Cour de justice de la République : « À crime politique, justice politique » ?

Publié le 22/07/2022

Parmi les propositions du rapport Sauvé publié le 8 juillet dernier figure la suppression de la Cour de justice de la République, au nom du principe d’égalité devant la loi. Faire juger des politiques par des politiques est une idée qui remonte en France aux constituants et se fonde sur la séparation des pouvoirs, rappelle Me François Martineau. Ayant pratiqué la cour à l’occasion de l’affaire Balladur, il nous explique la raison d’être et le fonctionnement particulier de cette institution qui ne mérite pas forcément de disparaître. 

Cour de justice de la République : "À crime politique, justice politique" ?
Photo : Sophie Cottin-Bouzat/Adobe

Actu-Juridique : Vous avez assuré la défense de l’ancien Premier ministre Edouard Balladur, avec Me Felix de Belloy, devant la Cour de Justice de la République et obtenu sa relaxe.  Que vous inspire la proposition du rapport Sauvé de la supprimer ?

François Martineau : La proposition de faire disparaître la Cour de Justice de la République semble être une sorte de marqueur sans lequel tout projet électoral ou tout rapport sur les Institutions judiciaires manquerait de légitimité démocratique, une sorte de sacrifice obligé sur l’autel du principe de l’égalité du citoyen devant la loi pénale…On remarquera qu’il n’y a guère de candidat à la présidence de la République qui n’ait proposé, depuis 10 ans, de faire disparaître cette Cour mais que les projets constitutionnels destinés à mettre en œuvre cette réforme par la suite, en 2012 ou 2019, ont été mis de côté par le Parlement.

Actu-Juridique : Pourquoi vouloir réserver un traitement judiciaire spécifique aux politiques ?

FM : Il faut se rappeler que la Cour de Justice de la République a été instaurée par la Loi organique du 23 novembre 1993 pour succéder à la Haute Cour de Justice prévue à l’origine par la Constitution de 1958. Le législateur avait à cette époque un double objectif : d’une part constituer une instance crédible où les ministres pourraient être jugés pour les crimes et délits qu’ils auraient commis dans l’exercice de leurs fonctions et, d’autre part, tenir compte de la spécificité de l’action politique, action dont la mise en œuvre peut faire l’objet de toutes les attaques et surtout de toutes les manipulations. La solution retenue en 1993, unanimement saluée par l’ensemble des forces politiques, tentait déjà de concilier ces deux exigences, dont la satisfaction simultanée reste toujours au centre des réflexions du comité Sauvé …

Actu-Juridique : C’est une problématique ancienne, semble-t-il…

FM : Souvenons-nous tout d’abord que les constituants de 1791 étaient attachés au principe de séparation des pouvoirs : reprenant en cela l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen qui affirmait avec force que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Pour les constituants, il paraissait donc contraire à l’équilibre des pouvoirs que des magistrats de l’ordre judiciaire, à quelque occasion que ce soit, puissent s’immiscer dans l’appréciation de l’action des ministres. « A crime politique, juge politique » lançait lors des débats Lally-Tollendal. Ce principe se retrouve naturellement dans le célèbre article 13 livre 2 de la loi des 16-24 août 1790, toujours en application « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ».

D’où l’idée de faire juger les ministres par des représentants de la Nation, soit directement, soit par une Cour interposée : c’est la solution qui a prévalu en France tout au long des XIXème et XXème siècles, que ce soit par la Cour de Justice Impériale, la Chambre des Pairs sous la Monarchie de juillet, ou la Haute Cour de justice de la République sous la IIIème, la IVème et la Vème République ; ces Cours maitrisaient totalement le déclenchement des procédures, l’instruction, la mise en accusation, et le jugement de l’accusé. Mais leur lourdeur de fonctionnement, leur incapacité à agir rapidement contre des hommes politiques que la vindicte populaire désignait comme coupables avaient suscité de nombreuses critiques de la part de l’opinion publique.

Avec l’affaire du sang contaminé, à partir de 1985, celle-ci réclamait avec force que les politiques fussent jugés selon des procédures de droit commun et surtout dans des délais de droit commun exclusifs…de prescription ! C’est dans ce contexte que la loi organique de 1993 a créé cette Cour de Justice de la République qui, tout en maintenant pour les politiques un privilège de juridiction, n’en a pas moins rapproché son fonctionnement de celui des tribunaux répressifs de droit commun, en confiant notamment l’initiative des poursuites et l’instruction des affaires à des magistrats professionnels ; la Cour incarne encore aujourd’hui cet équilibre subtil !

Actu-Juridique : Comment fonctionne la Cour aujourd’hui ?

