Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?

Publié le 14/04/2022

S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, 234 p., 20 €.

La question des libertés, évidemment essentielle, s’est encore plus trouvée sous le feu de l’actualité depuis de nombreux mois, à mesure que s’inscrivaient dans la durée les dispositions prises pour lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19. Celles-ci en effet, par leur dimension contraignante, ont pu être dénoncées comme contraires aux libertés, en particulier individuelles1. La place des différentes institutions qui protègent nos libertés n’en est donc que plus fondamentale. C’est bien sûr vrai pour le Conseil constitutionnel, dont le président, Laurent Fabius, affirme d’ailleurs, dans le rapport d’activité 2020, que, « dans la tempête sanitaire, [le Conseil] a tenu le cap de la protection des libertés fondamentales »2.

Dès lors, l’ouvrage collectif « Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ? », rassemblant les contributions du colloque tenu à Poitiers sur le sujet en 2019, constitue une lecture toute indiquée, à la fois par l’actualité de son sujet et par la manière interrogative dont il l’aborde.

Dans son avant-propos, Samy Benzina explique les raisons de se questionner sur cette idée selon laquelle le Conseil constitutionnel serait le gardien des libertés. Il rappelle en effet que c’est une affirmation énoncée de longue date et qui a contribué à considérablement légitimer le Conseil constitutionnel. Il dispose en outre désormais d’un moyen d’en assurer l’effectivité, à travers la Question prioritaire de constitutionnalité, sur laquelle une décennie de pratique nous donne un réel recul. Dès lors, en cette période de montée de l’illibéralisme, hostile aux droits et libertés, il est important de mesurer si le Conseil constitutionnel est bien le garant de celles-ci.

Une première réponse nous est apportée par Dominique Rousseau dans son propos introductif. Selon lui, l’idée que le Conseil constitutionnel serait le garant des libertés est une idée « mal assurée »3. Cela est dû à la nature de l’institution, qui n’a pas encore toutes les qualités d’une juridiction indépendante, et qui surtout n’avait absolument pas été conçue à cette fin. Cela provient également de la nature du contrôle. Sur ce dernier point, Dominique Rousseau énonce une position extrêmement tranchée, affirmant que « derrière quelques beaux arbres se cache une forêt de décisions protégeant davantage les prérogatives de l’État que les libertés »4. Pour autant, il reconnaît une double utilité de cette idée du Conseil constitutionnel, protecteur des libertés. Elle permet en effet en premier lieu de renforcer la garantie démocratique de la société, en posant clairement que la volonté des représentants n’épuise pas à elle seule la volonté du peuple. Elle fournit par ailleurs à la doctrine constitutionnelle matière à étendre sa réflexion aux questions de société et non de seule régulation du fonctionnement de l’État, à travers les multiples sujets qu’embrasse la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Poursuivant en quelque sorte cette réflexion, Xavier Magnon s’interroge quant à lui sur l’indépendance du Conseil constitutionnel, qui est, de manière évidente, une condition indispensable à son rôle de protecteur de liberté. S’il la considère comme acquise en droit, il cherche à en évaluer la réalité, qu’il examine à travers les preuves que donnerait le Conseil d’une « liberté de pensée, une capacité à penser contre soi »5. À cette fin, il analyse quatre décisions majeures, pour voir si, lors de celles-ci, il parvient à en faire preuve, que ce soit sur le plan institutionnel (penser contre les institutions dont on est issu), moral (penser contre ses convictions personnelles les plus intimes) ou politique (penser contre ses propres orientations). Il en résulte que la question ne se pose pas systématiquement, mais seulement dans les cas complexes, où la solution ne s’impose pas d’emblée, avec évidence. C’est alors que la tension est particulièrement vive entre convictions et indépendance, conduisant parfois le Conseil à la résoudre par l’usage d’une sorte de self-restraint, comme lors de la décision de 1982 sur les nationalisations.

Charles-Édouard Sénac, pour sa part, s’intéresse à « la contrainte du temps et la protection des libertés par le Conseil constitutionnel »6. Rappelant les délais brefs laissés au Conseil, pour les contrôles a priori comme a posteriori, il en déduit que celui-ci peut manquer de temps, au moins dans certaines circonstances, pour examiner les textes qui lui sont soumis, au point que certains estiment que cela « rapproche le Conseil d’un juge des référés »7. Une telle situation peut conduire à ce que la protection des libertés en pâtisse, par exemple en n’incitant pas le Conseil à soulever d’office un moyen tiré de leur violation. L’auteur va même plus loin, en supposant que « le peu de temps dont bénéficie le Conseil constitutionnel soit l’une des principales raisons expliquant le refus du contrôle de conventionnalité des lois »8, hypothèse qui reste toutefois, par nature, à corroborer.

