Trois récentes décisions révélatrices du contournement de l’exigence d’une loi

Publié le 30/03/2022
Détourner, loi
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Dans trois récentes décisions, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation interprètent de façon extensive l’exigence textuelle d’une loi pour la modification ou l’application d’une disposition juridique. Or en considérant qu’une disposition législative au sein d’une ordonnance non ratifiée ou qu’une décision d’inconstitutionnalité voire une réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel constituent des lois, ces décisions participent à un mouvement de déconsidération de la charge politique intrinsèque à cette exigence. Celle-ci n’est pas dictée uniquement par un aspect fonctionnel et technique mais aussi en raison de certaines garanties qui y sont liées : le fonctionnement parlementaire du constitutionnalisme libéral, la délibération pluraliste, la représentation nationale et l’expression de la volonté générale.

Cons. const., QPC, 28 mai 2020, no 2020-843

CE, 16 déc. 2020, no 440258

Cass. crim., 9 nov. 2021, no 20-87078

Dans trois récentes décisions, le Conseil constitutionnel1, le Conseil d’État2 et la Cour de cassation3 interprètent de façon extensive l’exigence textuelle d’une loi pour la modification ou l’application d’une disposition juridique. Or, en considérant qu’une disposition législative au sein d’une ordonnance non ratifiée ou qu’une décision d’inconstitutionnalité voire une réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel constituent des lois, ces décisions participent à un mouvement de déconsidération de la charge politique intrinsèque à cette exigence.

Par cette exigence constitutionnelle, voire légale, d’une loi, l’ordre juridique livre parfois en filigrane une conception de l’État et du politique. Pensons par exemple, à l’époque révolutionnaire marquée par l’idéologie légicentriste, au principe du consentement à l’impôt par la représentation nationale, au principe libéral de légalité des délits et des peines ou à la limitation des droits de l’Homme par la loi selon la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Pourtant, récemment, cette exigence d’une loi a été perçue comme un obstacle purement formel à la résolution de certains litiges. Elle fut comprise par nos juridictions contemporaines dans une perspective normativiste et fonctionnelle jusqu’au point d’identifier des catégories dogmatiques pourtant distinctes par leur teneur politique.

Par « loi », il faut entendre ici la loi formelle, c’est-à-dire le produit de la fonction législative dont le vote par le Parlement constitue une caractéristique centrale selon l’article 24 de la Constitution. Cette étape procédurale reste essentielle afin d’aboutir à l’existence d’un tel acte puisque, nous y reviendrons, le Parlement constitue un organe délibérant exerçant la souveraineté nationale au titre de l’article 3. Progressivement, le vocabulaire utilisé par les juridictions et la doctrine a évolué pour intégrer la qualité de « disposition à valeur législative ». Cette dernière paraît constituer une catégorie spéciale procédant d’un point de vue focalisé sur la hiérarchie des normes et menant par suite aux amalgames dénoncés. En effet, la qualification de « législatif » porte sur la valeur normative de la disposition et non sur sa nature. Affirmer qu’une norme a la valeur d’une loi ne revient pas à la qualifier, c’est-à-dire se prononcer sur sa qualité même. La loi est évidemment une disposition à valeur législative, mais d’autres dispositions peuvent l’être également. Nous pensons par exemple aux mesures à valeur législative prises par le président de la République dans le cadre de l’article 16 et surtout, nous le verrons, aux « dispositions législatives » des ordonnances non ratifiées. Pour l’heure, puisque les deux normes, loi et disposition à valeur législative, ont la même valeur, il est tout à fait possible de les substituer dans le cadre d’une perspective strictement normativiste que nous récusons.

Ainsi, selon nous, l’exigence constitutionnelle ou légale d’une loi ne saurait constituer une banale exigence technique qu’il serait possible d’outrepasser par une disposition législative ou une décision du Conseil constitutionnel comme le font les décisions à l’étude. L’exigence d’une loi prévue par un texte n’est pas uniquement commandée par une perspective fonctionnelle procédant de la hiérarchie des normes mais aussi en raison des garanties politiques qui y sont liées : fonctionnement parlementaire du constitutionnalisme libéral, délibération pluraliste, représentation nationale et expression de la volonté générale. Il est évident que le gouvernement ou le Conseil constitutionnel, en raison de leur nature et de leur fonctionnement, ne sauraient disposer d’une légitimité comparable au Parlement.

Partant d’un point de vue de droit constitutionnel, cette étude mêlant contentieux constitutionnel, droit administratif et droit pénal tentera d’établir les conséquences que peut avoir une telle identification jurisprudentielle de ces actes pour l’organisation étatique.

