Le tramway et ses voies propres : petite illustration des travers de la loi Badinter
L’arrêt du 5 mars 2020 rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation offre l’occasion de revenir sur la problématique des voies propres et des voies partagées en matière d’accident de la circulation. La solution est classique mais laisse entrevoir que tout n’est pas encore parfaitement prévisible en ce domaine. Trente-cinq ans après la loi Badinter, nous en sommes toujours à tracer péniblement les frontières du droit spécial. Ne serait-il pas temps alors d’en sonder la pertinence même ? Faut-il que le sort d’une victime dépende à ce point des circonstances et du hasard ?
Cass. 2e civ., 5 mars 2020, no 19-11411, F-P+B+I
L’accident subi par un piéton et dans lequel est impliqué un tramway est-il un accident de la circulation, soumis au droit spécial de la loi du 5 juillet 1985 ? On sait que l’article 1er de cette loi fournit une réponse assez ambiguë en écartant de son champ d’application les chemins de fer1 et les tramways circulant sur des voies qui leur sont propres. Il est donc revenu à la jurisprudence d’expliquer ce qu’il fallait entendre par « voies propres », et c’est l’intérêt de l’arrêt du 5 mars 2020 que de venir préciser cette notion, sans toutefois, on le regrettera, dissiper toutes les zones d’ombre.
En l’espèce, une victime piétonne reprochait à la cour d’appel de Bordeaux d’avoir exclu l’application du droit spécial pour un accident survenu avec un tramway. Le moyen soutenait qu’une voie propre est une voie totalement inaccessible aux piétons et aux autres véhicules ; or il y avait, sur le parcours de ce tramway, des passages piétons et des carrefours, preuves que la voie était bien partagée. La cour d’appel, de son côté, avait constaté que la portion de voie où s’était produit l’accident était exclusivement réservée à la circulation du tramway. En somme, tandis que la victime estimait qu’il fallait considérer la voie dans la totalité de son parcours, les juges d’appel s’en tinrent à l’observation précise du lieu de l’accident.
La question posée à la Cour de cassation portait donc sur le point de vue à adopter : doit-on se focaliser sur le secteur de l’accident ou qualifier la voie dans son ensemble ? Les hauts magistrats optent pour la première solution. Ils approuvent la cour d’appel dans un long attendu qui nous fournit une description minutieuse de l’agencement des différentes voies de circulation, permettant de qualifier celles du tramway de voies propres. Il suffit donc que l’accident se soit produit sur une portion de voie réservée exclusivement à la circulation de ce dernier pour que la loi de 1985 soit écartée.
L’arrêt vient illustrer l’une des nombreuses difficultés de détermination du domaine de la loi. En effet, alors qu’il a ici été écarté, le droit spécial pourra très bien s’appliquer dans des cas d’espèces finalement assez proches. C’est pourquoi, cet arrêt du 5 mars 2020 invite aussi à quelques réflexions sur la loi de 1985 elle-même, ses imperfections et sa raison d’être. Si on peut sans doute approuver les magistrats d’avoir évincé le droit spécial en l’espèce (I), il n’en demeure pas moins que, comme tant d’autres, cet arrêt discrédite le principe même d’un droit spécial pour les accidents de la circulation (II).
I – Le droit spécial évincé
À s’en tenir aux règles du droit des accidents de la circulation et à la jurisprudence, la solution n’est pas très surprenante, s’agissant d’un accident survenu à un endroit où les voies du tramway n’étaient pas accessibles aux autres usagers. On peut en revanche être étonné par la motivation déployée, longue mais confuse. Si le rejet du pourvoi était donc prévisible (A), la motivation en revanche ne convainc pas totalement (B).
A – Une solution prévisible
De prime abord, on aurait pu croire que le pourvoi aurait pu prospérer. En effet, dans un arrêt du 17 novembre 20162, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait pu affirmer qu’« une voie ferrée n’est pas une voie commune aux chemins de fer et aux usagers de la route, ces derniers pouvant seulement la traverser à hauteur d’un passage à niveau sans pouvoir l’emprunter ». Un raisonnement a contrario aurait pu permettre d’en déduire qu’une voie est commune dès lors que d’autres usagers peuvent l’emprunter, ce qui est occasionnellement le cas pour le tramway. Ainsi, une analyse ut universi de la voie permettrait de la qualifier de commune dès lors que, çà et là, elle serait ouverte à d’autres usagers. Mais cette interprétation aboutirait à vider de son sens l’exclusion posée par l’article 1er de la loi de 1985, car toutes les voies de tramway seraient alors qualifiées de voies communes. Il est bien rare en effet que celles-ci ne se mêlent pas aux autres voies de circulation à un endroit ou à un autre.
