Immobilier de bureaux : « Le développement du télétravail va structurellement faire baisser la demande de bureaux »
La crise économique et la montée en puissance du télétravail pèsent à la baisse sur le marché de l’immobilier de bureaux, notamment en Île-de-France. S’il est encore trop tôt pour mesurer précisément les effets de la restructuration du secteur en cours, il est tout autant impossible de présumer de « la fin d’une ère » pour les grands pôles tertiaires, selon Christian de Kerangal, le directeur général de l’Institut de l’épargne immobilière et foncière (IEIF).
Les Petites Affiches : Dans quelle situation est le marché de l’immobilier de bureaux plusieurs semaines après la reprise de l’activité économique ?
Christian de Kerangal : Pendant le confinement et les premières semaines qui ont suivi le déconfinement, il y a eu très peu de transactions sur le marché locatif. Un certain nombre de transactions ont été réalisées en revanche sur le marché de l’investissement, notamment des transactions qui étaient en cours et qui se sont conclues durant cette période.
Aujourd’hui, la reprise sur le marché locatif est assez lente. Beaucoup d’entreprises qui avaient des projets de déménagement scrutent l’ampleur de la crise qui nous est prédite à partir de la rentrée. Avant de relancer leur projet, ces entreprises préfèrent patienter et mesurer les éventuelles coupes dans les effectifs qui pourraient être engagées du fait de la récession. Nous avons noté néanmoins récemment quelques prises à bail qui ont fait l’actualité. Je pense notamment à Goldman Sachs qui a annoncé début juin, la location de 6 500 m² de bureaux au 83 avenue Marceau, à Paris. Ou encore la signature, par Total, du bail en état futur d’achèvement de la future tour The Link à La Défense.
À ces doutes qui pèsent sur l’économie, s’ajoutent ceux des loyers de l’immobilier de bureaux. Vont-ils baisser ou non ? Il pourrait y avoir des opportunités à réaliser pour les entreprises. À titre personnel, je pense qu’ils vont se stabiliser ou légèrement baisser dans Paris intra-muros, mais qu’ils vont en revanche baisser de manière plus significative dans les secteurs où l’offre est la plus importante, notamment dans la première couronne Nord et l’ensemble de la grande couronne.
Enfin dernier sujet qui nourrit l’attentisme des entreprises, et dont on parle beaucoup en ce moment, c’est l’impact du télétravail dans les futurs modes organisationnels. Si le télétravail se développe de manière importante, cela pourrait avoir des effets sur la demande de bureaux. Il y a fort à parier que la période de confinement et le télétravail forcé que beaucoup d’entreprises ont dû mettre en place, qui plus est avec un certain succès, va accélérer une tendance qui était déjà en marche. Reste à savoir désormais jusqu’à quel point cette nouvelle réalité va-t-elle s’imposer ? Nous manquons encore de données chiffrées et de recul sur le sujet.
LPA : Faut-il en déduire que le marché de l’immobilier de bureaux ne retrouvera jamais son niveau d’avant la crise ?
C.K. : C’est très difficile à prédire. La seule certitude dont nous disposons aujourd’hui, c’est la tendance à la hausse du travail à distance. Les entreprises miseront-elles sur un, deux ou trois jours de télétravail ? On ne peut pas le dire pour l’instant. En effet, tout le monde reconnaît l’importance pour n’importe quelle entreprise de disposer d’un lieu physique. Un lieu où l’on se retrouve, où l’on nourrit la cohésion d’équipe et qui sert de point d’appui au développement des projets et à la créativité. Il y a donc de nombreux paramètres qui rentrent en ligne de compte.
On peut supposer que le développement du télétravail couplé au réaménagement des espaces de travail, notamment via le développement du flex office, va structurellement faire baisser la demande de bureaux à moyen terme. Et cette demande va se structurer principalement dans les grands centres urbains, là ou l’offre en transports en commun et en services urbains est la plus complète et diversifiée.
LPA : Les inégalités territoriales vont donc continuer à se creuser ?
C.K. : En région Île-de-France, le Grand Paris Express permettra probablement l’éclosion d’un ou deux nouveaux pôles tertiaires, mais cela restera l’exception. Il y aura effectivement un renforcement des pôles déjà existants et les plus attractifs. Le développement du travail à distance, et donc l’éloignement éventuel des zones d’habitats pour les salariés qui désireront s’installer dans un environnement moins dense, va renforcer la priorité des transports pour se rendre, par exemple, 3 jours par semaine au travail à Paris ou en première couronne. Les métropoles les plus accessibles à la capitale comme Reims, Nantes ou Orléans pourraient attirer ainsi davantage de personnes. Il est probable toutefois que l’accélération de ce phénomène, qui existe déjà, concerne essentiellement des cadres.
LPA : Le monde de « demain » mettra-t-il fin au modèle, encore dominant, de grandes tours situées dans des quartiers d’affaires très urbanisés notamment en Île-de-France ?
C. K. : Je ne suis pas sûr que l’on puisse affirmer la fin d’un modèle. Il est vrai que les salariés ont de nouvelles attentes. Ils souhaitent disposer d’immeubles et d’aménagements moins denses avec des espaces privatifs plus importants. Les bâtiments vont donc évoluer de manière à répondre à cette attente, mais je ne crois pas au Grand Soir.
Rappelons-nous la décennie des années 2000. La mode était alors au développement des campus d’entreprises. Des groupes qui étaient installés dans Paris ont déménagé, à l’époque, vers la première couronne et ces campus, notamment à Saint-Denis ou à Issy-les-Moulineaux. Or, la décennie suivante a vu s’exprimer une forme de rejet de ces campus par les salariés. Non pas parce qu’ils étaient mal pensés, mais parce qu’ils étaient trop éloignés du centre économique de la région. Dès lors qu’on rend visite à ses clients il y a beaucoup de transports en commun à prendre. Conséquence, si le rendez-vous est en milieu d’après-midi, le salarié rentre directement chez lui. Ainsi, les avantages du campus n’ont pas totalement contrebalancé les inconvénients induits par un éloignement de la centralité parisienne. Il y a eu logiquement ensuite une volonté pour certains de revenir vers Paris. Alors est-ce la fin, avec la crise que nous venons de vivre, de l’ère des tours ? Je ne le crois pas. Les nouvelles manières de concevoir et de penser ces tours leur permettent de rester attractives. La priorité aujourd’hui, pour les tours comme pour les campus, est d’être beaucoup plus ouverts sur la ville.