Les recours entre coobligés d’un dommage causé par un produit défectueux
L’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 15 mars 2017 met en lumière les règles spéciales du régime de responsabilité du fait des produits défectueux. D’une part, sous l’angle de la qualification, l’affaire souligne l’importance de la distinction entre les fournisseurs producteurs et les fournisseurs qui ne participent pas à la fabrication du produit. D’autre part, s’agissant des recours entre coobligés, l’arrêt du 15 mars suscite la réflexion et invite à poser quelques jalons afin d’aboutir à une application juste des articles du Code civil.
Cass. 1re civ., 15 mars 2017, no 15-27740
Voici un arrêt qui revient sur quelques évidences en matière de responsabilité du fait des produits défectueux1. L’affaire montre que ce rappel n’était pas superflu. Les parties s’étaient en effet orientées sur une fausse piste, et le moyen relevé d’office par la Cour de cassation a permis de redresser la trajectoire. Aussi cet arrêt du 15 mars 2017, publié au Bulletin, prend-il les allures d’un morceau de pédagogie.
Les faits étaient simples et n’avaient rien d’inédit : une prothèse de hanche avait été posée sur un patient, puis s’était rompue à peine deux ans plus tard2. Un accord amiable avait été conclu entre la victime et la société Symbios, fournisseur de la prothèse défectueuse. Par la suite, cette société avait été condamnée à indemniser aussi l’employeur de la victime. Le litige concernait non pas l’obligation à la dette de réparation – payée par la société Symbios, mais la contribution à cette dette. En effet, le responsable entendait exercer un recours contre la société Metoxit, fabricant de la tête en céramique de la prothèse dont le défaut était sans doute à l’origine du dommage.
Cependant les juges d’appel déclarèrent cette action prescrite, considérant qu’elle aurait dû être intentée par la société Symbios dans l’année suivant la date de sa citation en justice par la victime directe. Pour riposter, la société Symbios tentait de montrer que le point de départ de la prescription devait être reporté à la date à laquelle l’employeur l’avait assignée.
La question posée à la Cour de cassation portait donc sur le point de départ du délai de prescription. Lorsqu’un fournisseur est assigné d’abord par la victime directe, et ensuite par une victime par ricochet, le délai pour exercer le recours contre le producteur doit-il toujours courir à compter de la date de la citation par la victime directe ? Ou faut-il aussi tenir compte de la date d’assignation par la victime indirecte ?
La première chambre civile ne répond cependant pas à cette question, puisque la courte prescription n’avait pas à s’appliquer en l’espèce. L’imposer à la société Symbios, c’était en faire un simple vendeur ou fournisseur, alors qu’elle était aussi producteur de la prothèse de hanche défectueuse. L’erreur de qualification opérée par la cour d’appel devait mener à une application inexacte des règles de la responsabilité du fait des produits défectueux. La cassation était inévitable, et elle fut opérée par le biais d’un moyen relevé d’office. Au triple visa des articles 1386-1, 1386-6, alinéa 1er, et 1386-7 du Code civil, la première chambre civile censure l’arrêt d’appel pour violation de ces textes, les deux premiers par refus d’application, et le troisième par fausse application. Est rappelée la teneur de ces articles, lesquels dressent en effet une bonne part du portrait de cette responsabilité spéciale. Pour en comprendre parfaitement les ressorts, on reprendra ce triptyque à la lumière des faits de l’espèce, en revenant d’abord sur le refus d’application des articles 1386-1 et 1386-6 du Code civil (I), pour examiner ensuite la fausse application de l’article 1386-7 du Code civil (II).
I – Le refus d’application des articles 1386-1 et 1386-6 du Code civil
La Cour de cassation reproche à la cour d’appel de n’avoir pas appliqué les articles 1386-1 et 1386-6 du Code civil. À la suite du visa, les deux premiers attendus ne font que reprendre le contenu de ces articles et n’apportent donc pas de précision supplémentaire. Il importe pourtant d’aller au-delà de cette répétition afin de saisir le sens de la cassation. Sans doute les juges du fond ont-ils commencé par négliger l’article 1386-6 du Code civil, qui définit le producteur (A), ce qui les a amenés inévitablement mais indirectement à ignorer l’article 1386-1, relatif à la responsabilité du producteur (B).