Cela étant, cette exclusion du domaine de la loi des tramways en site propre étant on ne peut plus contestable, on aurait pu imaginer que la Cour de cassation, dans un élan de bienveillance à l’égard des victimes, prenne des libertés avec cet article 1er dont plus personne ne veut aujourd’hui3. Elle a préféré s’en tenir à son analyse classique, telle qu’on la trouve, par exemple dans un arrêt du 29 mai 19964, écartant l’application de la loi de 1985 au motif que les voies du tramway étaient séparées de la rue par un terre-plein planté d’arbustes formant une haie vive. En témoigne également un arrêt du 16 juin 20115, dans lequel la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait considéré qu’« un tramway qui traverse un carrefour ouvert aux autres usagers de la route ne circule pas sur une voie qui lui est propre ». C’est donc bien le lieu de l’accident qu’il faut considérer pour qualifier la voie. Dans notre affaire du 5 mars 2020, il n’était guère étonnant que la loi de 1985 n’ait pas été déclarée applicable. L’accident n’avait eu lieu ni dans un carrefour ouvert aux autres usagers de la route, ni dans un endroit où la voie du tramway était partagée.
B – Une motivation discutable
On peut regretter cependant qu’au lieu d’un attendu clair et net, la Cour de cassation ait repris les descriptions alambiquées de la cour d’appel. Il aurait suffi de dire que la voie du tramway n’est commune qu’à l’endroit où d’autres usagers peuvent l’emprunter. Mais le lecteur se perd dans un portrait pointilliste des lieux : barrières, poteaux, plantations, couleurs, bordure surélevée : tout est minutieusement mentionné comme si la solution finale en dépendait, alors qu’on n’en exige pas tant pour qualifier des voies de voies propres. La motivation concise a finalement ses avantages !
Il faut observer que la Cour de cassation reprend la constatation des juges du fond selon laquelle « le point de choc ne se situait pas sur le passage piéton mais sur la partie de voie propre du tramway après le passage piéton ». Cette précision suscite quelques doutes. La Cour a-t-elle voulu indiquer que la voie du tramway devient commune au passage piéton ? Et donc qu’un passage piéton est, comme un carrefour, un endroit où la voie est ouverte aux autres usagers de la route ? Cette analyse serait difficilement conciliable avec celle qui a été adoptée pour le chemin de fer, pour lequel, rappelons-le, la voie ne devient pas commune si on ne peut que la traverser. Néanmoins, puisque chemins de fer et tramways obéissent déjà à deux régimes différents (la voie ferrée ne devenant jamais commune), cette divergence serait bien peu problématique.
L’arrêt du 5 mars 2020 pose donc autant de questions qu’il en résout : nous avons ici la confirmation que, pour qualifier une voie de tramway de propre ou de commune, il faut considérer uniquement le tronçon concerné par l’accident. Toutefois nous ne savons pas encore très nettement à quels moments la voie de tramway devient commune : suffit-il que les piétons puissent la traverser ou faut-il également que les usagers puissent l’emprunter ? Ces questions improbables paraissent bien triviales. Ne sont-elles pas, au fond, de nature à discréditer le droit spécial lui-même ?
II – Le droit spécial discrédité
Une fois de plus, le droit des accidents de la circulation nous plonge dans une casuistique assez peu glorieuse6. Cet arrêt est une belle illustration de ces discussions sans fin auxquelles mène l’interprétation de la loi de 1985. On n’y verrait pas trop d’inconvénients si notre droit positif était satisfaisant et n’aboutissait pas à une hiérarchisation contestable des victimes (A), remettant en cause le principe même d’un droit spécial réservé à certains seulement (B).
