Évaluation d’usufruit temporaire de parts sociales : le juge de l’impôt applique la méthode du discounted cash flow

Publié le 12/05/2021

Pour évaluer l’usufruit temporaire de titres sociaux cédés, le Conseil d’État avait retenu la méthode des distributions prévisionnelles. Le juge de l’impôt en a fait application dans la même affaire.

La question de l’évaluation de l’usufruit temporaire de parts de société civile immobilière (SCI) cédées à une société d’exploitation, a fait l’objet d’une application par le juge de l’impôt. On se souvient que le Conseil d’État avait tranché le débat, admettant que l’usufruit à durée fixe de parts de SCI puisse être valorisé par capitalisation puis actualisation des distributions prévisionnelles (CE, 9e et 10e ch. réun, 30 sept. 2019, n° 41985). L’affaire Lucotel ayant donné lieu à cet arrêt a été jugée par la cour d’appel de renvoi (CAA Nantes, 26 nov. 2020, n° 19NT03876).

Cession de parts sociales démembrées

Rappelons les faits de l’affaire : une société d’exploitation (la SARL HRL), qui exerçait une activité d’hôtel-restaurant en Indre-et-Loire, avait pour associé unique, depuis le 23 novembre 2009, la SARL C au capital détenu à 100 % par les époux B. Son activité était exercée dans des locaux qu’elle avait pris en location, en dernier lieu, auprès de la SCI A, laquelle avait acquis les locaux le 12 novembre 2009 de la SCI B au moyen d’un financement par emprunt. La SCI A avait été créée le 6 octobre 2009 avec, pour seuls associés – à parts égales –, et cogérants les époux B. Elle n’avait pas opté pour l’impôt sur les sociétés. Le 28 décembre 2009, la SCI A avait cédé à la SARL HRL l’usufruit temporaire, pour une durée de 20 ans, de la totalité de ses 100 parts sociales au prix de 4,60 € la part, soit un prix total de 460 €, que celle-ci avait inscrit à l’actif de son bilan, au cours de l’exercice 2010.

L’administration avait estimé que ce prix était très inférieur à la valeur vénale réelle de l’usufruit des titres cédés et avait évalué cette valeur à la somme de 949 000 € par capitalisation puis actualisation des flux de revenus à attendre du bien sur la période considérée de l’opération. Elle en avait conclu que la SCI A avait consenti une libéralité à la société cessionnaire et avait rehaussé le montant de l’actif net de celle-ci de la somme de 948 540 €.

Suite à un recours hiérarchique, la valeur de l’usufruit avait été ramenée à 632 993 €, du fait de la prise en compte du montant d’un impôt sur les sociétés théorique, et le montant de la libéralité litigieuse au même montant. Un supplément d’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice 2009 avait été mis en recouvrement pour un montant total (droits et pénalités) de 317 179 €.

Me Vincent Halbout, avocat fiscaliste, associé du cabinet VHAvocats, apporte son éclairage sur cette affaire.

Les Petites Affiches : Quelle était la position du Conseil d’État ?

Vincent Halbout : Le Conseil d’État avait annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes, en considérant que l’évaluation du revenu futur attendu par un usufruitier de parts sociales ne peut avoir pour objet que de déterminer le montant des distributions prévisionnelles, montant qui peut être fonction notamment des annuités prévisionnelles de remboursement d’emprunts ou des éventuelles mises en réserves pour le financement d’investissements futurs, lorsqu’elles sont justifiées par la société. En conséquence, à défaut de termes de comparaisons, la valorisation de l’usufruit temporaire de parts de SCI doit être effectuée par capitalisation puis actualisation des distributions prévisionnelles.

LPA : Quelles étaient les deux méthodes de valorisation en jeu ?

V.H. : La première méthode est celle des discounted cash flow (DCF) classique : elle consiste à limiter les fruits à actualiser aux seuls flux effectivement décaissés en trésorerie par l’entreprise au profit des associés, pendant la durée de l’usufruit. Il s’agit des flux correspondant notamment aux intérêts et annuités des emprunts en cours ou de ceux finançant des projets, à l’amortissement des investissements, au paiement des impôts et taxes, aux assurances et aux frais de gestion. Pour calculer les flux de trésorerie que doit générer la détention de l’usufruit des titres, cette méthode ne prend en compte que le montant du bénéfice distribuable dans la limite de la trésorerie effectivement disponible.

LPA : Quelle différence avec la seconde méthode ?

V.H. : L’autre méthode est dite « Benoudiz », car exposée par Laurent Benoudiz, expert-comptable, dans un article de doctrine. Cette méthode prévoit une pratique de distribution tenant compte, au sein des mêmes flux futurs de trésorerie de l’usufruitier que ceux de la méthode DCF classique, d’une possibilité de distribution d’un dividende supérieur aux disponibilités en banque de l’entreprise avec versement du numéraire plusieurs années après la fin de la durée de l’usufruit. Cette méthode peut être également définie, en l’absence de limitation statutaire du bénéfice distribuable comme cela semble être le cas dans l’affaire jugée, par l’affectation en dividendes de la totalité du résultat comptable de la SCI, en inscrivant en compte courant au profit de l’usufruitier, la différence entre dividende voté et dividende payé, suivie de l’actualisation progressive du remboursement du compte courant au fur et à mesure de la trésorerie dégagée par la SCI, et ce à l’issue à la fois du remboursement du prêt bancaire immobilier et de l’usufruit temporaire.

