Une complexité : l’élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France
Alors que les élections municipales restant à tenir le 28 juin permettront le renouvellement triennal de la moitié du Sénat en septembre, le report des élections des conseillers consulaires « au plus tard au mois de mai 2021 » pose la question de la date d’élection des six sénateurs représentant les Français établis hors de France, qui pourrait être dissociée de ce renouvellement. Cette dissociation, qui implique la prolongation du mandat des sénateurs sortants, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, puisque pour la première fois serait rompu le principe du renouvellement triennal du Sénat et que serait écourté le mandat de sénateurs nouvellement élus.
L’impact du report du second tour des élections municipales qui devait se tenir le 22 mars, et devrait finalement avoir lieu le 28 juin ressemble aux ondes de choc d’une pierre qui ricoche longuement sur l’eau. Plus on s’éloigne du point d’impact initial, celui qui trouble le plus fortement la surface lisse qu’assure en temps normal l’organisation des élections, plus les incidences peuvent être amoindries, mais incertaines ou profondes. Le report partiel des élections municipales suscite bien des questions : dans quelle mesure des circonstances exceptionnelles doivent-elles être prises en compte dans le déroulement des votes, faut-il exiger un taux minimal de participation pour fonder une élection conclusive, la séparation de 15 semaines entre deux tours est-elle de nature à porter atteinte à la sincérité du scrutin, etc. ? S’y ajoutent d’autres conséquences : report des délais contentieux ou de consultation des listes d’émargement, report de l’installation des nouveaux conseils municipaux et maintien des maires sortants pendant la période de confinement, difficilement compréhensible compte tenu de leur implication dans la lutte contre la contagion. La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a le mérite d’aborder ces questions, inédites et complexes dans un contexte de désordre créé par la pandémie et le confinement général, alors que le droit commun, c’est-à-dire l’article L. 227 du Code électoral, repose au contraire sur l’idée d’une « surface lisse » caractérisée par un rythme régulier, anticipé par un calendrier débutant six mois avant l’échéance, et une organisation parfaitement maîtrisée. On peut naturellement débattre de l’opportunité de certaines des décisions, du maintien du premier tour et de l’écart temporel entre les deux tours, qui donnent lieu aux QPC posées le 25 mai 2020 (n°s 440335 et 440217) ou de la création et de la prolongation, par la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020, d’un état d’urgence sanitaire, mais on doit en toute hypothèse souligner la réactivité des pouvoirs publics et du législateur.
Certaines ondes de choc, pour être différées ou amoindries par rapport au sujet principal, qui est celui de la tenue des élections municipales, n’en posent pas moins des problèmes juridiques complexes. Dès le mois de mars, il était apparu qu’en cas de report des élections municipales au-delà du mois de juin les élections sénatoriales ne pourraient se tenir à l’échéance, prévue en septembre, puisque le collège électoral aurait alors été partiellement constitué et partiellement en cours de renouvellement. Les délégués des conseils municipaux représentent 95 % de ce collège, la désignation des délégués supplémentaires dans les communes de plus de 30 000 habitants n’aurait pas été possible, etc. Cette hypothèse est écartée si le cycle électoral municipal se termine en juin, peu de temps avant le renouvellement de la série 2 (58 départements métropolitains, un département d’outre-mer, quatre collectivités d’outre-mer, et six des douze sièges de représentants des Français établis hors de France).
