Seine-Saint-Denis (93)

Sébastien Brisard : « Le débat collégial est la pierre angulaire de l’expression d’une justice de qualité » !

Publié le 16/11/2022

Les demandes d’asile seront-elles bientôt systématiquement examinées par un juge seul à la CNDA ? C’est ce que craignent les professionnels de la juridiction sise à Montreuil (93). La future loi sur l’asile et l’immigration, annoncée pour le début de l’année 2023, devrait réformer une nouvelle fois la CNDA. Parmi les pistes de réflexion du ministère, une généralisation des audiences tenues par un juge unique, afin de diminuer les délais de jugement de cette juridiction qui rend 50 000 décisions par an. Entretien avec Sébastien Brisard, président de l’Association des rapporteurs et anciens rapporteurs de la Cour nationale du droit d’asile.

Actu-Juridique : Quelle est l’origine de votre tribune ?

Sébastien Brisard : En août dernier, le ministre de l’Intérieur a annoncé par voie de presse qu’il souhaitait élargir le recours au juge unique à la CNDA. Nous avons depuis eu accès à un document interministériel, qui nous a appris que le ministère envisageait même de faire du recours au juge unique le principe et non plus l’exception. Cela dans le but de raccourcir les délais de jugement : l’idée est que ce juge rende une décision dans un délai de 2 mois, au lieu de 5 mois, par principe, en formation collégiale actuellement. Ce document a donc confirmé que notre inquiétude était fondée. Cette volonté d’accélérer plus encore la procédure, au détriment du principe de collégialité, nous interpelle. Elle s’exprime alors même que les réformes précédentes de 2015 et 2018, instaurant puis élargissant le recours au juge unique, ont démontré une efficacité certaine en dépit de circonstances, telles que la crise sanitaire, qui ont freiné leur mise en œuvre et qu’elles n’ont, de ce fait, pas encore produit tous leurs effets.

Actu-Juridique : Depuis quand existe-t-il des audiences à juge unique à la CNDA ?

Sébastien Brisard : Le juge unique a été mis en place par une loi de juillet 2015. Il statue depuis lors sur le fond en audience. Avant cette date, un juge unique pouvait intervenir, mais seulement pour rendre des ordonnances, qui permettent de traiter des dossiers irrecevables (forclos) ou qui ne comportent pas d’éléments suffisamment sérieux de nature à remettre en cause la décision de l’OFPRA. 2015 a été une année de grande réforme pour la Cour. Ont été instaurées une procédure ordinaire, avec un délai de 5 mois, devant une formation collégiale, et une procédure accélérée, prévoyant une audience à juge unique et une décision rendue dans un délai de 5 semaines. Une autre loi, en septembre 2018, a élargi encore ce recours au juge unique. Progressivement cette exception que devait constituer le recours au juge unique est en train de devenir la règle. Excepté cette année et en 2020, la part de jugements pris en juge unique a dépassé les 53 % entre 2017 et 2019 – avec un pic à 56 % en 2018. En 2021, cela a un peu reflué : 40 % des audiences se sont tenues à juge unique. Le recours au juge unique est motivé par une volonté de traiter les dossiers dans un délai raisonnable dès lors qu’il est plus rapide d’organiser des audiences à juge unique que de constituer une formation collégiale de jugement.

Actu-Juridique : Quel est le problème de ce recours au juge unique ?

Sébastien Brisard : Initialement, les juges uniques devaient examiner des dossiers supposément plus simples : des demandes de réexamen ou celles de requérant issus de pays considérés comme sûrs – cette dernière catégorie posant déjà problème ; car la demande d’asile s’instruit au niveau individuel, et certaines personnes, par exemple homosexuelles, peuvent légitiment prétendre être protégées même si elles viennent de pays sûrs. Par ailleurs, il est très rare que le juge unique renvoie le recours à une formation collégiale, alors qu’il en a la possibilité. Je ne remets pas en question les compétences des juges uniques. Cela pose néanmoins des difficultés au regard des dossiers de plus en plus complexes qu’ils ont à traiter. Des dossiers afghans peuvent par exemple aujourd’hui arriver devant un juge unique… Nous convenons qu’il faut chercher à raccourcir les délais. Mais l’élargissement du recours au juge unique prive les requérants de la garantie essentielle que constitue le principe de collégialité qui permet d’assurer un débat utile pour une prise de décision la plus juste et équitable possible. Le juge unique statue en bonne foi et fait son office, mais il est plus probable qu’il passe à côté de quelque chose qu’une formation collégiale. Cela potentiellement au détriment d’une personne qui ne sera pas protégée par la Cour alors qu’elle aurait dû l’être, ou au détriment de la société s’il n’a pas pu s’assurer que le requérant ne dévoie pas le système de l’asile. C’est d’autant plus problématique qu’à l’OFPRA, les demandes des requérants sont déjà examinées par une seule personne. Il n’est pas acceptable que tout au long de la procédure, les demandes des requérants ne soient jamais examinées par une formation collégiale.

Actu-Juridique : Qu’en est-il du recours au juge unique dans les autres juridictions, elles aussi confrontées au problème des délais ?