S’il est enserré dans des délais brefs, le contrôle de constitutionnalité revêt une autre particularité : il s’agit d’un contrôle abstrait. Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le caractère favorable ou non de cette caractéristique à la protection des libertés. À cette question, Ariane Vidal-Naquet répond que ce type de contrôle, dans l’absolu « peut concourir, finalement, de façon différenciée, à la protection des droits fondamentaux »9. Pourtant, cette conclusion n’épuise pas le sujet, qu’il faut examiner en définitive au regard de l’office du juge : celui-ci est juge de la loi, norme générale et impersonnelle et non de son application. Il y a donc aussi à saisir et peut-être à repenser la manière dont s’articule son contrôle avec celui des juges de l’application de la loi.

Mathilde Heitzmann-Patin examine pour sa part un sujet d’importance, le contrôle de proportionnalité et les libertés. On pourrait en effet s’attendre à ce que ce contrôle, lorsqu’il est utilisé par le Conseil constitutionnel, soit un puissant instrument de protection des libertés. Or, « en droit français, aucun texte ne prévoit expressément ni l’exigence de proportionnalité des atteintes aux libertés, ni les raisons concrètes de possibles atteintes aux droits et libertés »10. Il n’y a donc rien d’évident ni d’automatique dans l’application du principe de proportionnalité par le Conseil constitutionnel en matière de libertés, ce qui conduit à devoir examiner sa jurisprudence et, plus précisément, l’existence, en ce domaine, de « normes de concrétisation », entendues comme des « règles créées par le Conseil lui-même, pour donner au législateur des critères à respecter, dans le cadre d’une norme de référence donnée »11. Or, cet exercice s’avère finalement assez décevant, faute pour le juge constitutionnel d’être suffisamment précis dans l’application des critères qu’il énonce. En d’autres termes, il n’y a pas de construction générale et ordonnancée d’un contrôle de proportionnalité, qui serait à ce titre un véritable rempart dans la défense des droits et libertés.

Poursuivant cette analyse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cette fois sous l’angle du rapport entre libertés et intérêt général, Pierre de Montalivet estime que « si certaines décisions sont contestables en ce qu’elles font la part trop belle à l’intérêt général face aux libertés, et si ainsi la protection des droits et libertés n’est pas aussi forte qu’on pourrait éventuellement le souhaiter, il reste difficile d’affirmer d’une manière générale que le Conseil constitutionnel est davantage le protecteur de l’intérêt général que des libertés, dans la mesure où la portée normative de l’intérêt général est limitée »12. En d’autres termes, le Conseil adopte en la matière une position que l’on ne peut véritablement critiquer sur le fond, puisqu’elle traduit la recherche d’un nécessaire équilibre, mais qu’une plus grande clarté, grâce notamment à des considérants enrichis, viendrait renforcer.

La notion d’équilibre, mais cette fois dans une optique de complémentarité, traverse également la contribution suivante, intitulée : « Le Conseil constitutionnel, le juge ordinaire et les libertés. La guerre des trois n’aura pas lieu »13. L’auteur nous convie à une lecture à la fois profonde et enlevée de ce sujet empruntée au théâtre des XVIIe et XVIIIe siècles, où « le Conseil est dans la position du maître (…) il ne fait pas pour autant du juge ordinaire son esclave ; bien que soumis, celui-ci est plutôt son allié dans la garantie des droits et libertés »14.

Loin de la métaphore théâtrale, Olivier Beau nous ramène à un questionnement très ancré dans l’actualité, puisqu’il se penche sur « le Conseil constitutionnel et l’état d’urgence », analysant l’ensemble des décisions rendues sur le sujet depuis celle du 25 janvier 198515, portant sur la loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, première occurrence d’une intervention du Conseil constitutionnel sur le sujet. Pour qui connaît les positions d’Olivier Beaud sur cette première décision16, il n’y a nulle surprise à le voir continuer à porter un jugement sévère sur la manière dont le Conseil intervient sur ce sujet. Pour lui en effet, « il semble assez clair à la lecture de sa jurisprudence aux trois moments charnières de l’état d’urgence sous la Ve République (1985, 2015-2018 et 2020) que le Conseil constitutionnel s’érige davantage en gardien de l’ordre public qu’en celui des libertés »17.

