L’enrichissement sans cause à l’épreuve du régime de la communauté légale réduite aux acquêts
L’époux commun en biens qui a participé sans rémunération à l’activité professionnelle de son conjoint ne subit aucun appauvrissement personnel lui permettant d’agir au titre de l’enrichissement sans cause.
Cass. 1re civ., 17 avr. 2019, no 18-15486, FS–PB
1. Indemnité, gains et salaires, industrie personnelle et collaboration bénévole de l’époux commun en biens. En droit des régimes matrimoniaux, un arrêt riche d’enseignements a été rendu par la Cour de cassation le 17 avril 20191. Les faits méritent d’en être rapportés : des époux étaient mariés sous le régime de la communauté légale réduite aux acquêts dont un jugement du 12 février 2009 a prononcé le divorce de Mme J. et de M. Y. Des difficultés sont survenues au cours des opérations de comptes, liquidation et partage de leur communauté. À ce propos, il ressort des investigations de l’expert que M. Y avait hérité en 1979 du portefeuille de l’agence d’assurances de son père situé à […] et, durant le mariage acquis, avec des revenus du travail, un cabinet à […] dont le prix a été payé par deniers à hauteur de 31 453 € provenant de la réparation d’un préjudice financier subi à la suite de la baisse du commissionnement fixé au titre des risques automobile, habitation et santé, afin de compenser une baisse de recettes. Ce faisant, les revenus en compensation ayant servi au financement de cette agence proviennent bien de l’activité de M. Y et sont le fruit du travail, bien commun. Les deux agences ayant été regroupées en 2008 ont été vendues au prix global de 424 518 €. Il ressort des multiples attestations circonstanciées que l’épouse verse aux débats que Mme J. a travaillé pendant les années de mariage dans l’agence d’assurances de son mari sans être ni payée ni déclarée, ce qui, compte tenu de ce qui a été constaté par l’expert au titre de la plus-value du portefeuille d’assurances, caractérise un appauvrissement de l’épouse et un enrichissement corrélatif sans cause ou injuste du mari qui a tardé à reconnaître cette participation substantielle. Sur le premier moyen, la Cour de cassation rejette le pourvoi en estimant que la cour d’appel de Montpellier a exactement déduit que ces sommes, qui compensaient une perte de revenus de l’époux, étaient entrées en communauté par application de l’article 1401 du Code civil et que le moyen n’est pas fondé. En revanche, sur le second moyen, la Cour de cassation censure les juges du fond en constatant que l’action de l’ex-épouse sur le fondement de l’enrichissement sans cause n’est pas envisageable dans le régime de la communauté légale réduite aux acquêts. Au vrai, si la réponse à la question de la qualification de l’indemnité destinée à compenser le préjudice financier subi à la suite d’une baisse des commissionnements d’un époux s’avère désormais classique puisqu’une ligne jurisprudentielle émanant de la haute juridiction semble s’être assez clairement dessinée (I), pour autant, la position de la Cour de cassation a pu poser question quant à la prise en compte de la collaboration de l’épouse à l’activité professionnelle de son mari (II).
I – Une question classique : la qualification des indemnités reçues durant le mariage
2. Le sort de l’indemnité. Pour la haute juridiction judiciaire, les juges du fond ont exactement déduit que ces indemnités (B), qui compensaient une perte de revenus de l’époux, étaient entrées en communauté par application de l’article 1401 du Code civil (A).
A – La notion d’indemnité en droit des régimes matrimoniaux
3. Substituts tant aux salaires qu’aux créances, pensions et droits attachés à la personne. Placée au cœur du contentieux de la qualification d’acquêts, la notion d’indemnité en droit privé2 a démontré, si besoin en était, que cette dernière, loin d’être dépassée à l’heure actuelle, demeure capitale. La notion d’indemnité, en raison de sa technicité, a toujours suscité un contentieux important, tant au regard des substituts aux salaires qu’aux créances, pensions et droits attachés à la personne. C’est en ces domaines que la notion d’indemnité prend tout son sens dans le contentieux. Il apparaît ainsi que toute indemnité transactionnelle de licenciement entre en communauté dès lors qu’elle n’a pas pour seul objet de réparer un dommage affectant uniquement la personne de l’époux créancier3. Des interrogations demeurent quant à l’application de cette solution au régime de participation aux acquêts, qui peut donner lieu à des difficultés d’appréciation4. Dans le même ordre d’idées, on sait que l’indemnité réparant le préjudice subi en matière de droit du travail doit être au moins égale à 6 mois de salaire5. En l’espèce, M. Y a obtenu une indemnité destinée à compenser le préjudice financier subi à la suite d’une baisse des commissionnements. Plus précisément, il s’agit d’une indemnisation de la perte de valeur d’un actif professionnel par nature6 détenu par M. Y.
