Val-de-Marne (94)

Urbanisme transitoire : la problématique du cadre juridique mise en lumière par une étude

Publié le 22/03/2022
Urbanisme
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Apparus sur le territoire métropolitain depuis quelques années, les projets d’urbanisme transitoire tentent de répondre aux problématiques contemporaines des villes. Ils permettent d’ouvrir de nouveaux espaces pour l’hébergement d’urgence de publics fragiles, d’expérimenter de nouvelles activités socio-économiques (activités culturelles, insertion sociale, accueil de jeunes entrepreneurs…) et de définir les utilités d’un bien. Leur développement s’inscrit néanmoins dans l’architecture juridique des règles d’urbanisme et d’occupation « conventionnelles ». Est-ce un frein à leur création ? De quelle manière le droit peut-il être adapté pour répondre aux défis de l’urbanisme transitoire ? Une étude de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) – https://www.apur.org/fr/nos-travaux/urbanisme-transitoire-solutions-juridiques – et du Lab Cheuvreux regroupe l’ensemble des possibilités juridiques actuelles et formalise quelques réflexions prospectives. Explications et détails avec Émilie Moreau, directrice d’études à l’Apur, et Michèle Raunet, notaire associé.

Actu-Juridique : Qu’entend-on par « urbanisme transitoire » et pourquoi vous êtes-vous intéressés au cadre juridique de ces projets ?

Émilie Moreau : L’Apur documente, depuis de nombreuses années, le sujet de l’urbanisme transitoire, à travers plusieurs angles d’étude. Ainsi, « La ville autrement », publiée en 2017, s’y intéresse par le biais de nouvelles façons de « faire la ville » ; « Équipements et services publics 2030 », diffusée en 2019, intègre une réflexion sur les projets temporaires et intercalaires ; « l’Atlas des lieux d’appui de l’innovation dans la Métropole du Grand Paris », publié en décembre 2021, recense des projets hybrides ou transitoires à l’échelle du Grand Paris. Parmi ces travaux, l’étude « Hébergement d’urgence : approches nouvelles, projets hybrides », publiée en avril 2021, explore, dans un contexte de besoins croissants, les nouvelles démarches proposées aux personnes sans abri, en matière d’hébergement. Les projets qui y sont analysés apportent des réponses qualitativement différentes ; davantage ouverts sur la ville, ils favorisent, pour la plupart, une mixité de publics et d’usages, intégrant des locaux d’activité, des espaces de création ou encore des équipements ouverts au public extérieur. C’est suite à cette étude, qui a mis en évidence le fait que le sujet du cadre juridique incarnait un enjeu important pour favoriser ce type de projets, que nous avons réalisé cet approfondissement en partenariat avec le Lab Cheuvreux. L’étude qui vient d’être publiée précise les conditions juridiques de développement de projets d’urbanisme transitoire et développe quelques pistes de réflexions visant à faire évoluer le droit actuel.

Michèle Raunet : En qualité d’office notariale, Cheuvreux constate, depuis des années, que l’urbanisme transitoire est un mode croissant d’utilisation des espaces fonciers. Ainsi, dans le cadre de certaines opérations d’aménagement, la question de ces projets est devenue déterminante. Il nous est donc apparu fondamental d’opérer une réflexion sur la manière dont était traité ce temps transitoire afin que les propriétaires, les aménageurs, les collectivités publiques et les occupants disposent des bons outils pour le traiter.

AJ : Existe-t-il une définition précise de la notion d’urbanisme transitoire ? Quels projets peuvent être compris au sein de cette notion ?

M.R. : Il n’y a pas de définition précise issue de la loi. Néanmoins, les acteurs s’accordent pour le définir comme un temps entre deux usages. Autrement dit, l’urbanisme transitoire se réfère à la période allant de la fin d’une utilisation pérenne d’un espace urbain – que ce soit ferroviaire, industriel, bureautique, hospitalier ou autre – au début d’une autre utilisation pérenne. Il s’agit d’un temps intéressant à appréhender pour le bien commun. L’urbanisme transitoire présente notamment deux avantages essentiels ; d’une part, il permet d’utiliser des espaces fonciers inutilisés durant un temps et qui peuvent profiter de ce fait à la cité dans des conditions financières souvent plus abordables, d’autre part, il permet de préfigurer ce qui pourrait se passer quant à l’opération future pérenne.