A – Une hiérarchisation contestable des victimes
En créant un droit à deux vitesses, avec d’une part des victimes privilégiées, et d’autre part des victimes de droit commun, la loi du 5 juillet 1985 a fait naître un contentieux massif quant à son domaine d’application7. Nombreuses sont les victimes – comme celle de l’arrêt du 5 mars 2020 – qui s’efforcent de montrer qu’il y a eu accident de la circulation, tandis que les responsables tentent de prouver le contraire. Rappelons en effet que pour les accidents de la circulation, et s’agissant des dommages à la personne, il n’est pas possible d’opposer à la victime non conductrice sa propre faute pour réduire son droit à indemnisation, sauf faute inexcusable. En revanche, lorsque c’est le droit commun de l’article 1242 alinéa 1er du Code civil qui s’applique, le responsable peut bénéficier d’une exonération partielle s’il prouve la faute de la victime8. L’enjeu est donc important, et l’arrêt en donne la mesure : si traverser en dehors des passages piétons n’est probablement pas une faute inexcusable au sens de la loi de 1985, il ne fait aucun doute que c’est une faute au sens de l’article 1240 du Code civil. La victime de l’arrêt du 5 mars 2020 verra donc son indemnisation réduite. Toutefois si, au lieu d’avoir été percutée par le tramway, elle l’avait été par une voiture de l’autre côté des barrières, elle aurait pu être indemnisée entièrement de son dommage. De même, si elle avait été blessée à un carrefour, la loi de 1985 aurait été applicable. Le sort a voulu qu’elle le soit par un tramway sur un tronçon de voies propres : sa faute réduira donc son droit à indemnisation.
Certes, on remarquera que cette victime avait été particulièrement insouciante en traversant un endroit visiblement conçu pour interdire aux piétons de franchir les voies. Doit-on pourtant, en France, au XXIe siècle, hiérarchiser les victimes et considérer que, même fautives, celles qui sont victimes d’un tramway méritent une moindre protection que celles qui sont blessées par une voiture9 ? Il est singulier, d’ailleurs, que la Cour de cassation, d’ordinaire si protectrice des victimes fautives grâce à une conception très restrictive de la faute inexcusable, soit ici sévère en refusant le bénéfice de la loi de 1985.
B – Une réforme indispensable du droit spécial
Cet arrêt du 5 mars 2020 nous montre bien sûr que le droit des accidents de la circulation lui-même devrait être réformé. Il y a aujourd’hui une certaine unanimité sur ce point10. La réforme du droit de la responsabilité civile aboutira probablement à supprimer l’exception relative aux tramways sur voies propres11.
Mais au-delà, devons-nous encore conserver un droit spécial des accidents de la circulation ? Lorsqu’au début du XXe siècle on avait commencé à réfléchir à l’intérêt d’un texte spécifique pour les accidents causés par des automobiles12, certains avaient pertinemment posé la question de cette hiérarchisation des victimes : pourquoi s’apitoyer davantage sur les unes plutôt que sur les autres13 ? On a avancé, à une époque, l’argument de l’énergie cinétique, dont on avoue ne pas comprendre la pertinence : pourquoi donc, sous prétexte que celle-ci est considérable pour les véhicules, les victimes devraient bénéficier d’une procédure améliorant et accélérant leurs réparations ? Surtout, cet argument n’a plus aucun poids étant donné que même un véhicule stationné peut être impliqué dans un accident de la circulation.
Ce sont en vérité les tristes statistiques des accidents de la circulation qui ont justifié la création d’un droit spécial : la massification du contentieux a mené à une intervention du législateur. En effet, la rigueur du droit commun apparaissait d’autant plus insupportable qu’elle se répétait à un rythme effroyable. Il était donc indispensable que, s’agissant de dommages à la personne, les incidences de la faute de la victime soient neutralisées. C’est donc bien parce que le droit commun n’offrait pas satisfaction qu’il avait fallu le modifier. Mais au fond, si ce n’est l’argument statistique, rien ne justifiait qu’on réservât cette réforme aux accidents de la circulation.
Il aurait donc été préférable d’ajuster notre droit commun pour tous les accidents corporels. Cela aurait évité cet absurde contentieux relatif au domaine de la loi de 1985, et les terribles injustices qui en résultent. Cependant, il était hors de question de suggérer une telle révolution en 1985, car il avait déjà été extrêmement difficile d’adopter un texte dans une version pourtant très édulcorée14. En son temps, la loi Badinter fut une véritable victoire et offrit à notre droit une très belle avancée.
Mais aujourd’hui, trente-cinq après, ne serait-il pas temps de réformer notre droit des dommages corporels pour l’uniformiser ? Laissons au droit pénal le soin de sanctionner les comportements contraires au Code de la route. Le droit civil ne devrait s’attacher qu’à une indemnisation juste des dommages, sans hiérarchie entre les victimes15.
Notes de bas de pages
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1.
