Cession de l’usufruit temporaire de parts de sociétés : ni acte anormal de gestion, ni abus de droit

Publié le 09/01/2020

La cour administrative d’appel de Douai vient d’analyser une opération de reprise d’activité agricole réalisée par cession d’usufruit temporaire de parts de SCEA et de SCI, écartant l’abus de droit et l’acte anormal de gestion soulevés par l’administration fiscale.

Alors que la cession de l’usufruit a été au cœur des préoccupations des professionnels de la gestion de patrimoine, s’inquiétant de ce que ce mode de transmission puisse être constitutif du nouvel abus de droit créé par la dernière loi de finances, la juridiction administrative vient de rendre un arrêt intéressant en matière de cession d’usufruit temporaire de parts de sociétés.

La décision de la cour administrative d’appel de Douai illustre en effet des tentatives de l’administration de redresser ces opérations sur le double fondement de l’abus de droit et de l’acte anormal de gestion (CAA Douai, 1er juill. 2019, n° 17DA01029).

Cession d’usufruit

Dans cette affaire, une SARL – dont l’activité était la culture de pommes de terre – avait été créée par un couple C, le 1er novembre 2008, afin de prendre un fonds rural et des bâtiments ruraux exploités par le couple B jusqu’à leur départ en retraite. Le fonds était détenu par l’intermédiaire d’une société civile d’exploitation agricole (SCEA) possédée par le couple B et les bâtiments par une société civile immobilière (SCI) détenue également par le couple mais gérée par un tiers. Le couple B avait cédé l’intégralité de la nue-propriété des parts des deux sociétés au couple C repreneur et l’intégralité de l’usufruit de ces parts à la SARL, à l’exception d’une part que le couple C a gardé en pleine propriété. Les usufruits des parts de la SCEA et de la SCI ont été cédés à la SARL pour une durée de 21 ans.

À la suite d’une vérification de comptabilité de la SARL sur les exercices 2009 et 2010 et d’un contrôle sur pièces portant sur les exercices allant de 2012 à 2014, l’administration a considéré que le montage conférant à la SARL l’usufruit temporaire des parts de la SCI et de la SCEA avait été réalisé dans un but exclusivement fiscal. L’administration a donc mis en œuvre la procédure de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF).

Constatant l’existence d’un abus de droit, l’administration a repris les amortissements opérés sur l’usufruit temporaire et remit en cause la déduction fiscale des intérêts de l’emprunt que la SARL avait souscrit pour financer l’acquisition de l’usufruit temporaire. L’administration fiscale avait également fondé son rehaussement à titre subsidiaire sur l’acte anormal de gestion.

La SARL a contesté ces rehaussements et saisi le tribunal administratif d’Amiens qui, dans son jugement du 23 mars 2017, a prononcé la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et pénalités afférentes. L’administration fiscale a fait appel de ce jugement. Le 1er juillet dernier, la cour d’appel de Douai écartait et l’abus de droit et l’acte anormal de gestion dans cette affaire. Pour comprendre la pertinence des arguments échangés, revenons sur l’intérêt patrimonial du démembrement de propriété et de son utilisation dans le cadre d’une transmission de patrimoine anticipée.

Les intérêts patrimoniaux de l’opération

En acquérant l’usufruit des parts de la SCEA et de la SCI, la SARL de reprise a acquis le droit immédiat aux revenus pendant la période du démembrement. Les revenus sont perçus par la SARL. En acquérant la nue-propriété de ces biens, les époux C repreneurs, ont acquis un droit à la pleine propriété à l’issue de la période du démembrement de 21 ans, et donc un droit différé aux revenus générés par les biens. Fiscalement, le recours au démembrement de propriété permet pendant la durée du démembrement de taxer les flux selon les règles de l’impôt sur les sociétés au niveau de la SARL, imposition qui permet de bien prendre en compte les charges déductibles, et les éventuelles plus-values de cession selon les règles de l’impôt sur le revenu au niveau du couple associé.

Pour l’administration fiscale, l’opération d’acquisition temporaire d’usufruit des parts de la SCI et de la SCEA a permis à la SARL de procéder à l’amortissement de la valeur totale de l’usufruit et de déduire en tant que charges, les intérêts d’emprunt souscrits pour procéder à cette acquisition. Pour elle, cette structuration ne poursuit qu’un but exclusivement fiscal caractérisant un abus de droit.

La censure de la cour

La cour a écarté le motif de rectification tiré de l’abus de droit par fictivité en relevant que la réalité et les effets des actes notariés d’acquisition ne sont pas contestés. Elle indique que la SARL, la SCI et la SCEA « sont le support d’activités économiques réelles » et « qu’il n’est pas établi que l’opération de démembrement de la propriété des parts et l’acquisition de l’usufruit temporaire de ces parts par la SARL constituerait un montage purement artificiel et fictif ».

Sur l’abus de droit par fraude à la loi, l’administration fiscale soutient que la SARL a recherché l’application littérale des dispositions de l’article 619 du Code civil, selon lesquelles : « l’usufruit qui n’est pas accordé à des particuliers ne dure que trente ans ». Or, la cour fait remarquer que « de telles dispositions, en elles-mêmes, n’ont aucun objet ni aucune portée fiscale et ne sauraient en conséquence être utilement invoquées par l’administration pour démontrer l’existence d’une fraude à la loi fiscale qui suppose l’utilisation de dispositifs fiscaux à l’encontre de l’intention de leur auteur ».