E.M. : En effet, l’urbanisme transitoire permet concrètement d’ouvrir des espaces à de nouveaux acteurs – sociaux et culturels essentiellement – et de répondre à des besoins qui s’expriment dans la Métropole parisienne, notamment en matière d’hébergement d’urgence ; plusieurs centres d’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (HUDA) ont en effet été mis en place. L’analyse est centrée sur quelques-uns de ces projets : Les Grands Voisins (14e), la Promesse de l’aube (16e), le Bastion de Bercy (12e), le centre d’Ivry-sur-Seine (94), l’HUDA d’Antony, la plateforme des acteurs de demain (PADAF), les Cinq Toits (16e), le centre Jourdan, la Maison des réfugiés (14e) et la Maison Marceau (8e).

AJ : Ces projets d’urbanisme transitoire prennent-ils essentiellement place au sein de l’espace parisien ?

M.R. : Non, des projets se développent à divers endroits du Grand Paris ; à Paris, bien entendu, mais également sur l’ensemble du territoire du Grand Paris, et au sein des autres métropoles françaises. Il ne s’agit donc aucunement d’un phénomène parisien mais d’une tendance tangible liée à l’aménagement des villes en France. Le besoin de l’urbanisme transitoire est apparu progressivement, ces dernières années, dans le cadre du problème de la fabrique de la ville et de son aménagement. Ainsi, aujourd’hui, les aménageurs ont pour nouvelle mission de gérer ce temps intercalaire entre deux phases durables d’urbanisme.

Il est d’ailleurs très probable, à terme, que ce sujet apparaisse dans le champ juridique, ce qui n’est pas le cas actuellement. Cette absence est logique : le droit est là pour tenir compte des évolutions de la société et non pour les anticiper ou les inventer. Néanmoins, le droit n’empêche pas, aujourd’hui, les projets d’urbanisme transitoire de se faire.

Nous nous trouvons finalement dans un moment propice aux évolutions. En effet, nous disposons des premiers retours d’expérience sur les projets d’urbanisme transitoire et nous sommes donc en mesure d’évaluer les problèmes juridiques auxquels ils font face pour se développer mais également les bienfaits du cadre déjà existant. Aussi, il faut s’interroger sur les champs qui doivent être réglementés ou pas, la réglementation à tout prix n’étant pas toujours une bonne solution. Finalement, l’enjeu le plus important pour l’urbanisme transitoire, il nous semble, tient aux délais visant à obtenir les autorisations nécessaires à ce type de projet dans le cadre du respect des règles d’urbanisme et de l’aménagement. Un usage court d’un espace appelle à une certaine souplesse et à une autre temporalité, différente des projets habituels.

AJ : Le cadre juridique qui s’applique à ces projets nécessite donc quelques adaptations ?

E.M. : L’angle de notre travail était finalement assez simple dans sa forme ; s’appuyer sur des projets déjà mis en œuvre au sein du Grand Paris pour montrer ce que permet ou ne permet pas le droit existant pour ce type d’approches. Pour être le plus clair possible, nous avons découpé l’étude en trois parties, le recours à des dispositifs réglementaires s’imposant aux différentes phases du projet : investir le site occupé, encadrer la mise à disposition de ces espaces et rendre l’ouverture au public possible. Ce faisant, nous participons également à l’amélioration des connaissances de l’ensemble des parties prenantes. Logiquement aussi, et comme le disait Michèle Raunet, nous avons constaté que le droit et les règles qui sont actuellement appliquées n’ont pas été initialement pensés pour répondre aux contraintes de l’urbanisme transitoire.

M.R. : En effet, nous pensons qu’en adaptant le cadre à l’objet, cela permettra de gagner du temps nécessaire à ces projets. Ces dernières années, au sein desquelles l’expérimentation et de l’innovation ont eu une place importante, les porteurs de projets ont déployé beaucoup d’énergie pour répondre aux contraintes des autorisations ou pour satisfaire les demandes des services d’urbanisme des collectivités. Dorénavant, les parties savent ce qu’il convient de faire et ce qui est adapté et efficace pour le déploiement de leurs idées. Les énergies de chacun pourraient donc être focalisées sur d’autres tâches si les régimes juridiques existants étaient renouvelés.