A – La définition du producteur par l’article 1386-6 du Code civil
Selon l’alinéa 1 de l’article 1386-6 du Code civil, « est producteur lorsqu’il agit à titre professionnel, le fabricant d’un produit fini, le producteur d’une matière première, le fabricant d’une partie composante ». À la lecture de cet article, il semblait évident que la société Symbios et la société Metoxit devaient toutes deux être qualifiées de producteur, la première ayant fabriqué la prothèse, la seconde ayant produit l’un de ses composants. L’erreur de qualification était flagrante, et il est d’ailleurs surprenant que la cassation soit fondée ici sur un refus d’application, plutôt que sur une fausse qualification3.
On comprend cependant pourquoi une telle erreur de qualification a pu survenir. C’est qu’en l’espèce, la société Symbios était à la fois producteur et fournisseur. Cette double casquette pouvait expliquer la confusion opérée par les juges du fond, puisque traditionnellement le droit français ne distingue pas entre vendeur fabricant et non-fabricant, en matière de vices cachés ou d’obligation de sécurité par exemple4. L’arrêt de la Cour de cassation attire l’attention sur ce point : dans le régime spécial des articles 1245 et suivants, le fournisseur fabricant n’est pas soumis aux mêmes règles que le fournisseur non-fabricant, et les juges doivent y prendre garde.
Même si tout cela peut paraître évident, n’oublions pas que le législateur lui-même s’est récemment fourvoyé à propos de cette notion de producteur, en prévoyant que devait y être assimilé « celui qui fait don d’un produit vendu sous marque distributeur en tant que fabricant lié à une entreprise ou un groupe d’entreprises, au sens de l’article L. 112-6 du Code de la consommation5». La notion de producteur ne semble donc pas être complètement maîtrisée par les juristes français, d’où l’intérêt de cet arrêt du 15 mars. En oubliant que la société Symbios était avant tout producteur de la prothèse, les juges du fond avaient donc violé l’article 1386-6 du Code civil. Ce faisant, ils étaient naturellement conduits à faire de même pour l’article 1386-1.
B – Le principe de la responsabilité du producteur posé par l’article 1386-1 du Code civil
Selon cet article, « le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit ». Ouvrant le chapitre II relatif à la responsabilité du fait des produits défectueux, l’article signale d’emblée que cette responsabilité doit peser sur les producteurs6. Les vendeurs et les fournisseurs ne jouent qu’un rôle de garant subsidiaire, ayant vocation à indemniser la victime seulement dans l’hypothèse où le producteur n’a pas pu être identifié. La France a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises pour ne l’avoir pas prévu dans la transposition initiale de la directive7. Avec une certaine fermeté, la Cour de Justice de l’Union européenne a donc entendu distinguer les fournisseurs non-producteurs des fournisseurs producteurs. À la vérité, cette responsabilité subsidiaire des vendeurs et fournisseurs prend les allures d’une menace, destinée à inciter ces derniers à transmettre rapidement à la victime l’identité du producteur. En somme, le fournisseur ne devra indemniser la victime que lorsqu’il aura tardé ou manqué de l’informer.
En qualifiant la société Symbios de fournisseur, les juges du fond la déchargeaient donc du poids définitif de l’indemnisation. D’où la cassation pour refus d’application : la cour d’appel aurait dû déclarer cette société responsable du défaut de son produit, au sens du nouvel article 1245 du Code civil. Certes, le jeu de la prescription aboutissait bien ici, selon les juges du fond, à mettre l’indemnisation à la charge de cette société. Mais les soubassements théoriques de la solution étaient erronés. Une chose est de ne plus pouvoir agir, une autre est d’être, par principe, le débiteur définitif de la dette de réparation.
Il fallait donc corriger le raisonnement tenu par les juges du fond. C’est ce qu’ont fait les magistrats de la Cour de cassation. Auraient-ils pu s’en tenir là ? Peut-être, puisqu’une fois la qualification rectifiée, il était évident que l’article 1386-7 et la courte prescription n’avaient pas à jouer. Pourtant, la première chambre civile de la Cour de cassation a cru utile d’insister un peu, en montrant que par ailleurs, les juges avaient procédé à une fausse application de cet article 1386-7 du Code civil.
