L’avortement « Hors la loi » ou le procès théâtral d’une « loi d’un autre âge »

Publié le 20/06/2019

Le droit à l’avortement n’est pas une source d’inspiration fréquente pour les dramaturges et même pour les artistes en général. Pauline Bureau, qui avait déjà adapté et mis en scène une affaire politico-juridique, celle du scandale du Médiator, s’est saisie magistralement du procès dit de Bobigny de 1972 pour rappeler qu’il y a moins de 50 ans une « loi d’un autre âge » s’appliquait aux femmes, les condamnant à risquer leur vie dans la clandestinité, jusqu’à ce qu’après les juges, le législateur fasse évoluer la loi qui ne peut être que la « représentation d’une société à un instant donné ».

Si de nombreuses questions liées aux droits fondamentaux des femmes sont traitées au théâtre et dans l’art en général, la question de l’avortement fait l’objet d’un silence assourdissant. La photographe Laia Abril en collaboration avec Médecins sans frontières lui avait néanmoins consacré fin 2018 à la Maison des métallos, un travail photographique couplé à l’exposition de matériels divers utilisés pour procéder à des avortements clandestins, pour mieux dénoncer les violences physiques et psychologiques faites aux femmes et leurs « complices » décidant de mettre fin à une grossesse1. Si en littérature de fiction, l’on trouve un certain nombre d’évocations d’avortements2, l’histoire de Marie-Claire Chevalier et le procès dit de Bobigny n’avaient inspiré qu’un téléfilm3 et une expérience théâtrale4 avant la création de Hors la loi dans la salle du Vieux-Colombier de la Comédie française.

Après avoir porté seule en scène L’Événement, le texte si marquant de l’écrivaine Annie Ernaux, une des multiples victimes de la loi5, la remarquable sociétaire de la Comédie française, Françoise Gillard, est passée du côté de la défense en endossant le rôle de Gisèle Halimi dans la nouvelle création de Pauline Bureau qui a choisi individuellement tous les autres comédiens du Français pour Hors la loi. L’auteure et metteuse en scène avait déjà marqué les esprits avec Mon cœur, sa précédente pièce relevant du théâtre documentaire ou du théâtre « documenté » comme elle préfère définir son travail, créée en 2017 et en tournée depuis, qui lui avait permis de dénoncer le scandale du Médiator.

Hors la loi traite du procès dit de Bobigny, qui a eu lieu en novembre 1972, en s’appuyant sur l’histoire concrète qui l’a précédé et engendré, c’est-à-dire un épisode de la vie de Marie-Claire Chevalier, qui aurait justement dû n’être qu’un épisode de sa vie, mais a changé le cours de sa vie. Marie-Claire est violée par l’un de ses amis, qui niera les faits mais la dénoncera – pour échapper à des poursuites dans le cadre d’une arrestation pour vol de voiture – après qu’elle ait eu recours, à l’aide de sa mère à une « faiseuse d’ange », pour un avortement clandestin – qui aurait pu être pratiqué par un médecin à un tarif quatre fois supérieur.

Marie-Claire, sa mère, une collègue et l’avorteuse sont inculpées devant le tribunal correctionnel de Bobigny en novembre 1972. En effet, depuis la modification en 1923 de la loi du 31 juillet 19206, les avortements sont devenus des délits – pour qu’ils ne soient plus jugés en cours d’assises considérées comme trop clémentes.

L’avocate Gisèle Halimi et de nombreuses personnalités comme Simone de Beauvoir vont faire de ce procès une tribune avec l’association Choisir (la cause des femmes), dont la première action médiatique avait été la publication le 5 avril 1971 dans le Nouvel Observateur – après que Le Monde et France soir aient refusé – du Manifeste des 343, rédigé par la philosophe et signé par 343 personnalités médiatiques, des lettres, du spectacle déclarant avoir déjà avorté et réclamant le droit à la contraception et l’avortement libre.

Le procès d’une femme sert donc à faire le procès d’une loi, un procès politique dénonçant une loi d’un autre âge créant une inégalité sociale criante. Se succèdent à la barre tant les intéressées, que des personnalités du monde du spectacle – comme l’actrice Delphine Seyrig jouée par Coraly Zahonero en plus du rôle de la mère –, du monde scientifique – notamment le Prix Nobel de médecine Jacques Monod joué par Laurent Natrella –, du monde politique – seuls Michel Rocard alors président du PSU et Aimé Césaire avaient accepté de témoigner – et du monde des lettres. La pièce reprend la substance et des mots vibrants de la véritable plaidoirie de Gisèle Halimi. Elle répète après en avoir persuadé Marie-Claire et sa mère sacralisant l’œuvre du législateur – « Mais la loi c’est la loi » – que la loi n’est pas immuable, que la loi c’est simplement « la représentation de la société à un instant donné. Elle peut bouger, évoluer ». L’évolution des mœurs, des connaissances scientifiques doit évidemment être accompagnée par le législateur pour en l’espèce poser le principe que les femmes ont le droit de disposer d’elles-mêmes, de disposer de leurs corps.