LPA : Comment la méthode « Benoudiz » est-elle reçue par la cour administrative d’appel ?

V.H. : La cour administrative d’appel considère que cette méthode doit être écartée pour deux raisons. D’une part, elle lui reproche le risque d’entraîner un décalage d’ampleur entre la trésorerie et le bénéfice comptable dans le temps. D’autre part, elle peut entraîner également un report du versement du solde des distributions en fonction de la trésorerie à une date indéterminée. Pour la cour, cela crée des incertitudes au-delà de l’expiration de la durée de l’usufruit. Si cette méthode est intellectuellement la plus séduisante, comme l’a estimé le rapporteur public, Émilie Bokdam-Tognetti, dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’État du 30 septembre 2019, elle paraît se heurter à trop de difficultés. La cour reprend donc à son compte cette position.

LPA : Ces difficultés sont-elles rédhibitoires ?

V.H. : Je ne le pense pas. Il me semble possible que ces incertitudes et difficultés puissent être levées. Par exemple, il pourrait être considéré que la SCI paie la totalité du compte courant de l’usufruitier à l’expiration du démembrement. En effet, la SCI qui se retrouve libérée de l’emprunt bancaire à l’expiration du démembrement (en général d’une durée au moins égale à celle de l’emprunt), se trouverait en capacité de financer le paiement en une seule fois du compte courant de l’usufruitier par un nouvel emprunt bancaire. Elle pourrait également procéder à une opération de lease-back ou même céder le bien immobilier. Ainsi, le paiement du compte courant à l’échéance du démembrement pourrait être pris en compte, sans incertitude, dans les flux actualisés. Finalement, en considérant que seule la méthode des discounted cash flow classique devait être retenue, la cour admet implicitement que lors de l’affectation du résultat de la SCI, l’usufruitier limite les dividendes auxquels il a droit au montant de la trésorerie dégagée au cours de l’exercice et consent ainsi un avantage au nu-propriétaire, alors même qu’il existe une communauté d’intérêt entre les deux intéressés.

LPA : Quel est le taux d’actualisation des flux financiers retenu par le juge ?

V.H. : La cour a validé le taux d’actualisation des flux financiers de 9,31 %, qui correspond au taux de rendement du bien immobilier de la SCI. Le contribuable avait initialement retenu un taux de 5 %, qui lui était moins favorable dès lors que plus le taux d’actualisation est faible, plus la valeur de l’usufruit est élevée. Ce taux d’actualisation correspond au taux de rentabilité interne (TRI) qu’aurait réalisé l’usufruitier, s’il avait acquis l’usufruit temporaire au prix de 145 107 €, en encaissant des dividendes après impôt sur les sociétés sur toute la durée du démembrement de 20 ans pour un montant d’environ 300 000 €.

LPA : Qu’en pensez-vous ?

V.H. : Dans le cas d’espèce, la valorisation de l’usufruit des parts porte sur une SCI d’un capital de faible montant (1 000 €). Par définition, la valorisation de l’usufruit n’est pas incorporée au capital, ce qui explique que la valeur de l’usufruit soit supérieure à la valeur de la pleine propriété. En revanche, lorsque le capital de la SCI correspond à l’apport exigé par la banque, la valeur de l’usufruit temporaire ne dépasse généralement pas le montant du capital, dès lors que le rendement net de charges incombant au propriétaire, avant impôt, ne dépasse pas un certain taux relativement élevé, dépendant du cas d’espèce. Le Conseil d’État pourrait dans ce cas être amené à retenir le principe énoncé en 2018 (CE, 24 oct. 2018, nos 412322 et 412323), en présence d’un démembrement portant directement sur un bien immobilier et donc de réalisation d’un TRI équivalent entre les usufruitiers et les nu-propriétaires.

LPA : Quid de la doctrine administrative relative aux droits d’enregistrement et taxe de publicité foncière ?

V.H. : La cour a considéré que le contribuable ne peut utilement se prévaloir du paragraphe n° 190 du BOI-IR-BASE-10-10-30 dès lors qu’il a été publié le 4 août 2015, soit après l’expiration du délai de déclaration de l’impôt sur les sociétés dues au titre de l’exercice clos en 2009. Cette doctrine administrative renvoie aux dispositions de l’article 669 II du Code général des impôts, qui fixent les règles de valorisation de l’usufruit temporaire en matière de droits d’enregistrement et de taxe de publicité foncière, estimé à 23 % de la valeur de la pleine propriété pour chaque période de 10 ans de la durée de l’usufruit. Mais, dans la mesure où cette doctrine concerne l’article 13-5 du CGI relatif à l’impôt sur le revenu, le contribuable n’aurait assurément pas pu s’en prévaloir en tout état de cause.