II – La fausse application de l’article 1386-7 du Code civil
L’article 1386-7 du Code civil est composé de deux alinéas8 : le premier pose le principe de la responsabilité subsidiaire des vendeurs, loueurs et fournisseurs ; le second indique que leur recours contre le producteur du produit défectueux doit être exercé dans le délai d’un an suivant leur citation en justice par la victime. La cour d’appel avait en effet faussement appliqué cet article en s’attachant à déterminer le point de départ du délai de prescription. Cette fausse application, en elle-même, ne mérite pas de commentaire. Comme on l’a souligné, elle était inévitable compte tenu de l’erreur de qualification. Mais elle soulève en contrepoint deux questions : d’une part, celle du refus d’application de l’article 1386-8 du Code civil (A), et d’autre part, celle des difficultés d’application de l’article 1386-7 du Code civil (B).
A – Une fausse application masquant un refus d’application de l’article 1386-8 du Code civil
Si la fausse application de l’article 1386-7 du Code civil motive la cassation, on observera qu’il n’est dit mot, en revanche, de l’article 1386-8 du Code civil, pourtant au cœur de l’affaire et qui aurait dû être sollicité. Il prévoit en effet qu’« en cas de dommage causé par le défaut d’un produit incorporé dans un autre, le producteur de la partie composante et celui qui a réalisé l’incorporation sont solidairement responsables ». Le Code civil pose donc le principe d’une responsabilité solidaire des deux producteurs, celui de la partie composante et celui du produit fini. En l’espèce, les deux sociétés étaient donc chacune responsables de l’entier dommage s’agissant de l’obligation à la dette. On peut donc regretter que l’arrêt de cassation ne mentionne pas cet article 1386-8, dont le refus d’application était tout aussi criant que celui de l’article 1386-1 du Code civil.
Quoi qu’il en soit, il reviendra à la cour d’appel de renvoi de trancher le litige conformément à l’article 1386-8, lequel, cependant, ne règle pas les modalités du recours entre producteurs d’un même produit. En l’absence de règle spéciale posée par la directive, la Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’affirmer qu’il convenait d’appliquer le droit commun de la responsabilité. Même si la solution est discutée, ce dernier aboutit à une répartition de la dette par part virile. Ainsi, le producteur débiteur pourra recourir contre son coobligé pour la moitié du montant de la dette de réparation. La doctrine a déjà souligné les inconvénients de la solution, notamment dans une affaire relative à une prothèse de hanche dont le défaut était essentiellement dû à la malfaçon de la tête en céramique, partie composante de la prothèse9. Ainsi, tandis que le dommage trouvait sa cause dans un défaut de la partie composante, le fabricant du produit fini était tout de même tenu à la moitié de la dette de réparation. C’est sans doute cette solution que retiendront les juges de la cour d’appel de renvoi dans notre affaire. Car au fond, n’est-il pas juste que le producteur du produit fini s’assure de la bonne qualité des composants qu’il utilise ? En prenant le risque de commercialiser un produit, le producteur endosse celui de devoir répondre, pour moitié au moins, des défauts des produits qu’il a incorporés dans le sien. Cela devrait l’inciter à choisir et surveiller soigneusement ses fournisseurs de parties composantes.
La cour d’appel de renvoi devra, bien entendu, s’assurer que ce recours contre le producteur de la partie composante n’est pas prescrit10. En l’espèce, ce dernier avait été introduit en mars 2010, tandis que la société producteur avait été assignée par la victime en vue de la nomination d’un expert en octobre 200611. Le délai de droit commun de cinq ans n’était donc pas écoulé. À cet égard, l’arrêt permet d’observer de quelle manière le producteur est finalement dans une situation plus confortable que le fournisseur, puisqu’il est mis à l’abri de cette courte prescription12.
B – Une fausse application dévoilant les difficultés d’interprétation de l’article 1386-7 du Code civil
Compte tenu du moyen relevé d’office, l’arrêt du 15 mars 2017 ne permet pas de répondre à une question épineuse soulevée par l’espèce et relative à l’application de l’article 1386-7 du Code civil. Le point de départ de la courte prescription doit-il être la date de la citation en justice par la victime directe, même s’agissant de la dette de réparation d’une victime indirecte ? Les juges du fond en avaient décidé ainsi. La rédaction de l’alinéa 2 de l’article 1245-6 du Code civil autorise, nous semble-t-il, une autre interprétation. Cet alinéa est composé de deux phrases. Selon la première, « le recours du fournisseur contre le producteur obéit aux mêmes règles que la demande émanant de la victime directe du défaut ». La seconde a trait au délai de prescription et indique que le fournisseur « doit agir dans l’année suivant la date de sa citation en justice ». Mais le texte ne précise pas qu’il s’agit de la citation en justice par la victime directe. Par conséquent, il nous semble que la cour d’appel a ajouté une condition à la loi en considérant le contraire.
