L’apport de la preuve constitue un passage obligé dans un procès. Il pèse le plus souvent sur le demandeur et le défendeur devient un « fabricant de doute », voire d’ignorance. Il existe une véritable asymétrie de l’information entre eux. En France, la jurisprudence interprète restrictivement l’article 145 du Code de procédure civile et refuse toute forme de « perquisition civile ». Par ailleurs, la loi sur le secret des affaires protège de manière disproportionnée les industriels et leurs complices. Toutefois, à plusieurs reprises, nous avons pu limiter les effets du secret des affaires en faisant prévaloir le droit à l’information, notamment dans des dossiers en matière de santé publique.

Aux États-Unis, l’accès à l’information et la transparence sont imposés aux entreprises sous le contrôle du juge. C’est ce qu’on appelle en droit anglo-saxon la « discovery ». Grâce à cette technique, les victimes des cigarettiers américains ont pu obtenir la communication forcée de 80 millions de pages de documentation interne qui montraient que la dangerosité des cigarettes était parfaitement connue des fabricants depuis 1953.

Au Sénat, les travaux parlementaires devraient profiter de la discussion sur la révision de l’action de groupe pour proposer une solution permettant de réduire le secret des affaires en présence d’une action de groupe, ce qui contribuerait à l’efficacité de la procédure et réduirait les arguments dilatoires des défendeurs.

Erreur d’analyse économique dans la suspicion à l’encontre des dommages et intérêts punitifs. Dans leur ouvrage « Économie des actions collectives » (PUF, 2008), Bruno Deffains, Myriam Donat-Duban et Éric Langlais détaillent les avantages économiques de l’action de groupe. Particulièrement adaptée à la « réalité moderne », l’action de groupe permet de faciliter l’accès à la justice, tout en mutualisant les coûts pour les justiciables et un traitement théorique plus rapide par les institutions judiciaires. Elle offre alors une unicité de la réponse judiciaire. Pour rendre les actions collectives effectives et tendre vers leur rôle de régulation, il faut leur reconnaître leur vocation d’armes de « dissuasion des comportements risqués ». La sécurité routière est devenue un enjeu pour les industriels de Detroit en raison des combats judiciaires menés par Ralph Nader dans les années 60/70. C’est parce que la société Ford a été sanctionnée par des dommages et intérêts substantiels pour avoir laissé circuler sa Ford Pinto, véritable « barbecue à roulettes ». L’industriel préférait en effet améliorer sa rentabilité plutôt que d’éviter des morts sur la route.

D’un point de vue économique, il peut être plus intéressant pour un industriel de supporter le risque limité et aléatoire d’une procédure plutôt que de rappeler un produit dont il connaît pourtant la dangerosité. En droit français, on appelle cela la « faute lucrative ». L’agent économique sait pertinemment qu’il commet une infraction, mais les gains espérés étant largement supérieurs au coût de l’indemnisation, il préfère prendre le risque d’une condamnation, même si cela met en danger la vie d’autrui.

Face à un industriel ou un professionnel cynique, et pour lutter contre l’aléa moral, il faut lui faire comprendre que son calcul économique visant à privilégier un comportement dolosif parce qu’il n’a pas à payer le coût véritable, est vidé de son sens par le risque d’octroi de dommages et intérêts punitifs. La sanction civile prévue par l’article 2055 peut être intégrée dans un calcul économique ; les dommages et intérêts punitifs, quant à eux, permettent de réintégrer les externalités négatives laissées à la charge de la communauté.

L’Union européenne, avec la directive n° 2020/1828, et le législateur français manquent une occasion de se doter d’une action collective ayant un réel impact pour réparer et sanctionner les faits passés, ainsi que de se doter d’une efficacité préventive pour l’avenir.

Dans d’autres pays de l’Union européenne, le recours à une procédure de l’opt-out est privilégié, l’obtention de la preuve facilitée, les dommages et intérêts possibles. Tant et si bien que le positionnement adopté risque de mettre à mal la place judiciaire française.

Si l’on s’entête à considérer l’action collective avec une mentalité d’épicier, les grandes actions collectives transnationales migreront vers Amsterdam ou Lisbonne. Ce sera une perte de revenus importante pour la France et surtout une perte de savoir-faire et, à terme, d’influences.

Il est vrai que le législateur français se méfie des opérations de financement des actions collectives comme l’a rappelé Maria-José Azar-Baud dans une tribune collective publiée par « Le Monde ». Or, face à des global players dotés de moyens considérables, les porteurs d’actions collectives, sans financement adapté, peuvent ne pas avoir les moyens de suivre et de survivre à une guérilla procédurale. L’action de groupe se transforme alors en « pistolet à bouchon » qui n’effraie aucun industriel, lequel reste maître du temps et de la preuve et peut largement provisionner des condamnations somme toute supportables.

Pour aller plus loin

Des modifications juridiques seront également nécessaires pour savoir comment d’une part répartir les dommages et intérêts entre les victimes actuelles et futures, et d’autre part engager des campagnes d’information sur la dangerosité d’un produit, ou comment soutenir les victimes enlisées dans les procédures…

Aux États-Unis, la justice confie à des trusts le soin de gérer les indemnisations. Pourquoi ne pas imaginer confier ces fonds à des fiducies placées sous le contrôle d’un juge, comme cela existe en matière d’expertise ? Ces fiducies auraient une double vie : dans un premier temps, indemniser les victimes ; dans un second temps, s’il existe un reliquat sur les condamnations, utiliser ces fonds au plus près des intérêts protégés, en créant par exemple un fonds de dotation en faveur de la recherche médicale fondamentale. C’est la démarche que nous avons adoptée dans le cadre de l’action Levothyrox « cyprès » actuellement pendante devant le tribunal judiciaire de Lyon. Deux associations de malades demandent la condamnation de MERCK à payer la somme de 1 000 € au million de malades n’ayant pas supporté la nouvelle formule de Lévothyrox, à charge pour un éventuel trust de répartir ces fonds puis le moment venu de financer une recherche scientifique indépendante de Big Pharma…

L’instauration de ces mesures permettrait, selon nous, de rétablir l’égalité des armes entre les puissants et les citoyens, entre les sachants et les consommateurs, entre les trompeurs et les trompés, entre ceux qui ont tout le temps d’attendre et ceux pour qui la lenteur des procédures est synonyme de frais de plus en plus importants à supporter.

Développer les actions collectives en France permettrait non seulement à nos concitoyens aux revenus les plus modestes, en s’appuyant sur la force du numérique, de mutualiser les frais pour défendre leurs intérêts mais aussi de redonner confiance dans un système judiciaire, aujourd’hui en proie à la défiance voire au complotisme.

Arme anti-lobby, l’action collective deviendrait ainsi une réponse au désarroi démocratique dont souffre notre société. Il ne resterait plus aux « Erin Brockovich » de France qu’à s’emparer de ce nouvel outil au service de la justice pour tous.

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