Deux amalgames prennent alors place dans ces jurisprudences afin de mieux substituer les deux termes en présence : l’un entre loi et disposition législative dans les décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État (I), l’autre entre loi et décision du Conseil constitutionnel dans la décision de la Cour de cassation (II).

I – Une identité dogmatique entre loi et disposition législative

Si les contributions parues à ce jour retracent la généalogie des décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État et en dégagent l’importance centrale pour les contentieux constitutionnels et administratifs relatifs aux ordonnances4, il nous paraît néanmoins que, pour autant que leurs conclusions inquiètes soient valides, ces démonstrations négligent un aspect ultérieur et pourtant central : le glissement subreptice qui s’opère dans ces décisions entre deux catégories juridiques qui nous semblent distinctes, à savoir la « loi » d’une part et la « disposition législative »5 d’autre part. Rappelons brièvement en quoi celle-ci est différente à la fois de la notion de disposition à valeur législative et de celle de loi. Premièrement, la « disposition législative » est une expression qui ne saurait être équivalente à celle de « disposition à valeur législative » dans ce jeu de formes juridiques. Cette fois-ci, le qualificatif porte sur la nature même de la disposition et non plus sur sa seule valeur – bien qu’en règle générale les deux objets se superposent. De même, cette expression ne peut être non plus réduite purement et simplement à la loi formelle. Au contraire, elle permet de substituer à l’exigence d’une loi (formelle) celle d’une disposition matériellement législative sous un certain aspect. Les deux cas d’espèce dans Force 5 et CFDT Finances nous le démontrent. Cette disposition ne peut être qualifiée de législative que si elle intervient dans le domaine matériel de la loi, c’est-à-dire au sein de l’article 34 de la Constitution, conformément à la délégation de matière permise par l’article 38. Néanmoins, et en tout état de cause, face à une qualification de « disposition législative » ou de « disposition à valeur législative », aucune remise en cause du rôle fondamental du Parlement ne saurait avoir lieu. Seule une loi de ratification reste nécessaire pour convertir l’ordonnance en véritable loi, sous-entendu en loi formelle. La disposition est recouverte rétroactivement de l’autorité du Parlement, autorité juridique qui découle de sa légitimité politique. Par conséquent, le Parlement reste le détenteur de la fonction législative au sens fort. Le corollaire de cette affirmation est que la présence de dispositions législatives ou de dispositions à valeur législative n’implique pas en elle-même une substitution au Parlement.

Bien que cette qualification ne méconnaisse pas fondamentalement la logique de l’ordonnance, l’utilisation qui va être faite par le Conseil constitutionnel, puis par le Conseil d’État, de la catégorie de « disposition législative » va conduire à un dangereux amalgame dogmatique. Au cours de la décision Force 5, le Conseil constitutionnel va estimer que les conditions et les limites de la procédure de participation du public prévue à l’article L. 120-1-1 sont bien « définies par la loi »6 au sens de l’article 7 de la Charte de l’environnement. Or, la « loi » en question n’est autre que la « disposition législative au sens de l’article 61-1 » que constitue l’article L. 120-1-1 du Code de l’environnement consacré dans l’ordonnance du 5 août 2013 non ratifiée dans les délais prévus7 ! Exercice de la fonction législative par le Parlement et expression de la compétence du gouvernement dans le domaine de la loi par le biais d’une simple habilitation ne font qu’un aux yeux du Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État va prendre acte de cette idée à l’occasion de son arrêt CFDT Finances8. Le lecteur sceptique retiendra néanmoins que ces dispositions législatives peuvent toujours n’être « modifiées ou abrogées que par le législateur ou sur le fondement d’une nouvelle habilitation donnée au gouvernement »9. Pourtant, si l’on prend toute la mesure de cet amalgame dogmatique, le gouvernement pourrait, au moyen d’une nouvelle disposition législative au sein d’une ordonnance non ratifiée à temps par le Parlement, modifier ou abroger d’autres dispositions législatives de ce type. Reste à savoir si l’usage de la formule « au sens de l’article 61-1 » ne vient pas restreindre la portée d’une telle équivalence en la limitant à la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Toujours est-il qu’en identifiant la catégorie intrinsèquement politique de la loi formelle à la formule fonctionnelle de la disposition législative au sens de l’article 61-1, le Conseil constitutionnel protège certes de façon pragmatique les droits et libertés des justiciables mais crée une brèche dans le système constitutionnel libéral de l’ordre juridique français.