4. Les indemnités réparant un préjudice professionnel7. Outre les substituts, tant aux salaires qu’aux créances, pensions et droits attachés à la personne, on rencontre des indemnités réparant un préjudice personnel. C’est la jurisprudence qui a fixé « le sort des indemnités allouées au titre de la réparation du préjudice corporel ou moral comme du préjudice professionnel »8. Selon le professeur Bernard Vareille, la question est la suivante : « S’agit-il tout d’abord de l’indemnité compensatrice d’un préjudice personnel, corporel ou moral ? Elle ressortit à la catégorie des propres par nature au sens de l’article 1404, premier alinéa, à raison de son attache étroite et exclusive à la personne. (…) S’agit-il au contraire d’une indemnité compensatrice de la perte de revenus consécutive à l’incapacité du bénéficiaire ? (…) C’est là par essence un substitut de salaires, qui abonde à la communauté, et, par conséquent, à la masse partageable »9.
B – L’indemnité destinée à compenser le préjudice financier
5. Réparation par compensation. La doctrine française enseigne traditionnellement qu’il convient d’opérer une distinction entre la réparation par restauration et la réparation par compensation10. La réparation par compensation est une notion qui présuppose l’impossibilité de rétablir la situation antérieure au dommage11. On peut concevoir que la réparation par compensation se subdivise entre d’une part, la réparation par équivalent qui suppose qu’il existe une commune mesure entre l’avantage alloué en compensation et le dommage subi financièrement et d’autre part la réparation par consolation suppose qu’il n’existe pas de commune mesure entre l’avantage alloué en compensation et le dommage subi12. Or en l’espèce, l’indemnité versée à M. Y était destinée à compenser le préjudice financier. Il s’agit donc d’une réparation par équivalent ne s’y substituant qu’en cas d’impossibilité de réparer en nature.
6. Nature commune de l’indemnité. Le mari excipait la nature propre de la somme versée à titre d’indemnisation de la perte de valeur d’un actif professionnel, qui constitue lui-même un bien propre. La cour d’appel, en retenant le contraire, pour en déduire que l’indemnité versée à M. Y destinée à compenser le préjudice financier subi à la suite d’une baisse des commissionnements était entrée à ce titre dans la communauté qui aurait, par conséquent, participé au financement de l’acquisition du cabinet de […], a violé les articles 1402, 1404 et 1406 du Code civil. La haute juridiction rejette le pourvoi en relevant que la cour d’appel en a exactement déduit que ces sommes, qui compensaient une perte de revenus de l’époux, étaient entrées en communauté par application de l’article 1401 du Code civil.
II – Une question plus originale : la prise en compte de la collaboration de l’épouse à l’activité professionnelle de son mari
7. Gains et salaires produits de l’industrie personnelle d’un époux commun en biens. Selon les magistrats du quai de l’Horloge, les gains et salaires, produits de l’industrie personnelle des époux, font partie de la communauté (A) tant et si bien que l’époux commun en biens qui a participé sans rémunération à l’activité professionnelle de son conjoint ne subit aucun appauvrissement personnel lui permettant d’agir au titre de l’enrichissement sans cause (B).
A – Les gains et salaires, produits de l’industrie personnelle des époux
8. L’article 1401 du Code civil et industrie personnelle et gains professionnels. L’article 1401 du Code civil édicte que : « La communauté se compose activement des acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de leur industrie personnelle que des économies faites sur les fruits et revenus de leurs biens propres ». Cet article 1401 du Code civil a suscité un vif débat doctrinal sur la nature propre ou commune des gains professionnels. Les commentateurs faisant valoir que seuls les investissements seraient communs et non les gains et salaires13. Cette interprétation doctrinale était appuyée par les termes de l’article 223 du Code civil qui dispose que chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage. La jurisprudence a jugé depuis de nombreuses années que « les gains et salaires, produits de l’industrie personnelle des époux, font partie de la communauté »14.
