La réforme des retraites promulguée, le RIP écarté, les institutions malmenées !

Publié le 18/04/2023
Conseil Constitutionnel
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Par deux décisions du 14 avril 2023, le Conseil constitutionnel clôt le débat juridique sans sortir de son rôle de juge de touche des procédures : il ne peut être ni goal, ni arbitre d’un match politique.

Cons. const., DC, 14 avr. 2023, no 2023-849

Cons. const., 14 avr. 2023, no 2023-4 RIP

Rarement depuis 1958 le Conseil constitutionnel aura été autant exposé, mis sous les feux de la rampe. Il l’a été par des politiques lui demandant d’amplifier leur mécontentement, voire pour les députés de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes) de ne pas tenir compte de la dégradation du débat parlementaire lorsqu’ils la provoquent mais, en revanche, de tenir compte des contraintes du débat lorsqu’elles sont mises en avant par le gouvernement. Le Conseil constitutionnel et ses membres ont été désignés à la vindicte populaire par les opposants au projet. Le juge constitutionnel a été sommé de reprendre un scénario présenté comme inéluctable, de manière parfois bien imprudente. Dès lors, la critique de la décision se mue aisément en une critique de l’institution.

Rarement une décision aura été aussi attendue : alors que neuf voix seulement ont manqué au vote d’une motion de censure, le sort du gouvernement a ensuite été lié, dans le débat public, à la décision du Conseil constitutionnel.

L’institution a certes déjà traversé des crises. Le contrôle « a priori », dans le mois suivant la fin d’une délibération parlementaire houleuse et dans un contexte de contestation violente d’une réforme clivante, se prête à une telle exposition médiatique. Elle est le prétexte à des explications qu’on qualifiera par délicatesse d’« a-juridiques », pour lesquelles une décision s’expliquerait davantage par les mauvaises relations personnelles supposées entre le chef de l’État et le président du Conseil constitutionnel ou par la composition « politique » du Conseil, ou encore des commentaires qui vont chercher dans les prises de position antérieures des membres l’origine de la position qu’ils prennent comme juges de la loi.

Les deux décisions rendues le 14 avril 2023, l’une sur la loi de financement rectificative qui porte l’âge légal de départ en retraite à 64 ans, l’autre sur la première proposition de loi (PPL) demandant un référendum d’initiative partagée (RIP) sur un âge légal ne pouvant être supérieur à 62 ans, ne peuvent pas être séparées de ce contexte. Elles renvoient à la crise politique profonde que traverse le pays, mais aussi à la faiblesse des moyens dont disposent les institutions pour la surmonter. Raison supplémentaire pour le Conseil de ne pas s’écarter des sentiers balisés par sa jurisprudence. Plus le sujet est ainsi conflictuel, plus strictement juridique doit être le fondement de sa décision.

Le Conseil constitutionnel n’a d’ailleurs pas eu véritablement à juger d’une réforme âprement contestée par les oppositions parlementaires. L’essentiel de cette réforme, c’est-à-dire le report de l’âge légal de la retraite de 62 à 64 ans, n’a donné lieu qu’à un seul développement quant à la conformité à la Constitution de l’objectif d’« assurer l’équilibre financier du système de retraite par répartition et, ainsi, en garantir la pérennité ». La décision ne retient même pas le caractère fondamental de « l’exigence de valeur constitutionnelle qui s’attache à l’équilibre financier de la sécurité sociale »1 et se borne à relever simplement que le législateur a « notamment tenu compte de l’allongement de l’espérance de vie ».

Le débat constitutionnel a porté, dans ces deux décisions, presque uniquement sur des questions de procédure. Ce constat vaut également pour la contestation de cette réforme, nourrie par les critiques adressées au débat parlementaire, qui atteint son paroxysme avec l’engagement de responsabilité du gouvernement, provoquant un regain de mécontentement populaire. On pourrait y voir un aspect positif pour la démocratie parlementaire : nos concitoyens croient à la valeur du débat législatif. Mais on peut également plus justement y déceler une marque de la profonde crise de confiance dont souffrent nos institutions. Toujours est-il que l’usage des moyens constitutionnels dont dispose le gouvernement pour faire aboutir le processus législatif ne va plus de soi. Ces moyens procéduraux sont frappés d’illégitimité aux yeux d’une partie de l’opinion publique qui les découvre souvent, d’ailleurs, à l’occasion du débat. La contestation s’appuie ainsi sur la procédure législative plutôt que sur la Constitution. Mais cet ordre s’inverse s’agissant des deux demandes de RIP, qui visent en l’espèce une réforme votée par le Parlement mais non encore promulguée au moment où la demande est enclenchée, le 20 mars. Symptomatiquement, le nouvel instrument concédé en 2008 à la démocratie directe, quoique fort mal balisé, a le vent en poupe « contre » le Parlement.

