Un cheval disproportionné
Les bronzes sont utilisés en sculpture et pour la décoration et connus depuis la plus haute Antiquité. Ces œuvres sorties des mains d’artistes les plus renommés sont particulièrement recherchées par les collectionneurs. De quoi attirer les faussaires. Il reste que les contrefaçons dans ce domaine sont nombreuses. Elles ont alimenté et continuent d’alimenter le marché de l’art, car elles ne cessent de circuler. Nous poursuivons la lecture de l’ouvrage de Paul Eudel (1837-1912) Truc et truqueurs, au sous-titre évocateur : « Altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées » dont nous avons retrouvé la dernière édition, celle de 1907.BGF
« Louis Courajod [conservateur au Louvre], fervent de l’art français du XVIIIe et du XIXe siècle, en révéla l’un des premiers (il vaudrait mieux dire en prêcha) l’incomparable beauté et la saveur primesautière [de deux statuettes de bronze, d’une patine admirable, Adam et Ève]. C’est lui qui fit entrer au Louvre le Tombeau de Philippe Pot, chef-d’œuvre de l’école bourguignonne. Mais il connaissait moins bien le Quattrocento italien, et son enthousiasme, d’apôtre, qui l’avait si souvent bien servi, lui joua, ce jour-là, un mauvais tour. Depuis trois jours, Adam avait pris place dans les vitrines de la Renaissance et son parrain était parti en tournée d’inspection, quand un article du Figaro déclara tout net que la statuette était moderne.
Jugez du tapage. Les 200 000 francs de la tiare [de Saïtapharnès, qui s’était révélée être un faux] n’avaient pas encore blasé le public. Quarante billets de mille dépensés par un conservateur du Louvre sur le maigre budget des acquisitions, c’était alors quelque chose d’insolite ! L’objet faux fit l’effet de la pierre dans la mare aux grenouilles. On s’indigna. On clabauda. Le nom de Courajod acquit en quelques jours une célébrité que quarante ans de travaux et de découvertes lui avaient refusée. L’infortuné savant essaya une timide défense. Hélas ! Il lui fallut se rendre à l’évidence. Il avait été victime d’habiles fraudeurs italiens, dont les ateliers, établis dans la ville des doges, faisaient, depuis pas mal d’années, concurrence à ceux de Naples.
Ces imposteurs avaient copié la tête de leur Adam dans un musée et le corps dans un autre. De là l’erreur de Courajod. Heureusement les 40 000 francs n’étaient pas versés. On rendit l’objet aux marchands, en les invitant d’aller se faire pendre ailleurs, mais le distingué conservateur ne se releva jamais de cette mésaventure, qui lui fut d’autant plus cuisante qu’il connut bientôt l’auteur de la révélation. C’était Émile Molinier, alors conservateur adjoint au Louvre, qui avait dévoilé la fraude. Il en avait suivi, disent les mauvaises langues, toutes les péripéties avec le malin plaisir de voir un confrère s’enferrer. Les érudits sont sans pitié !
De tels accidents ne sont malheureusement pas uniques dans les fastes des musées et des collections célèbres. Ils sont légion les bronzes florentins, aux patines admirables, accueillis comme des trésors de la Renaissance et reconnus trop tard pour l’œuvre d’audacieux fondeurs du XIXe siècle ! Qui énumérera seulement les faux Cellini répandus à travers le monde ?
Sur cent cinquante pièces attribuées à l’illustre Florentin, dit un critique autorisé, une dizaine, à peine, résistent à l’examen. Les autres sont d’habiles reproductions, comme ce moulage du beau « plat des Amazones », qu’une académie des beaux-arts italienne offrait à l’admiration de ses visiteurs, et qui n’était qu’un surmoulage exécuté par l’artiste français Antoine Wechte, mort en 1868. Qu’est devenu ce bassin ? Porte-t-il toujours sa belle étiquette au nom de Benvenuto ou court-il le monde avec son état civil usurpé ? ».
(À suivre)