« Le respect des délais de paiement évite des défaillances d’entreprises »
C’est l’une des conséquences concrètes de l’impact de la crise sanitaire sur l’activité économique : l’allongement des délais de paiement des entreprises. Des retards vis-à-vis des fournisseurs ou des sous-traitants. Avec la reprise, les délais reviennent à la normale. Une situation nécessaire pour retrouver une stabilité économique et un élément essentiel pour l’Association française des credit managers et conseil (Afdcc), association créée en 1970 et basée à Paris (75). Elle regroupe environ 1 000 adhérents, dont 700 credit managers essentiellement dans des grandes entreprises, des ETI mais aussi des PME. Il y a aussi des acteurs de la gestion du risque et de la relation financière avec le client. Avant de célébrer son 50e anniversaire, en novembre, l’Afdcc organise « Les Assises des délais de paiement » le 26 octobre 2021. Son président Éric Scherer décrypte les normes en vigueur et la conjoncture actuelle par rapport aux délais de paiement des entreprises.
Actu-Juridique : En quoi consiste le métier de credit manager ?
Éric Scherer : La fonction de credit manager peut être exercée par des credit managers en titre essentiellement dans les grandes entreprises et des sociétés de taille intermédiaire. Selon la taille de l’entreprise, elle peut être aussi exercée par le dirigeant de la PME ou de la TPE, son comptable ou son directeur financier. Tout dépend de l’organisation de la société. Cette fonction d’évaluation du risque crédit, de lutte contre les impayés et de prévention des défaillances sont les volets principaux de la fonction de credit management.
AJ : Quelles sont les normes actuellement en vigueur concernant les délais de paiement des entreprises ?
E. S. : Les délais de paiement sont encadrés par un ensemble de dispositions issues entre autres du Code de commerce. Il est actualisé des lois et directives européennes traitants de ce sujet. Le point de départ du calcul du délai de paiement est en général la date d’établissement de la facture. Ce peut être la livraison du bien ou la réalisation de la prestation de service. Le délai de référence est le délai supplétif de 30 jours (C. com., art. L 441-10). Il s’applique lorsque les conditions de paiement ne sont pas précisées, généralement en cas d’absence de contrat écrit ou en cas de désaccord sur le délai de paiement négocié. Le délai maximum de paiement est de 60 jours de la date de facture ou de 45 jours fin de mois. Ce délai est applicable aux ventes effectuées sur le territoire national et à l’export vers les pays européens. Il existe deux méthodes différentes admises par la DGCCRF pour calculer les 45 jours fin de mois :
- décompter d’abord les 45 jours et aller à la fin du mois – ce qui revient à déterminer l’échéance à la fin du mois,
- aller à la fin du mois puis décompter 45 jours – ce qui revient à déterminer l’échéance au 15 du mois.
AJ : Retrouve-t-on dans le droit français des spécificités de délais de paiement en fonction des secteurs d’activité ?
E. S. : Effectivement, dans le domaine du transport par exemple, le délai maximum est de 30 jours à compter de la date d’émission de la facture. Mais, il y a une spécificité pour les produits frais : c’est 30 jours après la fin de la décade de livraison pour des produits périssables et 20 jours après la livraison dans le cas d’achat de bétail sur pied.
Il y a aussi par exemple le secteur du livre où les délais de paiement sont librement négociés. Autre exemple des marchés publics, le délai global de paiement d’un marché public ne peut excéder :
- 30 jours pour l’État et ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, pour les collectivités territoriales et les établissements publics locaux.
- 50 jours pour les établissements publics de santé et services de santé des armées.
Le point de départ des délais de paiement publics est la date de réception de la demande de paiement. On doit rappeler que cette demande de paiement ne peut pas être réalisée tant que la réception définitive des marchandises, travaux, ou prestations n’est pas effectuée. Ces délais peuvent être modifiés depuis le 16 mars 2013 par application de la loi DADUE applicable à la commande publique.
AJ : Quelles sont les sanctions encourues en cas de non-respect des délais de paiement ?