FM : Toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peut porter plainte auprès de la Cour de Justice de la République. Une formation particulière, la commission des Requêtes, composée de 7 hauts magistrats, auxquels d’ailleurs le professeur Matthieu propose d’adjoindre des parlementaires, va apprécier la recevabilité et l’opportunité de es plaintes, écartant ainsi celles qui ne sont ni fondées ni sérieuses, où qui répondent essentiellement à un objectif purement politique. Dans l’affaire du traitement politique de la crise de la Covid,  plus de 20 000 plaintes ont été déposées ! Ce filtre constitue une garantie pour les hommes et pour les femmes politiques, particulièrement sensibles à l’opinion publique (voir à ce sujet notre article du 25 mai 2020). Chacun sait  que la réputation d’un ministre peut être ruinée par une action médiatique ; que la mise en mouvement de la Cour de justice comme d’une institution de droit commun peut avoir de redoutables conséquences et conduire, par l’opprobre inhérent à toute accusation pénale, à son élimination pure et simple du jeu politique ou en tout cas à sa neutralisation. On l’a bien vu lors de l’élection présidentielle de 2012. Un tel filtre parait  d’autant plus nécessaire que dans notre société de communication le recours à la plainte pénale est devenu un moyen commode et peu onéreux d’action politique ; des juristes militants peuvent bâtir une accusation qui a l’apparence d’une qualification pénale sérieuse, la faire relayer sur les réseaux sociaux par une multitude de militants /partisans et donner ainsi l’illusion de la culpabilité d’un ministre …

Actu-Juridique : Quand est-ce que les politiques entrent en jeu dans la procédure ?

FM : Ce sont encore des magistrats professionnels qui diligentent, sur saisine de la commission des requêtes, l’instruction contre un ministre soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit dans l’exercice de ses fonctions ; cette commission a les mêmes devoirs et les mêmes pouvoirs que tout juge d’instruction de droit commun. Cette Commission d’instruction a ensuite le pouvoir de saisir la juridiction de jugement, en l’espèce la Cour de Justice de la République, par un arrêt de renvoi semblable à une ordonnance de renvoi qui clôt l’instruction de droit commun et saisit le tribunal correctionnel.

Ce n’est qu’à partir de l’audience de jugement que le principe posé par Lally-Tollendal retrouve sa force ; la Cour en effet est constituée de six sénateurs et de six députés outre son président, magistrat de la Cour de cassation, entouré de deux autres magistrats professionnels et issus de cette Cour. La décision est prise à la majorité des voix.

Ce sont bien alors députés et sénateurs qui apprécient la culpabilité des ministres et anciens ministres conformément à la tradition constitutionnelle française. Mais n’oublions jamais que ces juges parlementaires ont l’obligation de statuer en droit et en fait et ce conformément aux règles posées par le Code de procédure pénale.

Actu-Juridique : Alors, les critiques nombreuses adressées à cette institution depuis longtemps justifient elles sa suppression ?

FM : Sa suppression, non ! La modification de son fonctionnement, sans doute… Il faut toujours faire la part des choses entre les arguments de circonstance et la critique objective, dépourvue de présupposé idéologique, entre la critique de principe et les reproches techniques

Actu-Juridique : La commission Sauvé estime que  l’existence de la CJR  constitue un  privilège de juridiction pour  les politiques  en méconnaissance du principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi pénale…

FM : Certes…mais au-delà du rappel d’un principe aux allures de dogme, on aimerait bien lire la démonstration de ce que le non-respect de ce principe serait  contraire à l’efficacité de la  Justice et empêcherait qu’elle fût rendue avec la rigueur intellectuelle et morale nécessaire.

Une telle critique ne met-elle  pas en cause les parlementaires en leur déniant la capacité d’être impartiaux, voire d’être capable de juger en droit ? Les politiques seraient-ils plus sensibles à l’idéologie et à l’émotion et moins capables de faire fonctionner leur entendement que des juges professionnels ? La présence de pairs dans la Cour de Justice témoigne en réalité, dans l’esprit du législateur de 1993, du souci de choisir des juges qui connaissent bien le contexte politico-administratif dans lequel ont pu être prises des décisions critiquées et commises des infractions reprochées à un ministre, poursuivant ainsi l’objectif du prononcé d’une peine adéquate, proportionnée et individualisée.

Par ailleurs, si l’on fait grief aux politiques d’être jugés par des politiques, alors c’est le principe même de juridiction spécialisée que l’on peut remettre en cause ; en poussant le raisonnement à l’extrême pourquoi accepter que les juges administratifs jugent les fonctionnaires, que les salariés au Conseil des Prudhommes jugent les salariés ? Que les autorités administratives, juridictionnelles soient composées de spécialistes d’un domaine, boursier, communication, etc. où ils auront à apprécier les actes de personnes de leur milieu professionnel ?

Actu-Juridique : Une autre critique porte sur la faiblesse des peines infligées par la Cour de Justice de la République…

FM : Cette critique se nourrit de la constatation de la distorsion qui a parfois existé entre les peines prononcées dans une même affaire par la Cour de Justice de la République chargée du volet ministériel et des tribunaux correctionnels chargés d’apprécier la responsabilité des autres protagonistes de cette même affaire.