Sébastien Brisard : Cette évolution de la CNDA s’inscrit dans une tendance générale. Depuis 1995, les juridictions administratives requièrent de plus en plus au juge unique. Seulement, les audiences de la CNDA sont humainement plus sensibles que d’autres. C’est une grosse pression sur les épaules d’une personne seule. À cet effet, un suivi psychologique est proposé à l’ensemble des membres du personnel de la Cour qui assistent aux audiences. En matière civile, où sont également traités des sujets très sensibles, les professionnels demandent aujourd’hui le retour à la collégialité. C’est l’un des éléments qui ressortent des États généraux de la justice. Le débat collégial est la pierre angulaire de l’expression d’une justice de qualité.

Actu-Juridique : Quels sont aujourd’hui les délais de jugement à la CNDA ?

Sébastien Brisard : Le délai moyen constaté de jugement est de 8 mois et 16 jours au lieu des 5 mois prévus par la loi. En ce qui concerne la procédure accélérée, il est de 4 mois, au lieu des 5 semaines prévues – mais dès le début des discussions du projet de loi en 2015, de nombreux acteurs de la procédure d’asile et les syndicats de la Cour avaient indiqué que ce délai serait intenable. Si ces délais sont loin de ceux fixés par le législateur, les réformes ont permis de réduire le délai prévisible moyen global de jugement à 5 mois et 25 jours en 2021. Il y a donc une réelle nécessité de continuer de déstocker afin d’atteindre les délais prescrits. Des moyens substantiels ont été alloués à la Cour, il faut le saluer. Celle-ci compte aujourd’hui plus de 300 rapporteurs. Néanmoins, le constat est clair que le délai législatif n’est pas respecté. Il faut réfléchir à d’autres modalités de fonctionnement de la Cour.

Actu-Juridique : À quoi faut-il réfléchir ?

Sébastien Brisard : Il y a différentes pistes de réflexion. Certaines nécessitent des moyens supplémentaires, mais d’autres sont possibles à moyen constant. Nous avons aujourd’hui une cour centralisée à Montreuil (93), avec des requérants qui ne peuvent pas toujours circuler facilement. La visioconférence a permis de résoudre certaines difficultés, mais elle a du mal à s’imposer, certains avocats la dénonçant avec force, ce que nous comprenons d’ailleurs. Les requérants constituent une population particulière, parmi laquelle les arrêts maladie sont plus nombreux, les problèmes d’interprétariats fréquents. Cela engendre un taux de renvoi d’audience important, de l’ordre de 20 %, contre 3 % dans d’autres juridictions administratives. À cet effet, il est proposé par le ministère de l’Intérieur de territorialiser la Cour au niveau des 9 cours administratives d’appel. Cette proposition peut être également intéressante dès lors que tous les juges vacataires de la CNDA ne vivent pas en région parisienne. Cette piste de réflexion est à mener, même si elle peut poser d’autres difficultés notamment concernant le recours aux interprètes… Depuis 2-3 ans, la Cour a commencé à spécialiser ses chambres. La spécialisation permet de disposer de juges et de rapporteurs chevronnés capables, a priori, d’examiner les dossiers plus rapidement. Ainsi, les chambres de la Cour qui seraient installées au sein des cours administratives d’appel (CAA) seraient certainement des chambres spécialisées faisant coïncider la territorialisation et la spécialisation de la Cour avec celles des antennes de l’OFPRA également envisagées, semble-t-il, par le ministère de l’Intérieur. Toutefois, d’autres leviers existent notamment en changeant l’organisation interne de la Cour.

Actu-Juridique : Comment faudrait-il réorganiser la Cour ?

Sébastien Brisard : Nous proposons de stabiliser les formations de jugement en y intégrant les rapporteurs, membres permanents de la Cour, qui pourraient siéger aux côtés des magistrats professionnels, présidents de formation de jugement. Ils auraient certes un statut particulier, mais la plupart des assesseurs actuels, qu’ils soient nommés directement par le vice-président du Conseil d’État ou sur proposition du représentant du HCR en France, ne sont pas permanents. Un tel changement permettrait qu’il y ait plus souvent qu’actuellement deux membres permanents dans une formation de jugement. Cela peut sembler très terre à terre, mais cela aiderait considérablement la Cour, notamment ses chefs de chambres et leurs équipes, à constituer des formations de jugement, car les vacataires sont moins facilement disponibles. Il semble logique de chercher à avoir les formations de jugement les plus permanentes possibles. Les textes ont obligé les assesseurs à siéger pendant une douzaine d’audiences par an, mais tous n’y arrivent pas car ils ont d’autres activités, souvent prenantes. Cela permettrait de maintenir plus facilement le principe de collégialité.

Actu-Juridique : Quel accueil trouvent ces propositions ?

Sébastien Brisard : Nous allons être reçus par le cabinet du ministère, auquel nous pourrons expliquer de quelle manière les textes pourraient évoluer. Nous souhaitons que ces évolutions fassent l’objet d’un débat parlementaire, et non pas d’ordonnance. L’ensemble des questions touchant au droit d’asile, dont celles relatives à la Cour en charge de veiller à sa bonne application, doit faire l’objet d’un débat public.

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