E. S. : Des pénalités de retard et une indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement sont dues dès que l’échéance est dépassée sans qu’un rappel soit nécessaire. Les conditions de règlement doivent obligatoirement préciser les conditions d’application et le taux d’intérêt des pénalités de retard exigibles le jour suivant la date de règlement figurant sur la facture ainsi que le montant de l’indemnité forfaitaire pour frais de recouvrement due au créancier dans le cas où les sommes dues sont réglées après cette date.
Le taux de pénalité est libre, sauf disposition contraire. Il ne peut être inférieur à trois fois le taux de l’intérêt légal. Le taux de référence est celui de la Banque centrale européenne (BCE) majoré de 10 points, soit 10 %. Le calcul des pénalités de retard se fait sur le montant TTC de la facture. Les pénalités de retard ne supportent pas la TVA et ne sont imposables que lorsqu’elles sont encaissées. Il n’y a pas lieu de facturer les pénalités de retard. Elles sont dues de plein droit. Lorsque la créance sera transmise au contentieux pour un recouvrement judiciaire, il semble utile d’ajouter les pénalités dues au relevé de factures impayées après la mise en demeure. Par rapport à l’indemnité forfaitaire de recouvrement, elle a été fixée à 40 € par le décret du 2 octobre 2012 publié au Journal officiel. Cette indemnité forfaitaire pour le recouvrement des créances a été décidée au niveau européen, dans le but de dédommager le créancier des frais qu’il supporte. Le créancier peut demander au juge à bénéficier du remboursement des frais réels qu’il a engagés pour recouvrer ses créances. Il doit le faire sur justificatifs.
C’est la DGCCRF qui est chargé de veiller au respect des délais de paiement et qui applique en cas d’infractions des amendes administratives, lesquelles s’ajoutent aux pénalités de retard qui sont dues au créancier.
AJ : Comment ont évolué les normes liées aux délais de paiement ?
E. S. : Dans l’histoire récente, les délais de paiement étaient relativement libres avant la loi dite de modernisation de l’économie (LME) du 4 août 2008. Ce texte renforce les délais de paiement. C’est une transposition d’une directive européenne dans le droit français. À l’époque mais c’est toujours valable aujourd’hui, nous considérions que les délais de paiement étaient une condition nécessaire pour le bon fonctionnement de l’économie. Tout le monde est solidaire, fournisseur et client. Les contrôles de la DGCCRF se sont aussi renforcés. Il y a une liste publiée régulièrement, des audits sont réalisés, notamment vis-à-vis des grandes entreprises. Des sanctions peuvent être prises par la DGCCRF et elles sont publiées pour montrer les mauvais comportements. Les bonnes attitudes sont aussi valorisées. Ces mesures sont très efficaces face aux retards de paiement. De même, les pénalités de retard représentent un gros enjeu.
AJ : Quelle était la situation avant la crise sanitaire ?
E. S. : Avant la crise du Covid, nous étions sur un délai de retard moyen de l’ordre de 11 jours. C’était plutôt en voie de réduction. Nous arrivions à un plateau sur les années 2018 et 2019. Au plus haut de la crise, nous avons évoqué un délai qui pouvait courir entre 14 et 15 jours. Mais par exemple dans le bâtiment, les délais de paiement pouvaient être allongés même au-delà de ce que je viens d’indiquer.
AJ : Quelles ont été les conséquences de la crise sanitaire sur les délais de paiement ?
E. S. : Au début de la crise sanitaire, nous avons eu une période de danger pour les délais de paiement. Durant la première phase du Covid, face à la situation sanitaire et aux incertitudes économiques, il y a eu la tentation de certaines entreprises d’annoncer qu’elles entendaient suspendre ou retarder leurs règlements fournisseurs. Elles ont fait abstraction de leurs obligations. Mais, elles ont été vite rappelées à l’ordre par le ministère de l’Économie. Cette phase a duré à peine deux à trois mois, avant que les choses rentrent dans l’ordre.
AJ : Et la reprise de l’activité économique permet-elle de rétablir la rétablir la situation ?
