2019 : crise politique ou crise de régime ?
Dominique Rousseau analyse la crise actuelle des « Gilets jaunes » avec son regard percutant, tant sur les régimes qui se sont succédés que d’un point de vue politique.
« 1789 a commencé en 1715 », dit Bertrand Tavernier dans son film Que la fête commence. Où se situe 2018 dans l’histoire politique et sociale française ? Est-ce une année qui s’inscrit dans la suite des années 1968, 1986, 1995, 2005, 2015 et qui en attend d’autres en 2020, 2023… ? Ou bien est-ce l’année ultime, celle qui fait éclater le système politique ? Difficile à dire dans le moment où les événements se déroulent. Il n’est pas sûr que les hommes et les femmes de 1789 savaient qu’ils étaient en train de « faire la Révolution » et encore moins qu’ils faisaient exploser un système qui allait donner, 10 ans plus tard, Napoléon et l’Empire. Rétrospectivement, il est toujours facile de dégager un sens, voire une évidence mais, sur le moment, la chose est plus difficile.
De l’expérience de ces dernières semaines, quelques faits, simples mais forts, ressortent : les silencieux parlent et les invisibles se font voir. Ce qui se joue et se vit dans les ronds-points c’est l’expérience de la solidarité, de l’entraide, de l’interdépendance, de la coopération, qui sont autant de valeurs en rupture avec celles imposées par le système libéral. Depuis 1789, le principe de légitimité politique est celui énoncé par Sieyès : « Le peuple ne peut parler et ne peut agir que par ses représentants ». Les constitutions valorisent sans doute la figure du citoyen et énoncent toutes le principe du « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple », mais elles consacrent l’essentiel de leurs dispositions à déposséder le peuple de son pouvoir en organisant et légitimant l’existence et la parole des représentants et par conséquent l’absence et le silence des représentés.
Or il advient toujours un moment où ceux au nom desquels « on » décide entrent en rébellion ouverte contre les porte-parole institués. Quand une telle situation se produit, quand le système représentatif est nu, l’expression qui, comme par hasard, s’impose sous la plume est celle de « tremblement de terre » ou de « séisme politique ». C’est le moment « gilet jaune ». Le principe représentatif disjoncte. Et émerge un autre principe de légitimité, celui de l’action continue des citoyens, en dehors des dimanches électoraux tous les cinq ans, sur les affaires de l’État, de leur région, de leur commune, de leur profession, de l’Europe, du monde pour construire le commun des peuples et non l’isolement des peuples. Quand le principe qui légitimait les institutions est en crise et qu’un autre s’impose, 1789 n’est pas loin, la crise n’est plus « politique », elle devient une crise « de régime ».
Nicolas Sarkozy élu en 2007 est battu en 2012. François Hollande élu en 2012 est empêché de se représenter en 2017. Emmanuel Macron élu en 2017 sera-t-il contraint de démissionner en… 2019 ? Rebond ou recall ? De la part de celui qui, à la différence d’un Mitterrand ou d’un Jacques Chirac, n’a connu aucun échec, le rebond est encore possible. Il aurait deux ressorts. Le premier est le scrutin européen du mois de mai. Si les « gilets jaunes » présentent une liste – voire deux ! – ils pourraient prendre des voix à Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon et, ironie du jeu électoral, permettre ainsi à la liste « Macron » d’arriver en tête et de réactiver en conséquence sa légitimité à gouverner.
La grande consultation nationale, ensuite. Le grand débat national n’est pas la convocation des états généraux. La Ve République n’est pas la monarchie absolue. Emmanuel Macron n’est pas Louis XVI. Jean-Luc Mélenchon n’est pas Robespierre. Éric Drouet n’est pas Jean-Baptiste Drouet, celui qui arrêta le roi à Varennes et… fut nommé sous-préfet de Sainte-Menehould par Napoléon qui le décora de la Légion d’honneur. L’histoire ne se répète pas, a écrit Marx, ou alors d’abord comme une tragédie et ensuite comme une farce.
Contre l’esprit du temps, un brin cynique, un brin complotiste, un brin angoissé, il faut prendre au sérieux le grand débat national. D’abord, parce qu’il répond exactement à ce qui est demandé depuis deux mois par les « gilets jaunes » : débattre. Toutes celles et tous ceux qui occupent les ronds-points ont pris la parole, rendu public leur quotidien et discuté des solutions. Ils étaient jusqu’alors la « majorité silencieuse » ; ils sont toujours la « majorité » mais aujourd’hui la « majorité parlante ». D’individus ils sont devenus citoyens en débattant entre eux de leurs problèmes. Le grand débat national s’inscrit dans cette logique en ouvrant, au-delà des « gilets jaunes », à tous les citoyens de multiples espaces pour débattre publiquement.
Ensuite, parce que les thèmes proposés au débat sont également ceux que les « gilets jaunes » souhaitaient : la fiscalité, la transition écologique, l’organisation de l’État et la démocratie. Sur tous ces sujets, les citoyens vont s’exprimer, leurs avis seront consignés par écrits et leurs propositions constitueront la base politique sur laquelle les élus devront délibérer. Le monopole parlementaire de la fabrication de la loi est brisé ; la démocratie représentative, à juste titre critiquée, pourrait devenir partagée entre les citoyens qui impulsent le rythme, qui donnent les idées, qui influencent l’agenda et les élus qui délibèrent de ces propositions et les transforment en normes juridiques.
Sans doute un succès du grand débat national permettrait à Emmanuel Macron de retrouver une légitimité politique et de sauver son quinquennat. Mais il permettrait surtout aux citoyens d’avoir gagné le pouvoir et le droit d’intervenir dans la détermination de la politique du pays entre deux moments électoraux. Ce qui serait une défaite de tous ceux qui pensent que l’acte citoyen s’arrête à celui de voter tous les cinq ans pour laisser ensuite les « compétents » décider.
Comparaison pour comparaison : imagine-t-on le général de Gaulle annoncer le 28 mai 1968 un grand débat national pour répondre aux dix millions de grévistes ? Il a préféré dissoudre l’Assemblée nationale et il obtenait en juin une écrasante majorité conservatrice ! Si Emmanuel Macron avait choisi la dissolution de l’Assemblée nationale plutôt que l’organisation du grand débat, comme certains lui demandaient, il lui aurait certainement été aussi facile de gagner les élections étant donné le mode de scrutin et l’état des oppositions. Le grand débat national est peut-être un risque mais comme dit un proverbe « On n’a rien sans risque » !
Si le rebond n’est pas à exclure, l’abdication reste possible. Car, même si consultation populaire et élection européenne sont des opérations réussies, Emmanuel Macron a suscité sur sa personne une telle haine destructrice que, quoiqu’il fasse désormais, le peuple n’attend même plus qu’il se soumette à sa volonté mais exige qu’il se démette de ses fonctions. Pour mettre qui ? En 1789, à force de couper les têtes, la France s’est retrouvée sous la coupe de Napoléon…