AJ : À ce propos, vous concluez votre travail par une série de recommandations et par des pistes de réflexion. Quelles sont les plus importantes, selon vous, pour satisfaire le développement efficace de l’urbanisme transitoire ?

M.R. : D’après moi, il serait utile de réfléchir à une autorisation d’urbanisme transitoire adressée à un seul guichet. Celle-ci, unique, permettrait de regrouper sous une seule autorisation les questions d’urbanisme, de sécurité ou d’usage. Une nouvelle fois, les délais d’instruction en seraient raccourcis et correspondraient davantage aux enjeux de ce type de projets.

E.M. : Les pistes qui sont proposées à la fin du document vont de la piste la plus proche du droit existant à celle étant la plus innovante. À plus court terme, il pourrait être utile de pérenniser et de généraliser la dérogation à l’article R. 421-5 du Code de l’urbanisme prévue par le décret du 24 juin 2021 qui ouvre actuellement le bénéfice de la dispense de formalité pour une durée de 18 mois à certaines constructions, telles que celles nécessaires à l’ensemble des hébergements d’urgence. Cette dérogation n’est pour le moment possible que jusqu’au 31 décembre prochain et seulement pour des secteurs non protégés….

AJ : Vous mentionnez plusieurs fois, dans votre travail, la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique – Loi Elan – et notamment son article 29. Est-ce un exemple juridique de ce qu’il serait bon de développer ?

E.M. : L’article 29 de la loi Elan ne constitue pas une réponse unique à toutes les problématiques des projets transitoires et intercalaires ; il s’agit d’une des possibilités nouvelles ouvertes à ce sujet. Or il nous a semblé que cet article était encore trop méconnu des acteurs bien qu’il soit intéressant, notamment pour impliquer de nouveaux porteurs de projet.

M.R. : Concrètement, cet article institue « sur l’ensemble du territoire et à titre expérimental, un dispositif visant à assurer la protection et la préservation de locaux vacants par l’occupation de résidents temporaires, notamment à des fins de logement, d’hébergement, d’insertion et d’accompagnement social. » Son principal avantage est donc qu’il favorise une mixité d’usage. Ainsi, au-delà de l’hébergement, d’autres activités (éducatives, culturelles…) peuvent être permises, par exemple, pour développer l’insertion sociale des personnes accueillies. Ce dispositif peut s’étendre sur 3 ans mais ne court que jusqu’au 31 décembre 2023, sauf prorogation d’ici là. Précisons aussi que l’article 29 de la loi Elan n’a pas été créé spécifiquement pour les projets d’urbanisme transitoires ou intercalaires même s’il a « déverrouillé » certains espaces.

AJ : L’urbanisme transitoire peut-il être perçu comme une forme « d’uberisation » de l’urbanisme ? Fondamentalement, rien n’est fait pour durer, tout est précaire…

M.R. : Absolument pas, bien au contraire. L’urbanisme transitoire permet notamment une meilleure optimisation des espaces de la ville. Il répond également au besoin d’hébergement d’urgence de la société. Grâce à ces projets, des personnes en grande situation de précarité peuvent trouver une stabilité, et cela incarne donc tout l’inverse de « l’ubérisation ». Il s’agit d’un contre-courant de ce phénomène puisque l’urbanisme transitoire réinsuffle des politiques publiques très fortes dans les villes. Ce n’est pas la loi du marché, des « dark stores » et appartements placés en Airbnb mais une réappropriation de l’espace pour l’intérêt général.

E.M. : En effet, ce n’est pas le cas. Et par ailleurs, les projets dont nous parlons dans notre étude sont extrêmement qualitatifs et innovants. Ils constituent des terrains d’expérimentation susceptibles de s’étendre ensuite bien au-delà de leurs périmètres. Les projets analysés intègrent une mixité de publics et d’activités tout à fait nouvelle, qui a des effets positifs à la fois sur les parcours d’insertion des publics hébergés mais également sur les quartiers et, plus largement, sur les territoires dans lesquels ils se déploient.

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