Du bon usage de la liste électorale
Confirmant la position générale de la Commission d’accès aux documents administratifs, le Conseil d’État donne une acception large du droit de communication de la liste électorale à tout électeur qui en fait la demande, comme à la nécessité de refuser les demandes faites à des fins lucratives.
CE, 2 déc. 2016, no 388979
Le principe de la libre communication des listes électorales, garanti au profit de tout électeur, et depuis la loi du 11 mars 1988 de tout candidat et de tout parti ou groupement politique, n’est assorti par les textes que d’une seule réserve, posée par l’article R. 16 du Code électoral : lorsque la demande est formulée par un électeur – et elle peut alors porter sur l’ensemble des communes du département –, l’intéressé s’engage à ne pas en faire un « usage purement commercial ». Cette prohibition est ancienne : la première codification des règles électorales, réalisée par le décret n° 64-1086 du 27 octobre 1964, comportait déjà cette limitation. Elle n’a pas été étendue aux partis politiques, mais par construction même, leur objet tel qu’il résulte de l’article 4 de la Constitution paraît exclure toute démarche exclusivement commerciale. Elle sera reprise, par application de la loi n° 2016-1 048 du 1er août 2016, au niveau législatif dans l’article L. 37 nouveau du Code électoral qui entrera en vigueur au plus tard le 31 décembre 2019, et abrogera l’actuel article L. 28 de ce code.
La plupart des contentieux noués autour de l’article L. 28 du Code électoral concerne essentiellement les conditions d’égalité dans la mise à disposition de ces listes au profit des candidats1. Pour ceux-ci, comme pour les militants, la liste est un instrument très utile de prospection, ou à tout le moins d’identification du corps électoral. En cela, la communication de la liste électorale concourt à la libre expression du suffrage. Il s’en déduit, tout aussi logiquement que la communication doit se faire dans des conditions de stricte égalité : « dans le cas où la municipalité a fait établir par des moyens informatiques une copie du registre électoral, le maire ne méconnait ni les dispositions précitées du code, ni le principe d’égalité entre les candidats, en autorisant ceux-ci à faire prendre copie des supports des informations ou à faire traiter celles-ci par le service communal d’informatique, notamment pour faciliter la diffusion des documents qu’ils destinent aux électeurs, à condition que les mêmes facilités soient effectivement accordées à tous les candidats qui en feraient la demande et que nul ne soit dispensé de payer à la commune le prix de ces prestations (…). Si les requérants soutiennent que les candidats de la liste de “rassemblement républicain” ont fait confectionner par les soins du service informatique de la ville et à partir des renseignements contenus sur la liste électorale les bandes destinées à l’acheminement d’un journal électoral, il résulte de l’instruction que ce travail a fait l’objet d’un paiement auprès du receveur municipal de Nice le 10 janvier 1972 ; que les requérants ne sont par suite pas fondés à soutenir que cette opération de propagande a été faite aux frais de la municipalité ; qu’il ne résulte pas de l’instruction et n’est, d’ailleurs, pas allégué que les requérants aient demandé au service informatique de la ville de leur rendre un service équivalent et se soient heurtés à un refus ou à des difficultés pratiques qui les auraient empêchés de donner suite à leur projet »2. Concrètement, le maire ne saurait donc faire obstacle à ce droit à communication soit en évoquant le caractère excessif du recours à la photocopie3, soit en ne laissant au demandeur que le seul recours à une copie à la main4, le temps des moines copistes étant révolu. En revanche, les services municipaux peuvent traiter les copies du registre dans le respect du principe d’égalité « notamment pour faciliter la diffusion des documents qu’ils destinent à leurs électeurs, à condition que les mêmes facilités soient effectivement accordées à tous les candidats qui en feraient la demande et que nul ne soit dispensé de payer à la commune le prix de ces prestations »5. L’accès s’exerce, au choix du demandeur, par consultation gratuite sur place, par voie électronique sans frais, ou par remise ou envoi de copies sur papier, disquette ou cédérom, dans la limite des possibilités techniques de l’administration et aux frais du demandeur6.
En revanche, l’usage de la liste n’a pas donné lieu à un nombre important de décisions. Tout au plus peut-on souligner la position de la Commission d’accès aux documents administratifs sur le sujet : « La Commission considère que le caractère purement commercial ou non de l’usage des listes s’apprécie au regard de l’objet de la réutilisation envisagée et de l’activité dans laquelle elle s’inscrit, la forme juridique du ré-utilisateur et le caractère onéreux ou non de l’usage constituant à cet égard de simples indices. Doivent être regardées comme purement commerciales non seulement la commercialisation des données elles-mêmes, le cas échéant après retraitement, mais aussi leur utilisation dans le cadre d’une activité à but lucratif »7. Ainsi, la demande du dirigeant d’une agence d’enquêtes privées spécialisées dans la recherche d’adresses de communication des listes électorales de l’ensemble des communes du département des Alpes-Maritimes, où il n’est pas électeur, et ne fait valoir aucune activité d’ordre politique ou civique, ni aucune autre finalité étrangère à son activité professionnelle et à tout autre usage commercial, en vue de laquelle il sollicite ces documents est regardée comme tendant à un usage commercial des listes électorales, en dépit de la production par l’intéressé d’un engagement écrit de sa part à ne pas en faire un tel usage8. Il en va de même d’un généalogiste successoral9.