Pour les chemins de fer, la question des voies propres n’aurait jamais dû se poser. Le législateur n’avait pas envisagé que l’expression « circulant sur des voies qui leur sont propres » s’applique aux chemins de fer. Dans sa version initiale, l’article 1 visait les tramways en « site propre », expression qui fut modifiée. Collet F., Rapp. Sénat n° 225, 1984-1985, p. 17 : « Dans l’amendement qu’il présentera à l’article premier, votre Commission vous proposera d’ailleurs de remplacer l’expression assez obscure “tramways en site propre” par l’expression “tramways circulant sur des voies qui leur sont propres” ».
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2.
Cass. 2e civ., 17 nov. 2016, n° 15-27832 : D. 2017, p. 605, note Toutai N. et Becuwe O. ; RTD civ. 2017, p. 166, note Jourdain P. ; RCA 2017, p. 13, n° 2, note Groutel H. ; Gaz. Pal. 10 janv. 2017, n° 283e7, p. 30, note Jacquemin Z. ; JPC G 2017, 454, spéc. n° 10, note Bloch C. – Dans le même sens : Cass. 2e civ., 8 déc. 2016, n° 15-26265.
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3.
À commencer par la Cour de cassation elle-même, depuis son rapport de 2005.
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4.
Cass. 2e civ., 29 mai 1996, n° 94-19823.
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5.
Cass. 2e civ., 16 juin 2011, n° 10-19491 : D. 2011, p. 2184, note Kobina Gaba H. ; RTD civ. 2011, p. 774, note Jourdain P. ; RGDA 2011, p. 997, note Landel J. ; Gaz. Pal., 6 oct. 2011, n° 279, p. 24, note Mekki M. ; LPA, 1er déc. 2011, p. 21, note Dagorne-Labbé Y.
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6.
Le vœu du législateur était tout autre : « le législateur ne doit pas laisser à une jurisprudence fluctuante le soin de régir les principes de responsabilité dans une matière qui revêt tous les aspects d’un fléau national. » (Rapp. Sénat, préc., p. 6)
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7.
Leduc F., « Le cœur et la raison en droit des accidents de la circulation », RCA 2009, dossier 4.
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8.
L’exonération sera totale si cette faute présente les caractères de la force majeure.
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9.
Groutel H., « Le droit à indemnisation des victimes d’un accident de la circulation », L’Assurance française, 1987, spéc., p. 29, évoquant le caractère discriminatoire de la loi ; Chabas F., Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, 1988, Litec ; Gaz. Pal. 1988, § 179, p. 160 et s. ; Hocquet-Berg S., « Les inégalités entre les victimes », RCA 2015, dossier 14.
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10.
De même que pour améliorer le sort du conducteur victime.
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11.
Pour les chemins de fer, nous rejoignons la position de Knetsch J., « Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ? », D. 2019, p. 138.
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12.
Roemer F., « Les trente ans de la loi Badinter : bilan et perspectives », RCA 2015, rep. 8. ; Colin A., « Responsabilité en matière d’accidents d’automobile », Bulletin de la Société d’études législatives 1907, p. 273 et s.
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13.
Répondant à Colin A., qui soutenait l’adoption d’un texte spécial compte tenu du nombre important d’accidents anonymes, Quérenet M. répliqua : « Pourquoi une loi spéciale en matière d’accidents d’automobiles seulement ? Que ferez-vous vis-à-vis du cocher-laitier, du cocher-boucher ou du cocher de fiacre qui aura pris la fuite ? Ceux-là ne prennent-ils pas la fuite comme un conducteur d’automobile ? » (…) « la seule partie du raisonnement qui tienne, à savoir « que celui qui crée le risque en doit supporter les conséquences » ne justifie pas votre exception contre l’automobiliste : car il peut s’appliquer également au cheval, à la voiture, à la bicyclette et même à la charrette », Bulletin de la Société d’études législatives, 1907, p. 360 et 366. Dès 1907 on proposa d’indemniser toutes les victimes d’accident, quelles qu’elles soient. V., Thaller, Bulletin de la Société d’études législatives, 1907, p. 394 : « Ne convient-il pas de rassurer l’opinion en lui donnant l’assurance que de toute manière, en cas d’accident, la victime sera indemnisée par une caisse nationale ? ».
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14.
Tunc A., L’interprétation par les tribunaux de la loi française du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes d’accident de la circulation, 1991, Thessalonicae.
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15.
Lambert-Faivre Y. et Porchy-Simon S., Droit du dommage corporel, système d’indemnisation, 8e éd., 2016, Dalloz, § 19.