E. S. : En fait, c’est une lutte continue et même dans la phase de reprise de l’activité économique, il faut être vigilant sur l’application des délais de paiement. Le respect de ces obligations permet d’assurer une bonne reprise économique et d’éviter des défaillances. Les retards de paiement causent un nombre significatif de défaillances. Il y a un effet domino qui peut se produire notamment quand vous êtes dépendant d’un gros client et qu’il ne vous paie pas en temps et en heure. Dans cette reprise, des problèmes peuvent entraîner un nouveau dérapage sur les délais de paiement. Nous sommes en phase de croissance, de reconstitution des stocks. Cela va consommer beaucoup de trésorerie : c’est le besoin en fonds de roulement. Il va augmenter avec la croissance. En conséquence, des entreprises vont être de nouveau tentées de faire déraper leurs délais de paiement.
AJ : Quelles ont été les types d’entreprise et les secteurs les plus impactés ?
E. S. : D’abord, ce sont les secteurs qui ont une chaîne importante de sous-traitants. Je pense notamment à l’automobile, l’aéronautique, le bâtiment et l’agroalimentaire. Il y a deux types d’impact. Premièrement, il y a toujours eu un rapport de force défavorable en matière de délais de paiement entre les grandes entreprises et les PME. Pour vulgariser, c’est du plus gros vers le plus petit. Certaines PME ou TPE ont souffert du retard de paiement des grands donneurs d’ordre ou des ETI, d’autant plus avec la crise. Les délais allaient au-delà des retards moyens dont je parlais, jusqu’à excéder parfois les 30 jours. C’est une caractéristique globale et traditionnelle. Mais, dans cette première phase du Covid, il y a eu aussi un réflexe citoyen, avec des bons comportement payeurs. Certains grands groupes ont même payé plus tôt leurs fournisseurs. Il n’y a pas que du « name and shame » mais aussi du « name and fame ». Deuxièmement, durant cette crise, nous avons constaté des problèmes de paiement entre PME elles-mêmes. C’est un phénomène nouveau d’un manque de solidarité entre sociétés de même taille.
AJ : Avec les aides, le plan de relance et aujourd’hui la reprise économique, êtes-vous rassuré sur la conjoncture économique ?
E. S. : Nous sommes contents de la reprise. Mais il y a plusieurs éléments. D’abord, le problème c’est la fin des aides qui est programmée. Tout le monde s’accorde à dire de manière très objective que le gouvernement a fait beaucoup pour renforcer la trésorerie et compenser les pertes de chiffre d’affaires avec le PGE et toutes les aides comme le chômage partiel, le fonds de solidarité et le report des échéances fiscales et sociales. C’est d’ailleurs ces trois derniers dispositifs qui vont cesser progressivement. On est en train de retirer toutes les béquilles. L’arrêt des aides va entraîner inévitablement des défaillances qu’on attend plutôt en 2022. Il faudra compter aussi sur l’impact de la transposition en droit français de la directive européenne sur l’insolvabilité des entreprises aujourd’hui le 1er octobre. Mais cette reprise est aussi fortement contrariée par des éléments imprévus qui ont commencé à intervenir depuis quelques mois : les pénuries et augmentation de prix de matières premières, les difficultés d’approvisionnement, la hausse des coûts de l’énergie et du transport. On relève maintenant des pénuries de main-d’œuvre et de compétences. C’est une reprise à plusieurs vitesses et très chaotique.
AJ : Et il peut y avoir des conséquences sur les délais de paiement ?
E. S. : Il peut y avoir des conséquences puisque, malgré des carnets de commandes qui se regarnissent, avec une activité et des chiffres d’affaires qui repartent, ces phénomènes peuvent écraser les marges et aussi provoquer un nouveau dérapage de délais de paiement. Les phénomènes conjoncturels dont je vous ai parlé vont finir par peser sur la trésorerie. Avec les charges qui augmentent, les marges, dégagées autrefois sur les mêmes marchés, vont se réduire, après une année 2020 dont nous commençons tout juste à mesurer l’impact sur les comptes des entreprises (chiffres d’affaires, résultat, endettement…).
Référence : AJU244319