Le juge et la révision du contrat : vision du droit français
La réforme de 2016 allie prudence et audace. Elle s’abstient de consacrer la lésion qualifiée qui aurait pu conduire à une révision judiciaire du contrat. Mais elle innove doublement en accueillant la révision judiciaire pour imprévision et en généralisant la réduction unilatérale du prix en cas d’exécution imparfaite. Il est probable que le juge sera fréquemment amené à contrôler la mise en œuvre de cette sanction par le créancier.
Selon l’article 1103 du Code civil, « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». Les contrats valablement conclus tiennent également lieu de loi au juge. Libre au législateur d’autoriser toutefois le juge à pénétrer dans la sphère contractuelle afin de réviser un contrat déséquilibré lors de sa formation ou qui le devient au cours de son exécution ou encore à l’occasion de son inexécution.
Il est dommage que les changements substantiels apportés par la réforme de 2016 n’affectent pas la lésion, nouvellement désignée « défaut d’équivalence »1. En effet, les normes légales d’admission de la lésion, qui autorisent souvent un rééquilibrage judiciaire du contrat, demeurent inchangées. On peut regretter que le législateur ait préféré rattacher l’état de dépendance source d’un avantage manifestement excessif pour la partie forte au vice de violence2, au lieu d’accueillir la lésion qualifiée selon le modèle des instruments d’uniformisation du droit. Alors que la sanction de la violence est la nullité du contrat, celle de la lésion qualifiée aurait pu prendre la forme d’une révision judiciaire.
I – Le juge et la révision du contrat déséquilibré au cours de son exécution
A – Changement imprévisible de circonstances
L’ordonnance de 2016 a fait preuve d’audace en accueillant la révision judiciaire du contrat en cas d’imprévision. L’article 1195, fortement inspiré des instruments d’uniformisation du droit, est globalement bien pensé. Il l’est tout d’abord par la réglementation des conditions d’ouverture de l’adaptation ou de la cessation du contrat en raison des nouvelles circonstances. L’exécution doit être devenue excessivement onéreuse pour l’un des contractants. Il faut en second lieu que la partie lésée n’ait pas accepté d’assumer les risques du changement de circonstances. Une clause contractuelle de prise de risques pour faire barrage à l’adaptation judiciaire du contrat est susceptible d’un contrôle lorsqu’elle a été insérée dans un contrat d’adhésion3.
La norme mérite également d’être approuvée quant au processus qui s’ouvre lorsque ces conditions sont réunies. Le juge ne pourra pas être saisi d’emblée. Le texte prévoit une phase extrajudiciaire en vue d’un dénouement amiable, sans pour autant mettre à la charge des parties une obligation de renégociation.
À défaut d’accord des contractants dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. Le juge saisi se voit conférer à cet égard une large liberté d’appréciation pour opter en faveur de la révision ou de la résolution. Dans l’hypothèse où le litige ayant donné lieu au fameux arrêt Canal de Craponne devait être rejugé sous l’empire du nouveau texte, c’est la révision du prix qui s’imposerait. À l’opposé, un bouleversement lié à une révolution technologique rendant un bien obsolète conduira logiquement à une cessation du contrat.
L’article 1195 n’ayant qu’un caractère supplétif, la liberté contractuelle pourra s’épanouir sous diverses formes (mise à l’écart pure et simple de l’article 1195 ; adoption de clauses prévoyant une renégociation du contrat par les parties, sans intervention judiciaire ou avec une intervention judiciaire limitée à des mesures ciblées).
En accueillant la théorie de l’imprévision, la réforme rapproche le droit français du droit allemand4.