L’échéance du renouvellement sénatorial en septembre pourra donc alors être tenue, après le second tour. Il correspond au souhait du Conseil constitutionnel d’éviter, autant que possible, un trop grand écart temporel entre les élections municipales et la désignation du collège électoral sénatorial pour le renouvellement qui les suit : « le rôle confié au Sénat par l’article 24 de la Constitution pouvait justifier que les renouvellements prévus en 2010 et 2013 soient reportés d’un an afin de rapprocher à l’avenir l’élection des sénateurs de la désignation par les citoyens de la majeure partie de leur collège électoral » (Cons. const., 15 déc. 2005, n° 2009-529 DC, loi organique modifiant les dates des renouvellements du Sénat, n° 2005-529 DC : AJDA 2006. 384, note J.-E. Schoettl). Sans en faire une règle absolue, la jurisprudence affirme donc que le renouvellement du Sénat doit épouser le rythme des élections municipales : « « c’est à juste titre que le législateur organique a estimé que le report en mars 2008 des élections locales imposait de reporter également l’élection de la série A des sénateurs afin d’éviter que cette dernière ne soit désignée par un collège en majeure partie composé d’élus exerçant leur mandat au-delà de son terme normal » (même décision) ; « le principe du droit au suffrage exprimé à l’article 3 de la Constitution implique normalement que ce renouvellement, qui concerne la plus grande part des grands électeurs du Sénat, précède le renouvellement partiel de cette assemblée » (CE, Sect. int., 16 décembre 2004, req. n° 371133). Sans l’imposer absolument, ces décisions impliquent qu’à une même élection municipale correspondent « normalement », ou encore « à juste titre » deux renouvellements triennaux du Sénat, le premier d’entre eux suivant cette élection. Le calendrier finalement établi pour le second tour de l’élection municipale permettra globalement le respect de cette chronologie.
Mais apparaît alors une difficulté liée au vote de nos compatriotes résidant à l’étranger, s’agissant de l’élection des délégués consulaires. Le conseil des scientifiques, qui a jugé, le 18 mai 2020, sous réserves, que le second tour pouvait se tenir en juin, a cependant souligné l’impossibilité d’anticiper la situation épidémiologique dans l’ensemble du monde en juin, voire au-delà, qui empêche d’y évaluer les risques sanitaires, pour estimer qu’il était opportun de reporter les élections consulaires initialement prévues au mois de mai 2020. Cette décision a donné lieu à un projet de loi, adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 8 juin (texte adopté N° 341, article 4). Le report y est prévu « au plus tard jusqu’au mois de mai 2021 ». Si le calendrier des élections sénatoriales peut donc être tenu en France avec les nouveaux conseils municipaux, y compris en Polynésie compte tenu d’un aménagement mineur (article 6 du même texte) il ne peut l’être pour les sénateurs représentant les Français établis hors de France, que dans le cas où ces sénateurs sont élus par les actuels conseillers consulaires. Depuis la loi organique n° 83-499 du 17 juin 1983, qui a porté leur nombre de six à douze, ces sénateurs sont élus, en deux séries, suivant le renouvellement triennal par un collège composé principalement des 443 conseillers consulaires, eux-mêmes élus par les citoyens résidant hors de France. Si le calendrier actuellement prévu respecte donc les conditions générales du renouvellement du Sénat, ce collège spécifique ne sera pas renouvelé au moment où le sera le reste du collège électoral.
La question se pose donc de savoir si, pour tenir compte d’une souhaitable représentation la plus actualisée, il faut disjoindre l’élection de ces six sénateurs du reste du renouvellement ou si, pour maintenir la synchronisation et l’égalité des mandats, il convient de faire voter les actuels conseillers consulaires, ce qui ne représente d’ailleurs pas « la plus grande part des électeurs du Sénat ».
La première solution a l’avantage de valoriser la logique suivie par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 15 décembre 2005. Mais il faut reconnaître que cette décision n’impose pas ce principe de proximité temporelle, même si elle le juge préférable. Aucune disposition constitutionnelle n’oblige à renouveler le collège électoral de tous les sénateurs, dont ceux représentant les Français établis hors de France, avant leur prochaine élection. Autrement dit, le report des élections consulaires justifie le décalage de l’élection des sénateurs représentant les Français établis hors de France, mais il ne l’impose pas.