Mais si l’on prend un peu de recul et si l’on s’attarde sur les arrêts rendus par la Cour de Justice de la République en les comparant avec les jugements rendus par les juridictions de droit commun, ce n’est pas ce qui ressort de façon systématique. Prenons par exemple l’affaire Tapie : en première instance, alors que le tribunal correctionnel avait prononcé la relaxe de l’ensemble des coprévenus, la Cour de Justice de la République a, quant à elle, décidé d’entrer en voie de condamnation à l’égard de la ministre de l’économie et des finances.  De même, il est arrivé que parmi les prévenus qui se présentent devant elle dans une même affaire, la Cour de Justice en condamne lourdement certains et en relaxe d’autres comme dans l’affaire du sang contaminé, ce qui montre bien qu’il n’y a aucun systématisme ni complaisance généralisée dans les arrêts que la Cour peut rendre. Tous les praticiens savent au demeurant que les Cours sont  souvent plus clémentes que les Tribunaux de 1ére instance.

Enfin, et en tout état de cause, la sévérité d’une condamnation n’est pas le gage d’une décision juste.

Actu-Juridique : Il y a quand même un problème dans le fait que la loi organique de 1993 interdise aux victimes de se constituer partie civile devant la formation de jugement…

FM : Cette disposition, effectivement, ne permet pas à la victime d’avoir une place dans le cadre du procès pénal, ce qui constitue un vrai sujet, même si elle a la possibilité de déclencher l’action publique en saisissant la Commission des requêtes, et celle également de saisir un tribunal civil afin d’obtenir la réparation du dommage qu’elle aurait subi du fait de la commission de l’infraction par le ministre. Mais en fait, une telle critique repose sur l’idée que l’activisme des victimes, qui prétendent aujourd’hui à un rôle central dans le procès pénal, pourrait palier l’inertie d’un Parquet trop complaisant à l’égard d’un homme politique, ce qui reste une hypothèse peu vraisemblable, eu égard à la conscience professionnelle des procureurs…. On peut surtout se poser la question de l’utilité ou des risques de la médiatisation que la partie civile pourrait rechercher au-delà des nécessités de la procédure pénale : de ce point de vue le rapport Sauvé a bien souligné les dangers de l’utilisation de l’institution judiciaire à des fins essentiellement politiques… La Cour de Justice a, de ce point de vue, l’avantage d’une grande discrétion lors de la phase d’instruction d’une affaire.

Actu-Juridique : Dans l’affaire Balladur, il y avait un volet droit commun devant le tribunal correctionnel, et un autre devant la CJR qui fut jugé plus tard. Cela n’allonge-t-il pas inutilement la procédure ?

 FM : En effet, le plus souvent, la commission d’instruction de la Cour attend la clôture de l’instruction de droit commun et annexe à son dossier les éléments de cette procédure. En fait, il s’agit moins d’une question de délai que d’une question d’autonomie propre de la Commission d’instruction par rapport au premier juge d’instruction. Il n’en reste pas moins que les deux instructions restent nécessaires, en l’état, car les éléments strictement ministériels doivent être pris en compte pour apprécier la responsabilité éventuelle des ministres du gouvernement.  De surcroît, rien n’empêcherait techniquement la Commission d’instruction de la Cour de Justice de la République d’agir parallèlement et d’aller le plus vite possible à partir du moment où elle est saisie, en se détachant de l’instruction de droit commun.

Dans le cadre d’une réforme de l’Institution, l’on pourrait en tout état de cause envisager de donner à la Cour de Justice compétence pour juger toutes les parties prenantes à la décision critiquée, ministre bien sûr, mais aussi membre de son cabinet, fonctionnaire de son administration et /ou tout tiers impliqué, de sorte à unifier ainsi les opérations d’instruction.

Actu-Juridique : Les décisions de la CJR ont pour particularité de ne pas être susceptibles d’appel, une telle dérogation au droit commun n’est-elle pas critiquable au regard des droits de la défense ?

FM : La procédure relative à la Cour de Justice ne prévoit pas, en effet, que les ministres et anciens ministres condamnés aient la possibilité d’interjeter appel des arrêts qu’elle rend. Seul est possible un pourvoi en cassation ; ce pourvoi est apprécié par l’assemblée plénière de la Cour de cassation et dans un délai rapide de trois mois. La réflexion du législateur de 1993 était dominée par l’idée que des juges issus de la représentation nationale ne pouvaient commettre d’erreur dans l’appréciation des faits qui leur étaient soumis et que leur situation devait être clarifiée au plus vite, d’où la brièveté des délais laissés à la Cour de cassation pour statuer sur un éventuel pourvoi.

Cependant, pour satisfaire mieux encore cette exigence du double degré de juridiction, le promoteur de la loi de 1993, Edouard Balladur a, l ‘an dernier, suggéré d’intercaler  entre la Cour de Justice et la Cour de Cassation, une procédure d’appel confiée à une instance composée de représentants désignés par les bureaux des 2 chambres, Sénat et Assemblée Nationale, et de magistrats. C’est une façon de réaffirmer la prééminence du politique dans ce processus juridictionnel, et d’assurer le plein respect du principe de la séparation des pouvoirs, consubstantiel à toute démocratie.

Pour lire nos chroniques judiciaires sur l’affaire Balladur jugée devant la CJR début 2021, c’est par ici

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