De la même manière, les recours présentés par les députés du Rassemblement national (RN), de la Nupes ou de l’opposition sénatoriale amalgament les arguments, qui critiquent soit l’opportunité de l’usage de telle ou telle procédure, soit sa régularité au regard de la Constitution.

Toutes ces questions, y compris celle des places respectives du chef de l’État et du Premier ministre dans le processus législatif resteront ouvertes après les décisions du 14 avril 2023 : ce n’est pas au Conseil constitutionnel qu’il revient de les trancher. Les deux décisions doivent, en revanche, être commentées pour leur pertinence juridique, comme pour leur effet conjoncturel, qu’on espère apaisant.

I – Une stricte hiérarchie des normes : un scénario clair

À l’exception de celui de la Première ministre (pour lequel le Conseil constitutionnel paraît heureusement abandonner l’exigence de motivation que son précédent président avait fait valoir au président de la République2), les recours témoignent de cette confusion entre positions politiques et arguments juridiques.

L’argument principal tient à l’impossibilité d’emprunter un véhicule législatif spécifique, celui de la loi de financement de la sécurité sociale rectificative (LFSSR), pour une réforme des retraites. Cet argument connaît des ramifications juridiques tenant à l’impossibilité de justifier d’une loi rectificative compte tenu de l’impact financier, estimé trop ténu pour l’exercice 20233, du recours à cette procédure « dans le seul but de permettre au gouvernement de bénéficier des conditions d’examen accéléré prévues à l’article 47-1 de la Constitution » (cons. 5), cumulé avec l’usage de moyens contraignants de la part de l’exécutif, à l’insincérité des débats qui en résulte, aggravé par l’insincérité alléguée des informations et des hypothèses économiques fournies au soutien de la réforme. Les recours comportaient naturellement des variantes : celui des députés RN mettait également en cause le vote en deux parties, qui a justifié l’annulation de la loi de finances pour 1980, celui des députés de l’intergroupe Nupes insistait sur l’insincérité, celui des sénateurs sur les modalités de mise en œuvre des procédures d’irrecevabilité des amendements au Sénat, etc.

Mais, pour mettre en évidence un « dévoiement » de la procédure, encore faudrait-il démontrer une erreur d’aiguillage, non une simple utilisation « inhabituelle » d’une voie possible.

La décision du 14 avril 2023 (Cons. const., DC, 14 avr. 2023, n° 2023-849) réfute donc le détournement ou l’insincérité de la procédure : le gouvernement n’a pas à justifier du recours à un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificative ou à motiver son choix, mais seulement à justifier du respect du cadre assigné à ces textes. Le motif de ce choix n’est pas douteux : mettre fin à l’obstruction du fait des couperets temporels que représentent les délais inscrits dans l’article 47-1 de la Constitution, faire en sorte que, par dérogation à la procédure de droit commun, le débat s’engage sur le texte du gouvernement et non sur celui issu des travaux de la commission, permettre l’usage de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, expressément prévu sans réserve pour les lois de financement, donc sans compromettre son usage ultérieur au cours de la session pour une loi non financière.

On sait, depuis une décision du 11 août 19604, que la Constitution et la loi organique prise pour son application s’imposent au législateur en matière financière : la définition du domaine des lois de finances et de financement ne saurait découler d’autres textes. « Le constituant a habilité la loi organique à fixer des modalités procédurales d’examen et de vote des lois de finances qui peuvent, le cas échéant, apporter des tempéraments aux règles de droit commun de la procédure législative, dès lors qu’il n’est pas porté atteinte à leur substance »5. C’est cet ensemble qui, seul, détermine la procédure applicable aux lois financières, y compris rectificatives. Les recours parlementaires reviennent à exiger « d’autres conditions que celles résultant de ces dispositions, et notamment à des conditions qui tiendraient à l’urgence, à des circonstances exceptionnelles ou à un déséquilibre majeur des comptes sociaux » (cons. 8), donc à ajouter des exigences qui ne découlent pas des textes, notamment des articles LO 111-3-10, LO 111-3-11 et LO 111-3-12 du Code de la sécurité sociale (CSS). Or, ce cadre constitutionnel et organique assigne un domaine obligatoire et ouvre un domaine facultatif aux lois de financement rectificatives. L’intention, supposée « cachée », du gouvernement ou la non-conformité avec une finalité supposée requise des lois rectificatives ne peuvent fonder une censure. Celle-ci ne peut que résulter des textes.