Reporter l’élection de ces six sénateurs à raison de la spécificité du collège qui les élit poserait cependant plusieurs problèmes. Ce décalage impose qu’il soit recouru à une loi organique puisque le texte actuel (article premier de la L.O. n° 83-499 du 17 juin 1983) dispose : « À chaque renouvellement partiel du Sénat, sont élus six sénateurs représentant les Français établis hors de France ». Cette disposition organique est naturellement « relative au Sénat », au sens de l’article 46 de la Constitution (Déc. n° 2007-547 DC du 15 février 2007 et n° 2009-576 DC du 3 mars 2009) et nécessite donc un vote dans les mêmes termes par les deux assemblées. Si cette modification n’intervient pas, le Conseil constitutionnel ne sera pas amené à se prononcer.
En revanche, si la dissociation de six mandats du renouvellement de 178 sièges au Sénat est décidée, le Conseil constitutionnel serait saisi de cette loi organique.
Or celle-ci pose deux problèmes majeurs. Le premier est qu’un renouvellement triennal du Sénat partiellement différé n’est prévu nulle part. il s’agit là d’une situation distincte d’une élection partielle, pour laquelle l’élection générale et complète de la série concernée a eu lieu. Ici, le renouvellement serait incomplet jusqu’à l’élection de six sénateurs « au plus tard » en septembre 2021. L’article 33 de la Constitution dispose que le président du Sénat est élu « après chaque renouvellement partiel ». Va-t-il falloir attendre que le renouvellement soit complet, ou bien, par dérogation, les six sénateurs sortants participent à cette élection ? Cette question, comme d’ailleurs toutes celles qui concernent le renouvellement de la composition des instances internes du Sénat : groupes, commissions, nominations aux organismes externes, aux délégations, à la commission des affaires européennes, dans les instances chargées de la déontologie et du contrôle budgétaire, etc. emportera une réponse couverte par l’autonomie parlementaire. On veut dire que ces procédures ne sont pas soumises au contrôle du Conseil constitutionnel (pour l’élection du président d’une assemblée : Cons. const., 16 avril 1986, n° 86-3 éléc.). Le début différé de ces mandats aurait en tout état de cause un impact concret sur la composition de certaines instances : commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, groupes d’études, etc. En toute hypothèse, ces six sénateurs auraient un pouvoir amoindri du fait de leur élection différée, tandis que les six sénateurs sortants auraient paradoxalement bénéficié d’un pouvoir prolongé qu’une légitimité ancienne justifie moins. L’argument d’un collège actualisé jouerait plutôt en défaveur de la prolongation, au regard de l’exercice du mandat.
La seconde question renvoie, quant à elle, à la Constitution : peut-on prolonger partiellement au sein d’une même série six mandats sortants, et écourter corrélativement d’autant les mandats entrants ? On peut, certes, justifier cette atteinte à l’égalité entre tous les sénateurs du fait de l’existence légale d’un collège électoral spécifique à ces six sénateurs. Ceci vaut pour la distinction entre ces mandats et ceux des autres mandats renouvelés à échéance normale. Mais qu’est ce qui justifie une durée moindre du mandat des entrants ? La seule réponse résiderait dans la volonté d’assurer la nécessaire synchronisation des mandats, qui est d’ailleurs invoquée dans la décision précitée de 2005. Mais ceci militerait, plutôt que de rétablir un calendrier qu’on aurait bouleversé, pour une élection à terme normal. Pourquoi désynchroniser, puis resynchroniser ?
En outre, le choix de la dissociation conduirait, pour la première fois, à un raccourcissement des mandats de certains sénateurs. Envisagée en 2005, cette possibilité n’a pas été retenue. Plutôt que d’admettre que les conseillers consulaires dont le mandat est prolongé par la loi désignent six sénateurs, serait-il préférable de rompre la synchronisation pour la rétablir « au plus tard » d’ici un an, de déroger au principe d’égalité des mandats représentatifs, et de fractionner le renouvellement triennal du Sénat ? On peut en douter.
On le voit : l’onde de choc peut produire encore bien des remous.