9. Industrie personnelle et droit à récompense. On peut s’interroger sur l’interdépendance entre l’activité professionnelle des époux et la communauté. Pratiquement, en l’espèce, l’épouse ayant travaillé bénévolement a-t-elle privé la masse commune de ses revenus ? En toute logique cette situation n’entraîne pas de transfert de valeur et ne peut donc ouvrir droit à récompense au profit de la communauté15. En l’espèce, les juges du fond avaient estimé que la valeur initiale du portefeuille d’assurances était de 148 386 €, la valeur empruntée à la communauté pour l’acquisition du cabinet de […] de 64 000 € et le prix de cession du cabinet de 424 518 €, la proportion dans laquelle les fonds empruntés à la communauté ont été employés à la constitution du portefeuille est de 3,31 et que le montant de la récompense due par M. Y à la communauté au titre du financement du cabinet d’assurances sera donc évalué à la somme de :
424 518 / 3,31 = 128 356,17 €.
Cette méthode est utilisée par évaluer le profit subsistant nécessaire au calcul de la récompense.
10. Intensité de l’industrie personnelle. On conçoit difficilement qu’il faille admettre un droit à récompense dans le cas où un époux a procuré une plus-value à un bien propre. C’est ainsi que la Cour de cassation a jugé qu’un époux ne doit récompense à la communauté que lorsqu’il a pris une somme sur celle-ci ou, plus généralement, lorsque l’époux a tiré un profit personnel des biens de la communauté. La Cour de cassation poursuit en considérant que la plus-value procurée par l’activité d’un époux ou de tiers non rémunérés ayant réalisé des travaux sur un bien appartenant en propre à cet époux, ne donne pas lieu à récompense au profit de la communauté16.
B – Absence d’appauvrissement personnel du conjoint
11. Enrichissement sans cause, action de in rem verso, enrichissement injustifié. L’enrichissement sans cause est une création d’origine prétorienne fondée sur l’équité dont le but est de s’assurer que nul ne puisse s’enrichir injustement aux dépens d’autrui. Dorénavant, l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des obligations a renommé l’action de in rem verso, enrichissement injustifié aux termes de l’article 1303 du Code civil qui dispose que : « En dehors des cas de gestion d’affaires et de paiement de l’indu, celui qui bénéficie d’un enrichissement injustifié au détriment d’autrui doit, à celui qui s’en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l’enrichissement et de l’appauvrissement ».
12. Cassation sans renvoi. Aux visas des articles 1401 et 1371 du Code civil, ce dernier dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la Cour de cassation dans un attendu particulièrement bien ciselé précise clairement que les gains et salaires, produits de l’industrie personnelle des époux, font partie de la communauté ; qu’il en résulte que l’époux commun en biens qui a participé sans rémunération à l’activité professionnelle de son conjoint ne subit aucun appauvrissement personnel lui permettant d’agir au titre de l’enrichissement sans cause. Parfaitement fondé juridiquement et équitable lorsque les époux sont mariés sous un régime séparatiste, le recours à l’action de in rem verso paraît inutile lorsque les époux sont mariés sous le régime de la communauté légale réduite aux acquêts car le conjoint, lors de la liquidation du régime matrimonial, profitera du boni de communauté. La Cour de cassation ne s’y est pas trompée : le conjoint ne subit aucun appauvrissement personnel du fait de son choix du régime matrimonial adopté par les époux.