Incontestablement, les LFSSR entrent dans le champ de l’article 47-1 (CSS, art. LO 111-3) : contrairement aux lois de règlement des comptes6, elles procèdent de la « continuité de la vie nationale », justifiant des délais contraints d’adoption et une seule lecture avant réunion de la commission mixte paritaire (CMP).

Le Conseil n’a dès lors aucune difficulté pour éliminer les nombreux arguments tirés d’une insincérité de la procédure. Au demeurant, les conditions du débat, qui témoignent d’une volonté d’obstruction, justifient, s’il en était besoin, le recours « cumulé » aux instruments de procédure : vote bloqué, clôture du débat, irrecevabilité de sous-amendements non antérieurement soumis à la commission, etc. La décision détaille précisément ces procédures et juge que leur utilisation est conforme à la Constitution. Sur ce point, elle n’innove guère : les batailles d’obstruction ne peuvent être gagnées par l’opposition, même lorsqu’une commission parlementaire ne parvient pas à achever ses travaux7 ou, ce qui n’est pas le cas ici, lorsque des amendements sont éliminés sans justification appropriée, compte tenu des conditions du débat8. On notera que la saisine des députés du RN reprochait à la Nupes d’avoir fait un usage manifestement excessif du droit d’amendement9 s’arrogeant un droit de « veto » sur la discussion à l’assemblée, laquelle n’est pas parvenue à l’examen en première lecture de l’article 7 du projet, qui portait sur le report de l’âge légal de la retraite. Mais donner raison à cet argument serait permettre à l’opposition d’obtenir, par son seul comportement, la censure d’un texte.

Le cumul de l’usage régulier de procédures réglementées ne peut créer une irrégularité. Le Conseil conclut donc que « si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution » (cons. 70).

II – Une application rigoureusement exacte des textes

Le second type d’argument tient à la sincérité du débat. Mais, ici encore, l’argument ne peut prospérer que si une volonté de tromper est à l’œuvre, notamment si les procédures sont détournées de leur application ou de leur objet. Or, il n’y a pas ici d’« intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre » ou de dissimuler l’impact réel de la réforme. Les déclarations hésitantes ou même contradictoires, l’absence de publication de l’avis du Conseil d’État10 et les incertitudes pointées par le Haut conseil des finances publiques nourrissent le débat politique mais ne manifestent aucune intention de tromper. Ici encore, le Conseil ne peut que se fonder sur le respect des textes. Il ne reconnaît de manquement à la sincérité que lorsqu’une procédure aboutit à une évaluation faussée, mais un tel manquement ne conduit d’ailleurs pas nécessairement à la censure du texte11.

Les requérants du groupe RN de l’Assemblée croyaient avoir trouvé un manquement grave à une règle précise du fait de l’engagement unique de responsabilité du gouvernement par la Première ministre, dont ils estimaient qu’il ne respectait pas l’exigence du vote en deux parties. On sait que cette exigence, au-delà d’une détermination de la chronologie des débats financiers, est substantielle : elle ramène à la nécessité de disposer des recettes et de déterminer l’équilibre budgétaire avant de débattre des dépenses. Ce nécessaire respect de l’équilibre avait donné lieu à la seule annulation d’une loi de finances prononcée à ce jour12 et il est applicable aux lois rectificatives : l’article LO 111-3-10 du Code de la sécurité sociale dispose : « La loi de financement rectificative comprend deux parties : 1° Une première partie correspondant à la partie de la loi de financement de l’année comprenant les dispositions relatives aux recettes et à l’équilibre général ; 2° Une seconde partie correspondant à la partie de la loi de financement de l’année comprenant les dispositions relatives aux dépenses ». Tandis que l’article LO 111-7-1 du même code rappelle : « II. — La partie du projet de loi de financement rectificative comprenant les dispositions relatives aux dépenses ne peut être mise en discussion devant une assemblée avant l’adoption par la même assemblée de la partie du même projet comprenant les dispositions relatives aux recettes et à l’équilibre général ». Le « précédent » du 24 décembre 1979, rappelé dans le recours, était-il transposable et rendait-il nécessaire deux engagements de responsabilité ?