II – Une équivalence fonctionnelle entre loi et décision du Conseil constitutionnel

Un autre coup dans l’édifice séculaire de la loi a été porté par la Cour de cassation dans son arrêt du 9 novembre 2021. En l’espèce, le justiciable conteste sa condamnation pour recel d’apologie d’actes de terrorisme au motif que l’infraction en question a été considérée, plusieurs mois après son pourvoi rejeté10, inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel11. Il dépose alors une requête en incident d’exécution sur le fondement de l’article 710 du Code de procédure pénale, prévoyant que la peine doit cesser d’être exécutée, au motif que celle-ci est illégale. Illégale puisque l’article 112-4 du Code pénal prévoit l’application immédiate de la rétroactivité in mitius en vertu d’une loi postérieure au jugement. La Cour de cassation répond favorablement à cette requête en estimant que cet article repose sur le principe de l’égalité devant la loi ; principe qui suppose l’illégalité de la mise à exécution de cette peine en raison de la suppression de l’infraction pénale en l’espèce. Cependant, l’aspect qui intéresse notre propos se situe dans la motivation justifiant l’application de cet article 112-4. Alors même que ce dernier mentionne l’exigence d’une « loi postérieure au jugement » autorisant l’application immédiate de la loi pénale plus douce, la décision du Conseil constitutionnel, dans son dispositif ou par réserve d’interprétation, va en l’espèce suffire à fonder cette application12. Mieux encore, contrairement aux apparences ce n’est pas la décision du Conseil constitutionnel en elle-même qui permet l’application de l’article 112-4 du Code pénal – sans quoi la lettre de l’article n’aurait pas été respectée – mais le fait qu’elle soit considérée comme une loi par la Cour de cassation lors de l’application de cet article13. Ceci confirme à nouveau, aux côtés de l’arrêt du Conseil d’État, que la reconnaissance de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel reste dans une certaine mesure volontariste.

Cet amalgame entre loi et décision du Conseil constitutionnel a été d’emblée perçu par la doctrine14. Celui-ci n’est toutefois pas aussi prononcé que le premier cas étudié puisque la Cour de cassation distingue au paragraphe 12 entre la suppression de l’infraction par l’effet de la loi nouvelle et la suppression de l’infraction par décision du Conseil constitutionnel considérée comme une loi. Tout au plus peut-on deviner qu’il s’agit là d’un impératif pragmatique de protection du justiciable couplé en l’espèce à une sorte de pleine effectivité de l’article 62 alinéa 3 de la Constitution. La doctrine du droit vivant ne permet guère d’éclairer davantage cette manipulation opérée par la Cour de cassation. Selon cette doctrine, l’interprétation du juge augmente la signification d’un énoncé qui voit sa normativité renouvelée sans modification formelle. Or, en l’espèce, il s’agit moins pour la Cour de cassation d’interpréter extensivement la notion de loi contenue dans l’article que d’effectuer un amalgame préalable entre loi et décision du Conseil constitutionnel permettant ensuite la stricte application de la norme. Ainsi, la lettre de l’article 111-4 du Code pénal relatif à l’interprétation stricte du droit pénal est respectée. Mais qu’en est-il de son esprit ?

Tout comme l’étude précédente, cet amalgame est pour le moment limité à l’application de l’article 112-4 alinéa 2 du Code pénal selon la motivation d’espèce. Néanmoins, conformément à l’esprit libéral du droit pénal, il est étonnant que la Cour de cassation se livre à une telle manipulation pour les raisons susdites. Quant à l’ordre constitutionnel, un nouveau problème de légitimité se pose. Comment, non seulement comparer mais surtout identifier la dimension représentative de la loi formelle avec la décision d’une juridiction constitutionnelle, et plus particulièrement du Conseil constitutionnel dont on connait les critiques sur sa composition et sa méthode de décision ? Tandis qu’il est d’usage d’opérer une stricte distinction entre juge constitutionnel et législateur pour tenter d’éviter l’écueil d’un « gouvernement des juges », la Cour de cassation, par cette substitution, nous invite à considérer que le Conseil constitutionnel et le Parlement détiennent le même rôle et la même capacité normative eu égard aux effets que leurs actes produisent.

Conclusion

La substitution d’une norme à valeur législative pour remplir la condition d’une intervention de la loi apparaît comme une tendance commune aux trois grandes juridictions nationales. Est-ce là un manque de rigueur dogmatique ou une volonté affirmée de politique jurisprudentielle ? Pour le moment, ce mouvement reste limité par une motivation d’espèce. Néanmoins, cette dynamique de fond est susceptible d’entraîner un appel d’air néfaste dans le droit positif. Les amalgames étudiés ne peuvent-ils pas mener aussi vers des applications illibérales à l’instar de la prorogation de l’état d’urgence en 1961, pourtant conditionnée à l’exigence d’une loi, par une mesure à valeur législative de l’article 16 ?

