Beethoven Odysée II

Publié le 16/09/2020

Beethoven Odysée II

Le Quatuor Ébène s’est assigné le défi d’enregistrer en live l’ensemble des quatuors de Beethoven en sept étapes, à travers les cinq continents. Les disques suivent la configuration des concerts et présentent cette intégrale, non sous forme chronologique, mais par association d’œuvres. Jetant ainsi un regard essentiel sur les différences existant entre les trois périodes créatrices du compositeur. La première étape, à Philadelphia, associe les op. 18/1 et 131, « l’alpha et l’oméga du maître », selon les Ébène. De l’op. 18 n°1, ils saluent une « œuvre percutante ». Tout autre est le Quatuor op. 131, « œuvre révolutionnaire ». Pas moins de sept mouvements, dont l’Andante, cœur de l’œuvre, introduisant le procédé de la variation, un ensemble a priori disparate auquel ils insufflent toute son unité. L‘op. 18 n°2, capté à Melbourne, est d’une élégance toute mozartienne. Dans son second mouvement, Beethoven use pour la première fois d’une formule alternant lent-vif-lent. Le Quatuor op. 95 « serioso » est le plus concis des 16, où « tout est compact, efficace, extrême, affirmé et martelé ». Dont la méditation de l’Allegro ma non troppo, où le violoncelle pianissimo dialogue avec le violon I. Le Larghetto final, « une tempête émotionnelle », alterne calme et agitation dans un thème dansant, aux frontières de l’héroïque. Le  Quatuor op. 74 « les harpes » aligne un premier mouvement d’effusion et de vigueur, un Adagio tressant une mélodie infinie, un Presto presque batailleur, et ici d’une faconde à couper le souffle, un Allegretto con variazioni marquant une rupture, paisible cette fois.

Le Quatuor op. 18 n° 4 (Nairobi) est une des créations les plus avancées de la première période : « cheveux au vent », il « chevauche vers l’abîme », à l’aune de l’Allegro initial plein d’énergie passionnée, bardé de traits staccato du cello. Hommage à Mozart avec le Quatuor op. 18 n° 5, sage mais vigoureux. Dont un Menuetto aimable et rêveur, tendre et réfléchi. Le Quatuor op. 135, le 16e et dernier, est le plus concis de ceux de l’ultime période. Le motif espiègle de l’Allegretto est le premier d’une multitude d’autres avec leur lot d’imprévus, fort bien domestiqués par les français. Le Lento, « livrant une méditation dépouillée, d’une plénitude surhumaine » semble sortir du néant. Le finale, ou le fameux théorème de « la résolution difficilement prise », sur le schéma question-réponse « Muss es sein ? Es muss sein ! » est « comme une injonction à rassembler enfin tout notre sens moral ». Il compte lui-même quatre sections enchaînées, posant l’interrogation dont procède une réponse presque soulagée dans un thème de marche populaire joyeuse. Puis vient une phase quasi symphonique opposant voix supérieures et inférieures. Les Ébène soulignent, quoique sans excès, esprit français oblige !

L’Allegro con brio du Quatuor op. 18 N° 6 (São Paulo) est dans le sillage de Haydn. Le Scherzo est impétueux comme un appel de fanfare. Le trio renchérit capricieux. Le finale « la Malinconia » distille une plainte comme suspendue prenant un ton amer que les Ébène ne cherchent pas à éluder grâce à un son d’une intensité inouïe, conférant à cette œuvre un statut annonçant celles des autres périodes. Ils soulignent la « splendeur harmonique » du Quatuor op. 127. Qui se manifeste dès le Maestoso, dans la majestueuse introduction où le violon I « murmure avec une sorte de câlin féminin ». L’Adagio cantabile est « un long fleuve qui s’élargit subitement », une large effusion déclinée en 5 variations. Le finale, ils le conçoivent dans un tempo mesuré : ce mouvement « proclame, déclare, déclame toutes les raisons d’une joie solaire ».