On peine cependant à comprendre l’argument, dès lors que l’on considère le stade et surtout l’objet du débat auquel l’article 49, alinéa 3, de la Constitution s’est appliqué. En effet, la Première ministre, après avoir été autorisée à la faire par le conseil des ministres, a engagé la responsabilité du gouvernement sur le texte résultant de l’accord de la CMP. Si les assemblées, en première lecture, comme cette commission, sont bien tenues au respect du vote en deux parties13, en revanche, en cas d’accord de la CMP, le vote des assemblées porte sur le texte issu de cet accord, en application de l’article 45 de la Constitution. À ce stade, les assemblées, après éventuel examen des amendements déposés par le gouvernement ou acceptés par lui, statuent par un vote unique14.

C’est donc en méconnaissance des règles de la navette que l’argument était présenté. Le grief tombe aussi, pour ce même motif, s’agissant du « dernier mot » revenant en dernière lecture, si le désaccord persiste, à l’Assemblée nationale en application du même article 4515. Dans ce cas également, à ce stade du débat, un vote unique a lieu, ce qui justifie un unique engagement de responsabilité.

La décision illustre, ici encore, l’application rigoureuse des normes, constitutionnelles et organiques, qui déterminent la procédure. Il en va d’ailleurs de même des « cavaliers sociaux » que le Conseil censure au motif qu’ils n’entrent pas dans le cadre ainsi fixé. En particulier, les dispositions concernant le droit du travail (« index senior », dispositif dont l’essentiel est la publication d’indicateurs par les grandes entreprises, contrat de fin de carrière pour les demandeurs d’emploi de plus de 60 ans ou création de fonds de prévention et d’usure des risques, jugés d’effet trop indirect sur les dépenses) ont de ce fait été déclarées contraires à la Constitution, selon une jurisprudence habituelle.

On le voit, la décision s’appuie sur le respect des textes et des précédents : elle est juridiquement incontestable, même si, fatalement, elle n’échappera pas à des interprétations politiques, au moins évitera-t-elle le procès du Conseil constitutionnel pour se ramener au procès de la loi.

III – Le RIP contre la réforme : le feuilleton continue

C’est à un dévoiement du RIP que l’on assiste en l’espèce. À raison, le Conseil met obstacle à ce dévoiement, mais l’application mécanique des textes des précédents est moins évidente à la lecture de la décision n° 4 RIP.

La plupart de nos concitoyens considèrent que, si les conditions de signatures sont remplies (soit 185 parlementaires signataires d’une PPL, validée par le Conseil constitutionnel à ce stade, puis un dixième du corps électoral), il y aura référendum. Or, telle n’est pas la procédure prévue par l’article 11 de la Constitution : si une PPL demandant un RIP recueille 185 signatures de parlementaires, elle est transmise au Conseil constitutionnel qui statue sur sa conformité à la Constitution, puis, si elle recueille la signature d’au moins 4,88 millions d’électeurs, pendant les neuf mois de recueil de ces signatures, cette phase débouche sur… une saisine du Parlement pouvant à son tour aboutir à un référendum, et non directement sur un référendum.

À la complexité de la procédure et à la difficulté de mobiliser une partie importante du corps électoral s’ajoute une distorsion entre la conception initiale de la procédure et la manière dont elle a été utilisée. C’est sur cette distorsion que les commentateurs s’étaient jusqu’ici concentrés. Alors que « l’idée n’est pas de fournir aux groupes politiques une machine à abroger les dispositions qu’ils n’ont pas voulu voter »16, cette « idée » a été incomplètement traduite dans la rédaction de l’article 11 de la Constitution qui retient que le RIP ne peut « avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ». « Promulguée » n’étant pas « débattue », la procédure n’a donc pas éliminé la possibilité d’un RIP d’intention abrogative.

