Sur les motifs d’un revirement limité de jurisprudence en matière contractuelle

Publié le 17/07/2020

Par sa décision du 27 mai 2020, le Conseil d’État opère un remarquable revirement de jurisprudence en matière de moyens invocables dans le cadre du contentieux contractuel. Le concurrent évincé peut désormais invoquer l’irrégularité de l’offre de l’attributaire, en dépit de l’irrégularité de sa propre offre. Il s’agit toutefois d’un revirement de jurisprudence limité aux seuls recours en référé, pour des motifs à tout le moins discutables.

CE, 27 mai 2020, no 435982

En application du principe dégagé dans sa décision dite SMIRGEOMES1, et depuis la décision dite Syndicat Ody 1218 newline du Lloyd’s de Londres et Bureau européen d’assurance hospitalière2, le juge administratif subordonnait l’opérance du moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire à la régularité de l’offre du concurrent évincé requérant. Dans la décision commentée dite Sté Clean Building3, le Conseil d’État opère donc un revirement de jurisprudence, cantonné aux procédures de référé. Davantage que ce revirement attendu, les motifs de sa limitation interrogent. Faute de précisions dans la décision, il convient de s’en remettre aux conclusions du rapporteur public, Gilles Pellissier, lesquelles évoquent deux motifs. Le premier tient au champ d’application des directives communautaires dites Recours (n° 89-665, 21 déc. 1989, n° 92-13, 25 févr. 1992 et n° 2007/66, 11 déc. 2007). Le second tient à la différence d’objet, de champ d’application et d’effet entre recours en référé et recours au fond.

I – Sur le motif tiré du champ d’application des directives Recours

Le changement de position de la haute juridiction paraît s’expliquer par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Gilles Pelissier cite ainsi plusieurs arrêts4, dont il ressort que « tous les candidats doivent tous pouvoir invoquer dans le cadre de la même procédure l’irrégularité des autres offres »5. Le Conseil d’État n’attendait donc que sa saisine sur la question pour consacrer un revirement, lequel demeure limité aux procédures de référé.

En matière de recours en contestation de la validité du contrat, nonobstant la jurisprudence communautaire, l’opérance du moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire reste en effet conditionnée à la régularité de l’offre du concurrent évincé requérant. Gilles Pelissier renvoie à cet égard à la décision dite Sté Cerba et CNAM6, aux termes de laquelle « un candidat dont l’offre a été à bon droit écartée comme irrégulière ou inacceptable ne saurait en revanche soulever un moyen critiquant l’appréciation des autres offres (…) il ne saurait notamment soutenir que ces offres auraient dû être écartées comme irrégulières ou inacceptables, un tel manquement n’étant pas en rapport direct avec son éviction et n’étant pas, en lui-même, de ceux que le juge devrait relever d’office ». Gilles Pelissier précise alors que « ce raisonnement n’est pas transposable aux référés précontractuel et contractuel, qui ont pour objet la transposition des règles européennes sur lesquelles porte la jurisprudence de la Cour de justice »7. Aussi, à suivre le rapporteur public, si le recours en contestation de la validité du contrat transposait des normes communautaires, le revirement de jurisprudence opéré par la décision Sté Clean Building concernerait aussi ledit recours. Autrement dit, selon Gilles Pelissier, la limitation du revirement aux seuls référés se révèle motivée par le statut du recours en contestation de la validité du contrat, en tant qu’il se situe en dehors du champ d’application des directives Recours, et en dépit du fait que « la portée la plus large doit (…) être donnée à la jurisprudence de la CJUE, comme elle l’a elle-même indiqué, notamment dans l’arrêt Lombardi »8.

Ce positionnement peut étonner. D’aucuns considèrent en effet que le recours en contestation de la validité du contrat, ouvert par la décision Sté Tropic Travaux Signalisations Guadeloupe9, consiste en la mise en œuvre des directives Recours10. Les conclusions du rapporteur public – Didier Casas – en attestent : « les autorités communautaires ont entamé une réforme des directives Recours dont le contenu, d’ores et déjà connu et qui vient d’être adopté en première lecture par le Parlement européen (v. proposition de directive, COM(2006) 195 final), est susceptible de remettre en cause cette inviolabilité contractuelle (…) dans les cas de violations les plus graves du droit communautaire des marchés – la passation sans aucune mise en concurrence ni procédure de publicité d’un marché de seuil communautaire – le projet de directive prévoit la même possibilité d’action directe contre le contrat alors même qu’il aurait déjà été signé »11. Didier Casas cite de plus les conclusions présentées par l’avocat général sur l’affaire Commission c/ Allemagne12, aux termes desquelles : « L’imposition d’une obligation d’annuler les contrats enfreignant la réglementation sur les marchés publics est également rendue nécessaire par un souci de dissuasion, afin de garantir un respect diligent des directives sur les marchés publics, aux fins d’une mise en œuvre efficace du droit communautaire »13. C’est pourquoi, en limitant aux seuls référés le revirement de jurisprudence opéré par la décision commentée, au motif que le recours en contestation de la validité du contrat ne transpose pas le droit communautaire, le Conseil d’État semble remettre en cause l’un des fondements dudit recours.

Sur les motifs d’un revirement limité de jurisprudence en matière contractuelle
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II – Sur le motif tiré de la différence entre recours en référé et recours au fond

À lire les conclusions de Gilles Pellissier, le second motif de la restriction aux seuls référés du revirement consacré – la raison « plus substantielle » – tient « à la différence d’objet des (…) recours »14. Dans un recours en contestation de la validité du contrat, l’intérêt à agir du concurrent évincé « tient à l’éventualité d’une remise en concurrence de l’achat public. Mais cette éventualité est ici trop incertaine et surtout ne justifie pas de faire un sort particulier au cas où l’offre retenue était irrégulière »15.