B – Le contrôle judiciaire du prix fixé unilatéralement par une partie
Cette fois-ci, la révision du contrat par le juge n’est qu’indirecte. Elle prendra la forme d’une allocation de dommages-intérêts. À propos des contrats-cadre5, la réforme se contente pour l’essentiel de codifier les fameux arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 1er décembre 1995, selon lesquels le contrat-cadre est valable même si le prix des contrats d’application est appelé à être déterminé unilatéralement par le vendeur, l’abus dans la fixation du prix étant uniquement sanctionnable par la responsabilité contractuelle du vendeur ou la résiliation du contrat.
En revanche, l’article 1165 relatif au prix dans les contrats de prestation de services est novateur. L’ordonnance traite d’une question qui relève d’une théorie générale des contrats spéciaux. Le champ d’application de la norme est celui des contrats de prestation de services, catégorie étrangère au Code civil, même réformé. Le principal contrat de prestation de services est le contrat d’entreprise qui, à la différence de la vente, ne nécessite pas un prix déterminé ou déterminable au jour de sa conclusion. Mais alors que la Cour de cassation admettait qu’à défaut d’accord des parties sur le prix celui-ci pouvait être fixé directement par le juge, l’ordonnance réduit malencontreusement le rôle du juge. L’article 1165 prévoit en effet que le prix peut être unilatéralement fixé par le créancier et « qu’en cas d’abus dans la fixation du prix [par le créancier] le juge peut être saisi d’une demande en dommages-intérêts ». Le juge n’est plus habilité à parfaire le contrat. Place à l’allocation de dommages-intérêts. L’article 1165 apparaît comme un reflet de la tradition française hostile à l’immixtion du juge dans la vie contractuelle. Ce faisant, le droit français se situe aux antipodes du droit allemand6.
II – Le juge et la révision du contrat inexécuté
L’inexécution contractuelle ouvre droit à diverses sanctions. Si la réforme reconduit le pouvoir du juge de réviser les clauses pénales manifestement excessives7 ou dérisoires, elle innove en revanche en accueillant la réduction unilatérale du prix en cas d’exécution imparfaite du contrat. Selon l’article 1223 du Code civil : « le créancier peut, après mise en demeure, accepter une exécution imparfaite du contrat et solliciter une réduction proportionnelle du prix. S’il n’a pas encore payé, le créancier notifie sa décision de réduire le prix dans les meilleurs délais ». La sanction est très générale. Elle s’applique à tout contrat prévoyant un prix, notamment à la vente et au contrat d’entreprise, même si celui-ci a pour objet une prestation immatérielle. La sanction est déclenchée unilatéralement par le créancier, comme cela ressort clairement de la norme dans l’hypothèse où le prix n’a pas été payé lors du déclenchement de la sanction. Il devrait en être de même si le prix a déjà été versé, en dépit de l’ambiguïté du terme « solliciter » et du silence gardé par le législateur sur le destinataire de cette sollicitation.
Si un juge est saisi – il risque de l’être fréquemment – son rôle est doublement limité. D’une part, le juge n’intervient qu’a posteriori, en cas de contestation de la réduction opérée unilatéralement par le créancier de l’exécution imparfaite. D’autre part, le juge demeure au service du contrat. La correction judiciaire se fera selon un paramètre strictement objectif, et non selon l’équité. Elle doit être proportionnelle à l’ampleur de l’inexécution.
Ce type de révision judiciaire n’est pas une nouveauté8. L’ordonnance généralise le remède à l’ensemble des contrats, allant au-delà de ce qu’admet le droit allemand.
Conclusion. On se réjouira que le législateur ait réformé le droit commun des contrats. Mais la plupart des contrats sont des contrats nommés régis par des règles spécifiques qui s’ajoutent ou dérogent au droit commun des contrats. Pareille réforme est urgente. En effet, le droit de la vente, et le droit du contrat d’entreprise notamment, ont beaucoup vieilli. Une réforme des contrats spéciaux permettrait de revenir sur la question du prix dans les contrats de prestation de services. Assurément, l’attractivité du droit français des contrats, l’un des moteurs de la réforme, dépend également d’une réforme du droit des contrats spéciaux.