Usufruit temporaire de parts sociales : le Conseil d’État précise la méthode d’évaluation
Le Conseil d’État vient d’apporter d’utiles précisions sur la méthode à retenir pour évaluer l’usufruit temporaire de parts d’une SCI cédées à une société d’exploitation. Il écarte la méthode de l’actualisation des flux de revenus attendus, utilisée par l’administration fiscale, pour retenir celle des distributions prévisionnelles.
Le Conseil d’État vient d’apporter d’importantes précisions sur la méthode d’évaluation de l’usufruit temporaire de titres sociaux (CE, 9e et 10e ch. réun., 30 sept. 2019, n° 41985). Dans cet arrêt, il a admis que l’usufruit à durée fixe de parts de société civile immobilière (SCI) puisse être valorisé par capitalisation puis actualisation des distributions prévisionnelles.
Cession de parts sociales démembrées
Une société d’exploitation (la SARL HRL), qui exerce une activité d’hôtel-restaurant en Indre-et-Loire, a pour associé unique, depuis le 23 novembre 2009, la SARL C dont le capital est détenu à 100 % par les époux B. Elle exerce son activité dans des locaux qu’elle a pris en location, elle-même, auprès de la SCI A, qui les a acquis le 12 novembre 2009 de la SCI B au moyen d’un financement par emprunt.
La SCI A a été créée le 6 octobre 2009 avec, pour seuls associés à parts égales et cogérants, les époux B. Elle n’a pas opté pour l’imposition à l’impôt sur les sociétés. Le 28 décembre 2009, la SCI A a cédé à la SARL HRL l’usufruit temporaire, pour une durée de 20 ans, de la totalité de ses 100 parts sociales, au prix de 4,60 € la part, soit un prix total de 460 €, que celle-ci a inscrit à l’actif de son bilan au cours de l’exercice 2010.
À l’issue d’un contrôle sur pièces de la SARL HRL, l’administration a estimé que ce prix était très inférieur à la valeur vénale réelle de l’usufruit des titres cédés et a évalué cette valeur à la somme de 949 000 € par capitalisation puis actualisation des flux de revenus à attendre du bien sur la période considérée de l’opération. Elle en a déduit que la SCI A avait consenti une libéralité à la société cessionnaire et a rehaussé le montant de l’actif net de celle-ci de la somme de 948 540 €.
Elle se fondait sur l’article 38 alinéa 2 du Code général des impôts (CGI) selon lequel « Le bénéfice net est constitué par la différence entre les valeurs de l’actif net à la clôture et à l’ouverture de la période (…) » et l’article 38 quinquies de l’annexe III à ce code, selon lequel « Les immobilisations sont inscrites au bilan pour leur valeur d’origine. Cette valeur d’origine s’entend : a) Pour les immobilisations acquises à titre onéreux, du coût d’acquisition, c’est-à-dire du prix d’achat minoré des remises, rabais commerciaux et escomptes de règlement obtenus et majoré des coûts directement engagés pour la mise en état d’utilisation du bien et des coûts d’emprunt dans les conditions prévues à l’article 38 undecies (…) ; b) Pour les immobilisations acquises à titre gratuit, de la valeur vénale ».
Suite à un recours hiérarchique, le 27 juin 2013, la valeur de l’usufruit a été ramenée à 632 993 €, du fait de la prise en compte du montant d’un impôt sur les sociétés théorique. Le montant de la libéralité litigieuse s’élevait donc à 632 533 €. Un supplément d’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice 2009 a été mis en recouvrement le 24 novembre 2014 pour un montant de 207 578 € en droits et de 109 601 € en pénalités (soit un montant total de 317 179 €).
Le tribunal administratif d’Orléans, par un jugement du 23 février 2016, a rejeté la demande de la SARL HRL tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et des pénalités résultant de cette rectification.
Les méthodes d’évaluation alternatives
Rappelons qu’en principe, la valeur vénale des titres d’une société non cotée est déterminée par le jeu normal de l’offre et de la demande à la date de la cession. Par priorité, il doit être fait référence au prix d’autres transactions intervenues dans des conditions équivalentes et portant sur les titres de la même société ou de sociétés similaires. En l’absence de telles transactions, il est légalement possible de se fonder sur la combinaison de plusieurs méthodes alternatives.
En l’espèce, la méthode utilisée par l’administration est la méthode d’actualisation des flux de revenus attendus, ou discounted cash flow. Elle consiste à capitaliser puis actualiser les revenus futurs sur la période considérée de l’opération. Ainsi, l’administration fiscale revalorise l’actif net de la société acquéreur et le montant de son impôt sur les sociétés au titre d’une libéralité qu’elle aurait reçue de la SCI cédante.
Précisément, l’administration avait retenu le loyer annuel, estimé à 187 116 € hors taxes, fixé d’après le bail antérieur conclu par la SARL HRL, correspondant ainsi au résultat brut dont aurait bénéficié la SCI en l’absence de cession. Puis, elle en a déduit des charges telles que les intérêts d’emprunt, les honoraires d’expertise comptable, les frais d’assurance liés à l’emprunt, la taxe foncière, soit un revenu net de 76 190 €, sur lequel elle a par ailleurs admis un abattement de 33,33 % correspondant à une imposition théorique à l’impôt sur les sociétés dès lors que la société cessionnaire est soumise à cet impôt.
S’agissant du taux d’actualisation, l’administration fiscale a retenu un taux de 5 % sur la période de 20 ans de cession, correspondant au bas de la fourchette communément admise « soit entre 5 et 7 %, compte tenu d’un faible risque d’impayés au regard des résultats antérieurs de la SARL requérante et de la communauté d’intérêts existant entre le cédant et le cessionnaire ». Enfin, elle a évalué la libéralité à la somme de 632 533 €, (déduction faite du prix de cession de 460 €) qu’elle a portée à l’actif, en immobilisation incorporelle, du bilan de la SARL HRL.
Dans son arrêt du 15 février 2018, la cour administrative d’appel de Nantes a approuvé la méthode utilisée par l’administration selon laquelle le revenu attendu devait être apprécié au regard du résultat imposable prévisionnel. Contestant la méthode utilisée par l’administration et ainsi validée par les juges du fond, la SARL cessionnaire s’est pourvue en cassation.
L’usufruitier n’a droit qu’aux dividendes
Le Conseil d’État commence par rappeler qu’« en cas de démembrement de droits sociaux, l’usufruitier, conformément à l’article 582 du Code civil qui lui accorde la jouissance de toute espèce de fruits, n’a droit qu’aux dividendes distribués ».
Il en déduit que « l’évaluation du revenu futur attendu par un usufruitier de parts sociales ne peut avoir pour objet que de déterminer le montant des distributions prévisionnelles qui peut être fonction notamment des annuités prévisionnelles de remboursement d’emprunts ou des éventuelles mises en réserves pour le financement d’investissements futurs, lorsqu’elles sont justifiées par la société ».
Par suite, « en jugeant que la méthode d’évaluation de la valeur de l’usufruit acquis par la société (…) retenue par l’administration et fondée sur les résultats imposables prévisionnels de la société, était régulière alors qu’il convenait de déterminer cette valeur sur la base des distributions prévisionnelles, la cour a commis une erreur de droit ». Par conséquent, lorsque les termes de comparaison font défaut, il y a lieu d’évaluer l’usufruit temporaire de parts de SCI par capitalisation puis actualisation des distributions prévisionnelles.
Par ailleurs, le Conseil d’État ne s’est pas prononcé sur le traitement fiscal à réserver à la détention de l’usufruit, renvoyant l’affaire devant la cour administrative d’appel de Nantes.