13. Le statut de conjoint collaborateur : en guise de conclusion, on soulignera l’importance du choix d’un statut protecteur pour le conjoint collaborateur. Il est vrai que le débat a pu se poser quant à la question de la contradiction entre le contrat de travail qui suppose un lien de subordination et le principe d’égalité entre époux17 d’autant plus que la chambre sociale de la Cour de cassation semble sensible à la question car elle a jugé que : « Attendu cependant, d’une part, que l’existence d’un lien de subordination n’est pas une condition nécessaire à l’application du statut de conjoint salarié ; d’autre part, que dès lors qu’il est établi que l’un des époux participe ou a participé effectivement à titre professionnel et habituel à l’activité de son conjoint dans des conditions ne relevant pas de l’assistance entre époux, ce dernier ne peut pour faire échec aux dispositions de l’article L. 784-1 du Code du travail opposer à son conjoint l’absence de rémunération du travail accompli à son service »18. Gageons que le statut du conjoint collaborateur sera plus souvent emprunté.
Notes de bas de pages
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1.
Mikalef-Toudicle V., « L’époux collaborateur bénévole ne subit aucun appauvrissement personnel », Dalloz actualité, 7 mai 2019 ; Bonnet V. et Bosse-Platière H., « Collaboration du conjoint non rémunérée : la prestation compensatoire chasse-t-elle l'enrichissement sans cause ? », JCP G 2010, 1939-1942, p. 42 ; Anonyme, « Participation sans rémunération d'un époux à l'activité professionnelle du conjoint et absence d'enrichissement sans cause », JCP N 2019, 21, p. 17 ; « Participation bénévole d'un époux à l'activité professionnelle de son conjoint et enrichissement sans cause », Defrénois flash 27 mai 2019, n° 151a0, p. 16.
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2.
Le Gallou C., La notion d'indemnité en droit privé, thèse, 2004, Paris XIIe.
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3.
Rousseau É., « Actif de communauté et indemnité de licenciement », Defrénois 15 mai 2012, n° 40485, p. 468.
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4.
Niel P.-L. et Morin M., « Qualifications de l'indemnité de licenciement et du contrat d'assurance-vie lors de la dissolution du régime de la participation aux acquêts », LPA 6 mars 2018, n° 133f5, p. 19.
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5.
Anonyme, « Nullité du licenciement lié à un harcèlement moral - L’indemnité de 6 mois de salaire est due intégralement quelle que soit l’ancienneté », Liaisons sociales quotidien 20 mai 2014, n° 92, dossier Jurisprudence hebdo, section Les arrêts décisifs de la semaine.
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6.
Niel P.-L., « La société d'acquêts à l'épreuve du droit fiscal », AJDI 2018, p. 212.
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7.
Mikalef-Toudicle V., « L’époux collaborateur bénévole ne subit aucun appauvrissement personnel », Dalloz actualité 7 mai 2019.
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8.
Vareille B., « Régimes de communauté : qualification des indemnités allouées en raison d'une invalidité ou d'une incapacité permanente partielle », RTD civ. 2005, p. 819.
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9.
Vareille B., « Régimes de communauté : qualification des indemnités allouées en raison d'une invalidité ou d'une incapacité permanente partielle », RTD civ. 2005, p. 819, op. cit.
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10.
Brun P. et a., « Rapports entre forme et effet de la réparation », Le Lamy Droit de la Responsabilité, n° 296-8, mise à jour mai 2018.
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11.
Brun P. et a., « Rapports entre forme et effet de la réparation », Le Lamy Droit de la Responsabilité, n° 296-8, mise à jour mai 2018, op. cit.
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12.
Brun P. et a., « Rapports entre forme et effet de la réparation », Le Lamy Droit de la Responsabilité, n° 296-8, mise à jour mai 2018, op. cit.
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13.
Revel J., Les régimes matrimoniaux, 9e éd., 2018, Dalloz, coll. Cours, n° 182.
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14.
Cass. 1re civ., 8 févr. 1978, n° 75-15731 : Bull. civ. I, n° 53.
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15.
Revel J., Les régimes matrimoniaux, 9e éd., 2018, Dalloz, coll. Cours, n° 419, op. cit.
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16.
Cass. 1re civ., 26 oct. 2011, n° 10-23994.
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17.
Aulagnier J. et a., « Généralités », Le Lamy Patrimoine, n° 210-35, mise à jour octobre 2014.
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18.
Cass. soc., 13 déc. 2007, n° 06-45243 : arrêt cité in Aulagnier J. et a., « Généralités », Le Lamy Patrimoine, n° 210-35, mise à jour octobre 2014, op. cit.