En revanche, la CADA est assez souple sur l’appréciation d’un caractère commercial, comme dans l’affaire qui a suscité le présent contentieux10 : « (…) dès lors qu’en l’espèce, le demandeur s’est engagé à ne faire aucun usage commercial de la liste demandée et qu’il n’existe aucune indication contredisant cet engagement ». Mais il faut bien reconnaître qu’un tel critère est insuffisant : l’engagement du demandeur, seule exigence posée par le texte, ne peut faire l’objet de vérifications sérieuses, sauf dans le cas où un démarchage commercial excessif conduirait un plaignant, dans le cadre d’un contentieux de droit commun, à mettre en évidence le lien entre ce démarchage et l’usage irrégulier d’une liste électorale.
La décision ci-dessus permet donc très opportunément de donner une portée à la prohibition.
Les finalités pour lesquelles une activité de « conseil juridique au soutien aux entreprises » pourrait utiliser les listes électorales sont assez faciles à imaginer, mais le texte se prête à plusieurs interprétations possibles sur deux points. Le premier est de savoir s’il convient de limiter le droit de communication aux seuls électeurs de la commune. S’appuyant sur la position de la CADA, et sur celle du ministère de l’Intérieur11, pour lequel : « cette libre communication ne se limite pas aux électeurs de la commune, mais s’étend aux électeurs des autres communes, qui doivent pouvoir s’assurer qu’un électeur de leur commune ne figure pas également sur la liste électorale d’une autre commune », la décision confirme : le droit est ouvert à tout électeur. En l’espèce, le demandeur est électeur à Cholet et demande communication de la liste électorale du Mans. Même si le gouvernement envisage « la possibilité de réformer ce régime juridique dans un sens plus restrictif, par exemple en réservant aux seuls électeurs de la commune la possibilité d’accéder aux listes électorales »12, en l’état du droit cette décision est justifiée par une application continue dans le temps13, et par le fait que chaque électeur peut ainsi s’assurer de la sincérité des opérations électorales proprement dites.
La seconde question porte alors sur la portée de la restriction relative à l’absence d’utilisation commerciale des données ainsi obtenues sur un fondement démocratique. Les critères dégagés dans l’avis précité n° 20091074 du 2 avril 200914 par la CADA visent donc aussi l’utilisation des listes dans le cadre d’une « activité à but purement lucratif » et non le seul usage commercial. Cette position, suivie par le tribunal administratif de Nantes, a été confirmée par la présente décision. On doit en partager la logique : c’est parce que la communication s’adresse à tout électeur que l’usage doit rester dans la sphère démocratique.
Le système déclaratif de l’engagement permet largement de contourner la prohibition lors de la demande. Le juge se fonde alors sur d’éventuelles motivations professionnelles, mais aussi, comme ici, sur le caractère multiple des demandes formulées par la même personne – le demandeur s’est déjà adressé à la ville d’Angers – et surtout sur le refus de répondre de celui-ci. Il pourrait aussi prendre en compte le moment où cette demande est formulée.
Finalement, et avant l’entrée en vigueur du nouvel article L. 37 du Code électoral, qui reprendra l’interdiction, la position prise par le Conseil d’État, suivant les conclusions d’Aurélie Bretonneau15, paraît équilibrée : tout électeur, mais aucune finalité autre qu’électorale ! Cette nouvelle rédaction de l’article L. 37 du Code électoral permet de maintenir ces solutions.
Voilà au moins un domaine où l’autonomie du droit électoral est respectée.
Notes de bas de pages
-
1.
CE, 29 juill. 2002, n° 240098, élections de Maisons-Laffitte : LPA 24 janv. 2004, p. 18, note Camby J.-P.
-
2.
CE, 3 janv. 1975, n° 84188, Pietri : D. 1975, p. 790, note Frayssinet J.
-
3.
CE, 26 janv. 1994, n° 116231, M. Perez : Annuaire des collectivités Locales, 1995, GRALE, p. 209, obs. Douence J.-C.
-
4.
TA Versailles, 7 mars 1989, dame Prieur : Gaz. Pal. Rec. 1990, 2, som. p. 295.
-
5.
CE préc., note 1.
-
6.
CADA, avis, 12 sept. 2013, n° 20132873.
-
7.
CADA, avis, 2 avr. 2009, n° 2009-1074, mairie de Saint Rémy et 22 déc. 2009, n° 20094400, haut-commissaire de la République en Polynésie, où la consultation était faite afin de susciter une consultation de la population sur le maintien ou le rejet d’une licence d’armateur délivrée à une société maritime, par le ministre des Transports aériens et maritimes, des Ports et Aéroports insulaires de Polynésie française pour l’exploitation d’un navire sur la desserte régulière des îles sous le vent, Rapport annuel de la CADA, p. 22.
-
8.
CADA, avis, 12 sept. 2013, n° 20132865.
-
9.
CADA, avis, 28 juill. 2009, n° 20092190 et 2 avr. 2009, n° 20091074.
-
10.
CADA, avis, 23 mai 2013, n° 2013-2336.3.
-
11.
JO Q Sénat, 21 août 2008, n° 04652, p. 652.
-
12.
JOAN, 4 août 2008, n° 50700, p. 7697.
-
13.
CE, 19 juin 1863, n° 34567, de Sonnier.
-
14.
V note supra, 7 : CADA, avis, 28 juill. 2009, n° 2009-1074, mairie de Saint Rémy.
-
15.
AJDA, 30 janv. 2017, p. 186.