En suivant les conclusions du rapporteur public, le Conseil d’État crée d’abord un paradoxe. L’inopérance du moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire, invoqué par le concurrent évincé dont l’offre se révèle elle-même irrégulière, ne s’applique plus en référé, bien qu’elle repose sur le Code de justice administrative16. Elle continue en revanche de s’appliquer au fond malgré l’absence de fondement dans le Code de justice administrative. Ensuite, le Conseil d’État passe outre l’objet « originaire » d’un référé, en l’occurrence l’obtention rapide d’une décision juridictionnelle compte tenu de l’urgence de la situation. Enfin, le Conseil d’État fait aussi et surtout litière de l’identité d’objet des recours. Les recours aux juridictions constituent une garantie du respect du droit. Ils en assurent l’effectivité. En laissant substituer un contrat attribué à un concurrent en dépit de l’irrégularité de son offre, la juridiction préserve une situation contraire au droit. Le refus d’étendre le revirement de jurisprudence au recours en contestation de la validité du contrat pourrait se comprendre au regard de l’impératif de sécurité juridique. Un filet existe cependant puisque l’intérêt général demeure susceptible d’empêcher ou de différer la résiliation du contrat, sanction encourue en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence17.

Se pose par ailleurs la question du recours indemnitaire, a priori exclu du champ d’application du revirement de jurisprudence. Un tel recours ne vise pourtant ni la résolution ni la résiliation du contrat, de sorte que l’invocation de l’impératif de sécurité juridique semble inopérante. Même formée par le concurrent évincé, soutenant le moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire en dépit de l’irrégularité de sa propre offre, la requête en indemnisation vise à obtenir la réparation intégrale d’un préjudice, à savoir celui causé par la perte de chance de présenter une nouvelle offre régulière, dans le cadre d’une nouvelle procédure régulière, et dans les conditions rétablies d’une concurrence égale et saine.

Il conviendrait en tout état de cause et à tout le moins de réserver le cas de certaines procédures en cours d’instruction, en l’occurrence celles qui impliquent des concurrents évincés diligents mais – pour l’instant – malheureux. Il s’agit de ceux dont le juge des référés rejeta le recours notamment en raison de l’inopérance du moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de l’attributaire, compte tenu de l’irrégularité de leur propre offre, conformément à la jurisprudence constante jusqu’au revirement commenté. Aussi, pour ces requérants qui formaient ensuite un recours en contestation de la validité du contrat et/ou un recours indemnitaire, ne serait-il pas juste de prendre en compte le revirement de jurisprudence intervenu entre le rejet de leur recours en référé et le jugement – ou l’arrêt – à intervenir ?

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, sect., 3 oct. 2008, n° 305420, cons. 3 : Lebon, p. 324.
  • 2.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 11 avr. 2012, n° 354652, cons. 3 : Lebon T., p. 858.
  • 3.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 27 mai 2020, n° 435982, cons. 8 : Lebon T., à paraître.
  • 4.
    CJUE, 4 juill. 2013, n° C-100/12, Fastweb ; CJUE, 5 avr. 2016, n° C-689/13, PFE ; CJUE, 11 mai 2017, n° C-131/16, Archus et Gama ; CJUE, 5 sept. 2019, n° C-333/18, Lombardi.
  • 5.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 27 mai 2020, n° 435982 : Lebon T., à paraître ; v. les concl. de Pélissier G., http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020-05-27/435982.
  • 6.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 9 nov. 2018, nos 420654 et 420663, cons. 11 : Lebon, p. 407.
  • 7.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 27 mai 2020, n° 435982 : Lebon T., à paraître ; v. les concl. de Pélissier G., http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020-05-27/435982.
  • 8.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 27 mai 2020, n° 435982 : Lebon T., à paraître ; v. les concl. de Pélissier G., http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020-05-27/435982.
  • 9.
    CE, ass., 16 juill. 2007, n° 291545, cons. 2-4 : Lebon, p. 360.
  • 10.
    Dacosta B., « De Martin à Bonhomme, le nouveau recours des tiers contre le contrat administratif. Conclusions sur Conseil d’État, Assemblée, 4 avril 2014, Département de Tarn- et- Garonne », RFDA 2014, p. 425 et s.
  • 11.
    Casas D., « Un nouveau recours de pleine juridiction contre les contrats administratifs. Conclusions sur Conseil d’État, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation Guadeloupe », RFDA 2007, p. 696 et s.
  • 12.
    CJUE, 18 juill. 2007, n° C-503/04, Commission c/ Allemagne.
  • 13.
    CJUE, 18 juill. 2007, n° C-503/04, Commission c/ Allemagne : v. les concl. de Trstenjak V.
  • 14.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 27 mai 2020, n° 435982 : Lebon T., à paraître ; v. les concl. de Pélissier G., http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020-05-27/435982.
  • 15.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 27 mai 2020, n° 435982 : Lebon T., à paraître ; v. les concl. de Pélissier G., http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2020-05-27/435982.
  • 16.
    CJA, art. L. 551-10 et CJA, art. L. 551-14 ; CE, sect., 3 oct. 2008, n° 305420, cons. 3 : Lebon, p. 324.
  • 17.
    CE, 7e-2e ch. réunies, 10 déc. 2012, n° 355127, Sté Lyonnaise des eaux France : Lebon T., p. 855.
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