Plus qu’un symptôme de la prétendue crise du Parlement, ces confusions montrent la prise en compte grandissante d’une mutation de la conception du droit vers une approche technique et fonctionnaliste. Cette dernière ne considère plus que des formes, procédurales, hiérarchiques, contraignantes, vidées de leur substance politique. De l’architecture du droit constitutionnel au principe de rétroactivité pénale in mitius, une charge idéologique traverse pourtant cette exigence d’une loi. Si les amalgames étudiés visent à protéger les droits et libertés des justiciables, les distinctions ébréchées œuvraient à préserver des réalités politiques séculaires.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cons. const., QPC, 28 mai 2020, n° 2020-843, Force 5.
  • 2.
    CE, 16 déc. 2020, n° 440258, CFDT Finances.
  • 3.
    Cass. crim., 9 nov. 2021, n° 20-87078.
  • 4.
    Pour ce qui concerne la décision Force 5, v. not. T. Carrere, « La guerre des ordonnances aura-t-elle lieu ? À propos de la décision du Conseil constitutionnel 2020-843 QPC du 28 mai 2020 », Blog Jus Politicum, 8 juin 2020 ; J. Padovani, « Les ordonnances de l'article 38 de la Constitution : quelle nature juridique ? », RFDA 2021, p. 559-569. Pour ce qui concerne l’arrêt CFDT Finances, v. not. J.-M. Pastor, « Le regard neuf du Conseil d’État sur les ordonnances non ratifiées », Dalloz actualité, 18 déc. 2020 ; C. Malverti et C. Beaufils, « L’ordonnance et ses juges », ADJA 2021, p. 258-269.
  • 5.
    L’expression, consacrée à l’article 61-1, constitue un rouage dans le déclenchement de la question prioritaire de constitutionnalité en permettant de subsumer potentiellement n’importe quelle norme de l’ordre juridique sous l’expression « disposition législative au sens de l’article 61-1 ». Concernant le contentieux des ordonnances, cette expression se retrouve dès la décision n° 2011-219 QPC du 10 février 2012.
  • 6.
    Cons. const., QPC, 28 mai 2020, n° 2020-843, Force 5, § 11.
  • 7.
    Cons. const., QPC, 28 mai 2020, n° 2020-843, Force 5, § 11 : « Conformément au dernier alinéa de l'article 38 de la Constitution, à l'expiration du délai de l'habilitation (...) les dispositions de cette ordonnance ne pouvaient plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. Dès lors, à compter de cette date, elles doivent être regardées comme des dispositions législatives ».
  • 8.
    CE, 16 déc. 2020, n° 440258, CFDT Finances, § 6 : « Par sa décision n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, le Conseil constitutionnel en a déduit que les dispositions d'une ordonnance qui relèvent du domaine législatif entrent, dès l'expiration du délai d'habilitation, dans les prévisions de l'article 61-1 de la Constitution ».
  • 9.
    CE, 16 déc. 2020, n° 440258, CFDT Finances, § 6.
  • 10.
    Cass. crim., 7 janv. 2020, n° 19-80136.
  • 11.
    Cons. const., QPC, 19 juin 2020, n° 2020-845, Théo S.
  • 12.
    Cass. crim., 7 janv. 2020, n° 20-87078, § 12 : « (...) La suppression d'une incrimination, que ce soit par l'effet de la loi nouvelle ou d'une décision du Conseil constitutionnel déclarant l'incrimination contraire à la Constitution dans le corps de son dispositif ou dans une réserve d'interprétation, s'oppose à la mise à exécution de cette peine ».
  • 13.
    Cass. crim., 7 janv. 2020, n° 20-87078, § 14 : « En effet, les décisions du Conseil constitutionnel s'imposant aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles en vertu de l'article 62 de la Constitution, les déclarations de non-conformité ou les réserves d'interprétation qu'elles contiennent et qui ont pour effet qu'une infraction cesse, dans les délais, conditions et limites qu'elles fixent, d'être incriminée doivent être regardées comme des lois pour l'application de l'article 112-4, alinéa 2, du Code pénal ».
  • 14.
    S. Lavric, « Recel d’apologie du terrorisme : portée de la décision QPC sur la peine prononcée », Dalloz actualité, 24 nov. 2021.
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