En 2019, le Conseil constitutionnel 17a déclaré recevable une PPL qui « a pour objet de prévoir que l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly et de Paris-Le Bourget revêtent le caractère d’un service public national au sens du neuvième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ». Cette PPL, juge-t-il, « porte sur la politique économique de la nation et les services publics qui y concourent ». Elle relève donc bien d’un des objets mentionnés au premier alinéa de l’article 11 de la Constitution. Par ailleurs, à la date d’enregistrement de la saisine, « elle n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an »18. On remarquera qu’il ne statue pas alors sur le fait que le RIP comporte bien une « réforme ».

Tel était le seul précédent, deux autres tentatives ayant été écartées pour l’une parce qu’elle n’entrait pas dans le domaine de l’article 11 de la Constitution19, pour l’autre parce qu’elle méconnaissait d’autres dispositions constitutionnelles20, le contrôle s’effectuant en effet sur toute la Constitution. En particulier, il pourrait porter sur l’impossibilité pour le législateur de s’adresser des injonctions à lui-même ou sur le respect de l’article 40 de la Constitution21qui, jusqu’ici, n’ont pas été évoqués dans le cadre du contrôle exercé par le Conseil22.

Dès lors, la décision du 14 avril 2023 est quelque peu déroutante car elle se place sur un terrain nouveau. Pourtant, comme dans le précédent Aéroports de Paris, il s’agit d’empêcher une réforme non encore promulguée. Une mesure empêchant une réforme est-elle une réforme ? Oui dans le premier cas, non ici. La différence entre les deux cas ne saute pourtant pas aux yeux. La PPL enregistrée le 20 mars dispose que « l’âge d’ouverture du droit à une pension de retraite mentionné au premier alinéa de l’article L. 351-1 du Code de la sécurité sociale, à l’article L. 732-18 du Code rural et de la pêche maritime, au 1° du I de l’article L. 24 et au 1° de l’article L. 25 du Code des pensions civiles et militaires de retraite ne peut être fixé au-delà de soixante-deux ans ». Elle n’est pas une réforme car elle « n’emporte pas de modification de l’état du droit ». La décision se fonde, de manière réaliste, sur l’absence de changement du droit qu’implique, à la date du 20 mars, le principe d’un âge légal de la retraite à 62 ans. En revanche, prévoir qu’« ADP revêt le caractère d’un service public au regard du neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 » est une réforme, ce qui résulte, au moins implicitement, de la décision du 9 mai 2019. Mais la modification de l’état du droit qu’ emporte le RIP portant sur ADP est bien ténue. Au moment de l’examen de ce précédent RIP par le Conseil constitutionnel, ADP a un statut public, la loi impose que « la majorité du capital d’Aéroports de Paris est détenue par l’État ». Même si ADP n’est pas qualifié de service public national23, il en a bien alors les caractéristiques matérielles. La promulgation changera naturellement cet état de choses. L’appréciation d’une « réforme » peut donc dépendre aussi de la date à laquelle le Conseil constitutionnel rend une décision de fond permettant la promulgation.

Qu’en sera-t-il de la PPL déposée le 13 avril 24 ? « À la date de son enregistrement », le motif d’irrecevabilité retenu le 14 avril demeure, car l’article 1er de la nouvelle PPL reprend mot pour mot l’article unique du précédent, son article 2 « fléchant » vers la branche vieillesse une augmentation sensible de la contribution sociale généralisée sur les revenus du capital. À la date de son enregistrement25, la seconde PPL ne change donc pas l’état du droit en son article 1er (elle n’est donc pas une « réforme ») et son article 2, principalement de nature fiscale (donc hors du champ de l’article 11), présenté comme inséparable de l’article 1er par l’exposé des motifs. Elle devrait suivre le même sort.

Dans les deux cas, l’aspect de « contreréforme », s’opposant à une loi non encore promulguée, domine l’analyse.