De surcroît, cette solution des juges du fond paraît heurter les principes en matière d’action récursoire, et notamment l’adage Actioni non natae non praescribitur, en application duquel le point de départ de la prescription doit être fixé au jour où le demandeur a lui-même été assigné13. L’exercice de l’action récursoire ne se conçoit pas si le coobligé n’a pas encore été assigné14. Or la citation en justice par la victime directe ne permet pas au fournisseur de prendre la mesure des éventuelles dettes d’indemnisation dont il sera débiteur si des victimes par ricochet agissent par la suite. Enfin, retenir la date de citation par la victime directe pourrait aboutir à priver le fournisseur de tout recours : tel serait le cas si la victime indirecte agissait contre le fournisseur plus d’un an après la victime directe.
Le recours du fournisseur contre le producteur ne doit donc pas s’analyser de manière globale. L’application de l’article 1245-6 du Code civil suppose de distinguer les différentes dettes de réparation, et d’observer pour chacune la date de citation en justice. Il y aura donc autant de délais de prescription que de citations en justice.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 1re civ., 15 mars 2017, n° 15-27740 : JCP G 2017, 466, note Borghetti J.-S.
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2.
V., pour des faits similaires : Cass. 1re civ., 26 nov. 2014, n° 13-18819 ; Cass. 2e civ., 4 juin 2015, n° 14-17505 ; Cass. 1re civ., 11 mars 2014, n° 13-13852.
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3.
En principe, la violation de la loi par fausse application ou refus d’application de la loi suppose que la qualification des faits a été correctement effectuée : Jobard-Bachellier M.-N., Bachellier X. et Buk Lament J., La technique de cassation, 2013, Dalloz, p. 155 et s.
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4.
Borghetti J.-S., La responsabilité du fait des produits, étude de droit comparé, 2004, LGDJ, préf. Viney G., spéc. § 206 et § 232.
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5.
L. n° 2016-138, 11 févr. 2016. V., nos obs., RTD civ. 2017, p. 215 et RTD civ. 2016, p. 473.
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6.
Brun P., Responsabilité civile extra-contractuelle, 4e éd. 2016, LexisNexis, § 749.
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7.
CJCE, 25 avr. 2002, n° C-52/00 ; CJCE, 10 janv. 2006, n° C-402/03 ; CJCE, 14 mars 2006, n° C-177/04 ; v. égal. Viney G., « L’interprétation par la CJCE de la directive du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux », JCP 2002, I, 177.
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8.
Sur ce texte, v. Viney G., « Les personnes responsables du fait des produits défectueux en droit français », in La responsabilité du fait des produits défectueux, recueil des travaux du GRECA, 2013, IRJS Édition, Bibliothèque de l’IRJS-André Tunc, t. 45, p. 45 et s., spéc., p. 49.
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9.
Cass. 1re civ., 26 nov. 2014, n° 13-18819 : D. 2015, p. 405 note Borghetti J.-S. ; RDC 2015, n° 111w4, p. 252, note Viney G. ; Resp. civ. et assur. 2015, p. 26, note Bloch L.
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10.
Sur ce point : Borghetti J.-S., « Le délai de prescription applicable aux recours entre producteurs coresponsables du dommage causé par le défaut de sécurité d’un produit », JCP G 2017, 466.
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11.
La jurisprudence a toujours eu une conception large de la notion d’action en justice : Klein J., Le point de départ de la prescription, 2013, Economica, préf. Molefessis N., p. 241, § 328. L’assignation en référé en vue de la nomination d’un expert fait donc courir le délai de prescription.
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12.
En ce sens, v. Borghetti J.-S., art. préc.
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13.
Klein J., Thèse préc., p. 240, § 326.
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14.
Toutefois, si on s’attache à la nature subrogatoire du recours, le point de départ pourrait être fixé au jour où le débiteur a indemnisé la victime, – jour où il acquiert la qualité de créancier subrogé ; Klein J., Thèse préc., p. 252, § 338.