À sa suite, Arnaud Sée s’interroge pour sa part sur le rôle de gardien des libertés économiques que jouerait le Conseil constitutionnel. S’il ne fait nul doute qu’il a bien adopté une position claire sur le sujet, faisant de lui un défenseur sans ambiguïté du libéralisme économique18, il n’en assure pas pour autant une protection effective, car sa jurisprudence reste trop floue.

Dans son appréciation des effets utiles des décisions rendues par le Conseil constitutionnel dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité, Samy Benzina arrive également à une conclusion relativement pessimiste quant à la protection des libertés alors opérée. Il y a là en effet un prisme tout à fait intéressant, puisque, suivant qu’il va ou non conférer effet utile à sa décision, le Conseil va respectivement faire prévaloir le respect des libertés ou la sécurité juridique. Or, il apparaît que « la conciliation opérée par le Conseil constitutionnel est non seulement structurellement défavorable à la protection des droits et libertés constitutionnels, mais elle est également à géométrie variable selon la matière dont relève la disposition législative déclarée constitutionnelle »19.

Finalement, on voit se dessiner, à travers toutes ces contributions, certes diverses, une ligne de force : le Conseil constitutionnel se prétend gardien des libertés et apporte certes, en la matière, des éléments de protection aussi appréciables qu’indéniables, mais il n’est pas toujours à la hauteur des attentes. En conséquence, on ne peut que souscrire aux propos de Guillaume Drago lorsqu’il affirme, dans le rapport conclusif du colloque, que « le tableau peint ici par les différents intervenants peut paraître sévère (…) on ne le croit pas (…) c’est parce que cette doctrine veut défendre nos libertés constitutionnelles qu’elle porte une attention soutenue à la jurisprudence du Conseil constitutionnel »20. Il énonce d’ailleurs des pistes pour améliorer la situation, comme l’introduction d’une contradiction plus équilibrée, des délais de jugement plus acceptables ou encore l’inspiration puisée dans les meilleurs exemples des cours constitutionnelles voisines. Leur adoption ne peut que concourir au seul but qui vaille en la matière : que « nos libertés n’en soient que mieux défendues »21.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Parmi de très nombreux échanges, on citera, l’article récent et argumenté de M. Fabre-Magnan dans le Figaro du 21 décembre 2021 : « L’État de droit est-il malade du Covid-19 ? ».
  • 2.
    Cons. const., rapport d’activités 2020, entretien avec L. Fabius, p. 5.
  • 3.
    D. Rousseau, « Propos introductifs », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 10.
  • 4.
    S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 13.
  • 5.
    X. Magnon, « L’indépendance du Conseil constitutionnel et les libertés », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 27.
  • 6.
    C.-É. Sénac, « La contrainte du temps et la protection des libertés par le Conseil constitutionnel », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 41.
  • 7.
    J.-É Schoettl, « Ma cinquantaine rue de Montpensier », Contrats conc. consom. 2008, p. 48.
  • 8.
    C.-É. Sénac, « La contrainte du temps et la protection des libertés par le Conseil constitutionnel », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 61.
  • 9.
    A. Vidal-Naquet, « le contrôle abstrait et les libertés », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 72.
  • 10.
    M. Heitzmann-Patin, « le contrôle de proportionnalité et les libertés », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 83.
  • 11.
    S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 85.
  • 12.
    P. de Montalivet, « L’intérêt général et les libertés, les ambiguïtés de la jurisprudence constitutionnelle », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 97-98.
  • 13.
    D. Fallon, « Le Conseil constitutionnel, le juge ordinaire et les libertés. La guerre des trois n’aura pas lieu » in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 111.
  • 14.
    S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 115.
  • 15.
    Cons. const., DC, 25 janv. 1985, n° 85-187, loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances : JO, 26 janv. 1985, p. 1137.
  • 16.
    V. à ce sujet O. Beaud et C. Guérin-Bargues, L’État d’urgence, 2e éd., 2018, Lextenso, p. 96-103.
  • 17.
    O. Beaud, « Le Conseil constitutionnel et l’état d’urgence », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 162.
  • 18.
    V. par ex. à ce propos A. Lyon-Caen, « La vitalité constitutionnelle de la liberté d’entreprise », La Revue des Droits de l’homme, (en ligne), 2014, 5.
  • 19.
    S. Benzina « Les effets des décisions QPC d’inconstitutionnalité et les libertés » in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 186.
  • 20.
    G. Drago, « Le Conseil constitutionnel doit mieux défendre nos libertés – Rapport conclusif », in S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 233.
  • 21.
    S. Benzina (dir.), Le Conseil constitutionnel est-il le gardien des libertés ?, 2021, Presses universitaires juridiques de Poitiers, p. 234.
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