À lire également

Le RIP sur les retraites : boîte à outils ou boîte de Pandore ?, par Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’université de Paris Saclay (UVSQ), et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Réforme des retraites : annulera, annulera pas ? Le destin du conseil, par Dominique Rousseau, professeur de droit public, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Éloge de la réforme des retraites, par Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public à l’université de Poitiers

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cons. const., DC, 20 déc. 2022, n° 2022-845, cons. 61.
  • 2.
    Cons. const., DC, 23 juill. 2013, n° 2015-713 : Le Huffington Post, 4 mai 2015, note P. Jan. Il paraît logique que seuls les recours des parlementaires opposants à un texte doivent répondre à une exigence de motivation.
  • 3.
    La saisine des députés du RN souligne ainsi : « Cet impact de la réforme des retraites sur les finances publiques en 2023 de 0,4 Md€ est à comparer aux prévisions de la dépense publique des administrations de sécurité sociale pour 2023, lesquelles s’élèvent à 721 Mds€, soit un pourcentage qui s’élèverait à 0,055 % ».
  • 4.
    Cons. const., DC, 11 août 1960, n° 60-8 : RDP 1960, p. 1020, note M. Waline.
  • 5.
    Cons. const., DC, 9 juin 1992, n° 92-309.
  • 6.
    Cons. const., DC, 24 juill. 1985, n° 85-190.
  • 7.
    Cons. const., DC, 11 oct. 1984, n° 84-181.
  • 8.
    Cons. const., DC, 13 janv. 1994, n° 93-329, cons. 22 – Cons. const., DC, 20 janv. 1994, n° 93-334, cons. 6 – Cons. const., DC, 13 août 2021, n° 2021-823, cons. 5.
  • 9.
    20 477 amendements ont été déposés à l’Assemblée nationale, dont environ 18 000 émanant de la Nupes.
  • 10.
    Sénat, débats, 3 et 5 mars 2023.
  • 11.
    Cons. const., DC, 30 déc. 1997, n° 97-395.
  • 12.
    Cons. const., 24 déc. 1979 : RDP 1980, note L. Philip ; D. 1980, p. 381, note L. Hamon.
  • 13.
    Il en va de même pour la suite de la navette lorsque la CMP n’aboutit pas, ce qui n’a pas été le cas pour la réforme des retraites.
  • 14.
    Débats, 16 mars 2023 : application de l’article 43, alinéas 8 et 13, du règlement du Sénat et 113 du règlement de l’Assemblée nationale
  • 15.
    Cons. const., DC, 20 déc. 2022, n° 2022-2092 – Cons. const., DC, 29 déc. 2022, n° 2022-847. Dans les deux cas, après échec de la CMP : « La Première ministre pouvait, lors de la lecture définitive, engager la responsabilité du gouvernement sur le vote de l’ensemble du projet de loi ».
  • 16.
    AN, débats, 22 mai 2008, J.-L. Warsmann.
  • 17.
    Cons. const., 9 mai 2019, n° 2019-1 RIP.
  • 18.
    La loi PACTE, qui comporte la privatisation d’ADP, n’était alors pas encore promulguée : c’est à date de sa saisine que le Conseil vérifie que sont satisfaites les conditions posées par l’article 11. Ceci explique la promulgation très rapide de la loi, le 15 avril, dès les décisions rendues, pour éviter une troisième PPL.
  • 19.
    Cons. const., 25 oct. 2022, n° 2022-3 RIP.
  • 20.
    Cons. const., 6 août 2021, n° 2022-2 RIP.
  • 21.
    Cons. const., DC, 5 déc. 2013, n° 2013-681, qui rappelle l’exigence d’un contrôle de recevabilité parlementaire au dépôt de la PPL et souligne que le Conseil lui-même exerce le contrôle de recevabilité financière « à ce stade », en l’absence de préalable parlementaire. L’exigence du préalable ne peut en effet guère être satisfaite dès lors que les propositions référendaires sont transmises au Conseil constitutionnel dès leur dépôt (RAN, art. 124-3).
  • 22.
    On se permet de renvoyer à J.-P. Camby et J.-E. Schoettl, « Le RIP sur les retraites : boîte à outils ou boîte de Pandore ? », Actu-Juridique.fr 24 mars 2023, n° AJU008h8.
  • 23.
    Cons. const., DC, 16 mai 2019, n° 2019-781. Au regard du droit de la concurrence évoqué dans la décision, la PPL ne modifierait pas vraiment l’état du droit, que la loi alors validée modifie en revanche profondément. Au regard de la détention du capital, la PPL est cependant indéniablement couteuse, sans que le Conseil n’ait examiné cette question
  • 24.
    Sénat, doc. n° 530.
  • 25.
    V. note 18.
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