Et de conclure que, « l’administration fiscale, qui n’invoque aucune disposition fiscale dont la SARL aurait recherché une application littérale à l’encontre des intentions de ses auteurs, en ayant recours au mécanisme de l’usufruit temporaire prévu par les dispositions de l’article 619 du Code civil, n’établit pas l’existence d’un abus de droit ».

Des effets fiscaux identiques à l’acquisition en pleine propriété

Après avoir écarté les éléments apportés par l’administration, les juges ont examiné l’économie de l’opération litigieuse. Ils relèvent que les effets fiscaux propres à l’acquisition de l’usufruit temporaire des parts des SCEA et SCI sont identiques à ceux qui auraient résulté d’une acquisition en pleine propriété. En effet, la déduction des intérêts des emprunts contractés pour leur acquisition, la taxation à l’IS des résultats des SCEA et SCI et le fait d’en retirer une contrepartie dans les revenus versés par les SCEA et SCI ne sont pas spécifiques au démembrement. Elle en conclut que « le choix de la SARL de n’acquérir que l’usufruit temporaire des titres de la SCI et de la SCEA répond indépendamment de l’économie fiscale qu’elle lui procure en lui permettant de déduire l’amortissement de l’usufruit, à une préoccupation de nature économique afin de permettre à la SCEA de pouvoir bénéficier de l’apport des terres des époux C dont ils sont locataires ».

De plus, l’opération telle que réalisée présente un intérêt autre que fiscal à n’acquérir que l’usufruit temporaire des parts de la SCEA, puisque l’acquisition des parts de la SCEA en pleine propriété par la SARL aurait fait obstacle à la mise à disposition des terres agricoles prises à bail rural par le couple. En effet, l’article L. 411-37 du Code rural et de la pêche maritime impose que le capital de la société bénéficiaire soit majoritairement détenu par des personnes physiques. « Par suite, nonobstant l’avantage fiscal qui en découle, l’administration fiscale ne démontre pas que l’opération en cause procède, pour la SARL, de la recherche d’un but exclusivement fiscal », concluent les juges.

L’acte anormal de gestion écarté

Ensuite, la cour a examiné le grief de l’acte anormal de gestion soulevé par l’administration. Pour mémoire, un acte anormal de gestion est l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt. Dans cette affaire, l’administration fiscale le tire du fait que la SARL a financé l’emprunt pour l’acquisition de l’usufruit des parts de la SCI et de la SCEA alors même qu’à l’issue du démembrement, de la période de 21 ans, elle perdra les fruits liés à ces parts, sans indemnité ni contrepartie.

À l’issue de ce délai de vingt et un ans, le repreneur sera propriétaire des parts de la SCI et de la SCEA dont l’acquisition aura été financée à 65 % par la SARL qui en aura supporté les frais financiers et ne percevra aucune contrepartie. Pour la Cour, l’usufruit acquis par la SARL ne pouvant être que temporaire, elle pouvait légalement l’amortir.

Ensuite, la Cour raisonne sur l’intention libérale estimant au contraire qu’il n’est pas établi que « l’abandon au terme du délai de 21 ans, de l’usufruit au nu-propriétaire constituerait une intention libérale de la SARL au profit de son gérant dès lors que ce dernier a renoncé aux fruits des parts dont il est propriétaire pendant 21 ans au profit de la SARL ».

La cour fait tomber une à une les prétentions de l’administration. Ainsi, « si l’administration fiscale fait valoir que l’amortissement pratiqué aurait été calculé de manière à compenser exactement les produits issus de l’usufruit, elle ne l’établit pas », rappelant que « les produits issus de l’usufruit n’ont pas vocation à être fixes ainsi que le montrent les résultats affectés à la SARL à proportion de ses parts au cours des années en litige ».

L’administration fiscale ne démontre pas plus que le montant de l’usufruit temporaire des parts en cause pendant 21 ans devrait représenter moins de 65 % du prix d’acquisition de ces parts.

La cour en conclut que « les frais financiers en litige ne sont pas dénués de contrepartie pour la SARL dès lors qu’ils ont pour objet l’acquisition d’éléments productifs de revenus pendant une période de vingt et un ans ». En conséquence, l’administration fiscale n’établit pas que la déduction des intérêts d’emprunt par la SARL constitue pour cette dernière un acte anormal de gestion.

Un double angle d’attaque

Si, en l’espèce, la Cour a écarté les deux griefs de l’administration, l’arrêt nous renseigne sur une nouvelle pratique de l’administration fiscale qui consiste à doubler l’angle d’attaque des opérations de démembrement.

Dans ces deux domaines, la jurisprudence se livre à une approche casuistique des opérations en cause : les opérations sont-elles fictives ? Ont-elles un intérêt autre que fiscal ? Une substance économique suffisante ? Le juge sera ainsi attentif et à ce que l’ensemble des parties y trouve un intérêt économique, des avantages équivalents. Par exemple, si, au contraire, la SARL usufruitière des parts de la SCEA et de la SCI n’avait pas perçu de dividendes mais avait toujours voté la mise en réserve des bénéfices, l’acte anormal de gestion aurait pu être constaté.

À défaut, l’administration pourrait conclure à l’existence d’une intention libérale consentie par la société à son dirigeant. Or la Cour de cassation, vient de confirmer qu’une telle libéralité pouvait rendre exigible des droits de mutation à titre gratuit aux taux applicables entre personnes non parentes, soit 60 % (Cass. com., 7 mai 2019, n° 17-15621).

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