Au terme de ce procès historique exposant une inégalité criante entre les sexes, mais aussi entre les classes sociales, Marie-Claire est relaxée, la mère est reconnue coupable et condamnée à 500 francs avec sursis – ce qui est de fait symbolique puisqu’elle encourait une peine de 5 ans d’emprisonnement – et l’avorteuse à 1 an d’emprisonnement avec sursis. Ce jugement clément a préparé le terrain dans l’opinion publique à l’adoption de la loi voulue par le gouvernement Giscard d’Estaing et portée par la ministre de la Santé, Simone Veil, autorisant l’interruption volontaire de grossesse, adoptée le 17 janvier 1975.

Une référence est faite à cette suite du combat à la fin de la pièce de Pauline Bureau, par la succession rapide d’images vidéo. Il faut saluer la scénographie très efficace, à la fois réaliste – le sang –, cinématographique – la fenêtre sur cour – et poétique – laissant une juste place aux silences – qui fait entrer le spectateur dans l’intimité du foyer d’une famille – de la cuisine où se retrouvent la mère célibataire et ses filles, aux toilettes en passant par la chambre laissant entrevoir un bout du lit –, puis dans un tribunal épuré où se succèdent les témoins et les interventions de Gisèle Halimi interrompues par les voix off des juges du tribunal. Une tranche de vie et une tranche d’Histoire se déroulent conjointement, parallélisme renforcé par le double regard de Marie-Claire, une jeune fille délicatement incarnée par Claire de la Rüe du Can, et une femme d’une soixante d’années – jouée par Martine Chevallier – qui fait partager, souvent en bord de plateau, son ressenti intime.

On ne peut nier le chemin parcouru sur le plan juridictionnel7 et législatif au jour où se joue la pièce en France et en dépit d’une revendication plus fréquente de la clause de conscience8, mais l’on sait combien le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes et de leur corps est fragile ou encore nié dans de nombreux États sur tous les continents9. Pauline Bureau semble s’être saisie du sujet au bon moment et répond ainsi justement au constat d’Annie Ernaux dans L’Évènement : « le paradoxe d’une loi juste est presque toujours d’obliger les anciennes victimes à se taire au nom de « c’est fini tout ça » si bien que le même silence qu’avant recouvre ce qui a eu lieu »…

Hors la loi, Théâtre du Vieux-Colombier

Brigitte Enguérand, coll.CF

Notes de bas de pages

  • 1.
    http://www.maisondesmetallos.paris/2018/07/12/on-abortion.
  • 2.
    Par exemple, Les Palmiers sauvages de Faulkner, Le Chœur des femmes et La Vacation de Winckler M., Instrument des ténèbres de Huston N., Vivre après de Gordimer N… Au cinéma, seul Chabrol C. s’était inspiré en 1988 de l’histoire de la dernière avorteuse guillotinée en 1943 dans Une affaire de femmes. Il faut signaler aussi la dénonciation de la loi de 1920 par le chanteur Antoine en 1966.
  • 3.
    Film de Luciani F. de 2006, avec Bonnaire S. dans le rôle de la mère dont le prénom a été changé, et Grinberg A. dans celui de Halimi G.
  • 4.
    http://www.groupedes20theatres.fr/wp-content/uploads/2018/10/RECONSTITUTION-JOHN-CORPORATION.pdf.
  • 5.
    L’adaptation dans le cycle des Singulis, au studio de la Comédie française en 2017 sera reprise en 2020. L’avortement clandestin est également la première scène de Les armoires vides, premier roman (1974) d’Ernaux A.
  • 6.
    L’incrimination existait dans le Code pénal depuis 1810. La loi de 1920 la renforce et qualifie la contraception de provocation à l’avortement, lequel est considéré comme un infanticide. Sous Vichy, une loi de 1942 assimile l’avortement à un crime contre la sûreté de l’État.
  • 7.
    Le Conseil d’État a reconnu que le père ne peut s’opposer à la volonté de la mère (31 octobre 1980, Lahache) ; la Cour de cassation a jugé que les femmes disposent d’un droit subjectif à disposer de leur corps (17 novembre 2000, Perruche)…
  • 8.
    La clause de conscience, qui peut être utilisée par le corps médical, ne doit pas aboutir à empêcher une femme d’avorter. Le délit d’entrave à l’avortement (comprenant la désinformation) est passible de 2 ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende.
  • 9.
    V. l’étude de législation comparée sur l’IVG du Sénat, 2017, LC 280.
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