Les deux premiers Razumovsky op. 59, enregistrés à Vienne, sont le manifeste de la maturité esthétique de Beethoven, marquée en particulier par l’importance du développement. Le Quatuor op. 59 N° 1 s’ouvre par un Allegro solaire. Il emprunte un caractère plus affirmé, que les Ebène restituent avec force. Le Scherzo vivace, qui « annonce Mahler » par ses modulations inattendues, ils le parent d’une étonnante spontanéité et d’une énergie haletante. L’Adagio, « à ensevelir son auditoire », est ici beau à pleurer dans sa simplicité, mais aussi d’une tension presque insoutenable. Le finale déborde de joie, voilée de mélancolie dans son thème de mélodie russe. Les Ébène se font une fête de ses vagues sauvages d’un remarquable brio instrumental. Bien différent, le Quatuor op. 59 N° 2 ouvre un combat, presque haché ici, alternant souffle et tendresse contenue, éclat et murmure. L’Adagio se vit comme un hymne religieux, un épisode céleste annonçant Bruckner et sa mélodie infinie. L’Allegretto, « bancal et enivrant », est exalté telle une chevauchée prise très vive ici. Le finale Presto, « respire une vigueur terrestre », là où la fin de l’œuvre précédente étalait une vision lumineuse.

Le Quatuor op. 59 n° 3 (Tokyo) est le plus héroïque, le plus symphonique aussi. Les Ébène privilégient une poussée rythmique savamment maîtrisée. L’Andante con moto quasi Allegretto se distingue par l’étrange pizzicato forte du violoncelle ouvrant une longue phrase douloureuse. Ils préfèrent le charme à la sentimentalité, celui de la confidence intime. L’Allegro final atteint une extrême puissance sonore. C’est tant inexorable, orageux, ininterrompu dans l’exaltation, qu’on en perd son souffle ! Le Quatuor op. 130, le treizième, est un monument d’idées antagoniques et de combinaisons inédites, en ses six parties à l’étonnant agencement, dont un Alla danza tedesca renchérissant sur l’humour, ou une Cavatina, ardente supplication, finement tricotée par les français. Qui concluent par la Grosse Fuge op. 133. « Un ultime défi au monde moderne ». C’est une fugue à deux sujets, elle-même faite de six parties. Dans ce parcours jusqu’au-boutiste, d’une incroyable complexité, « moderne » on ne peut plus, les Ébène sont remarquables de clarté et d’acuité instrumentale.

Le parcours se termine à Paris avec le Quatuor op. 18 n° 3, achevé en premier, qui fait la part belle au violon I. Cœur de l’œuvre, l’Andante con moto se distingue par sa rêveuse mélodie, prélude à un riche développement. Le Quatuor op. 132 (1823), de ses cinq parties, est « une épure et une science de l’écriture qui déroutent encore le public ». Et ce dès l’Allegro assai sostenuto où le violon I décoche des traits fiévreux ou assagis. Des contrées rares sont explorées avec flair par les Ébène qui nous permettent de nous y retrouver dans ce concentré de la pensée beethovénienne. Dans le vaste Molto adagio, ils voient une musique qui « ouvre les portes de l’éternité », où tout semble se figer, mais progresse imperceptiblement vers un tout. Leurs sonorités sont « cathédralesques » ou évanescentes et les silences autant de musique. L’Allegro appassionato final renoue avec le bonheur de chanter par un thème d’un superbe mélodisme et la coda est lumineuse. Comme la fin de ce voyage initiatique à travers l’œuvre de Beethoven.

Cette entreprise audacieuse, les Ebène la réussissent avec un rare bonheur. Car voilà bien des interprétations qui se hissent sans mal aux côtés des plus grandes. D’abord par la formidable aisance pour gravir cet Everest, le fabuleux poli instrumental, la générosité du son, l’intensité du trait, le raffinement du geste. La cohésion ensuite, au prix d’un dépassement de chacun. L’usage d’une palette large en termes de couleurs et de dynamique jusqu’à des bouffées dramatiques assumées. Le sens de la pulsation et le marquage des accents par le respect scrupuleux des innombrables indications de tempos qui fleurissent chez Beethoven. L’art du silence aussi. Voilà des interprétations marquées au coin d’une élégance toute française et d’une tendresse non affectée. Par quatre musiciens hors pairs.

LPA 15 Sep. 2020, n° 155r5, p.23

Référence : LPA 15 Sep. 2020, n° 155r5, p.23

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