L’affaire du « Mur des cons » et les particularités procédurales de la loi de 1881
Par trois arrêts du 19 décembre 2019 (Paris, Pôle 2, ch. 7, 19 décembre 2019, n° 19/01374, 19/01382, 19/01410), la Cour d’appel de Paris s’est globalement livrée à la même analyse de l’affaire dite du « mur des cons » et de ses conséquences que les jugements de condamnation pour injure publique prononcés, à l’encontre d’un syndicat de magistrats, par le TGI de Paris, 17e ch., le 31 janvier 2019, même si elle ne les a pas exactement confirmés en tous points. Les explications d’Emmanuel Derieux, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.
Au-delà de l’émotion réelle ou feinte suscitée par l’affaire et des reproches, adressés à des magistrats, de manquer à l’impartialité ou à la neutralité, ce sont diverses questions de technique juridique, liées notamment à certaines des particularités de procédure de la loi du 29 juillet 1881, s’agissant de la répression d’abus allégués de la liberté d’expression, qui retiendront ici l’attention.
« C’est la publication qui constitue l’infraction »
En son alinéa 2, l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 pose que « toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure ».
En fonction de l’identité des personnes visées, l’article 33 de la même loi définit et réprime diverses catégories d’injures : envers les juridictions, les armées, les corps constitués, les administrations, le Président de la République, les membres du Gouvernement, les parlementaires, les fonctionnaires, les particuliers, des personnes mises en cause à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap.
En l’espèce, le nom et/ou l’image de diverses personnes avaient été épinglés sur un panneau d’affichage, intitulé « Mur des cons », qui comportait cette mention : « avant d’ajouter un con, vérifiez qu’il n’y est pas déjà ». Cela était évidemment injurieux.
Mises en cause en ces termes, ces personnes pouvaient considérer avoir été injuriées et s’en plaindre sur le fondement de la loi de 1881 dès lors que le message litigieux a donné lieu à une publication.
On connait l’adage « c’est la publication qui constitue l’infraction ». De plus, l’identification du moyen de la publication, de sa date, de son lieu… a des incidences sur le reste de la procédure : détermination de la personne responsable, délai de prescription, juridiction territorialement compétente…
Une grande variété de publications
Les moyens de publication sont multiples et énumérés à l’ article 23 de la loi de 1881 : « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics (…) par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics (…) des placards ou des affiches exposés au regard du public (…) par tout moyen de communication au public par voie électronique ».
En cette affaire, le débat s’est essentiellement focalisé sur le caractère public, ou non, des locaux du syndicat et donc du panneau d’affichage litigieux.
Dans les plaintes initiales, il était retenu que « le tableau était situé dans la pièce principale des locaux à laquelle les visiteurs avaient manifestement accès » et que « ces locaux peuvent être regardés comme un lieu public par destination, à raison du grand nombre de personnes étrangères au Syndicat susceptibles d’y pénétrer ».
Aussi peu nombreuses qu’aient été les personnes qui ont eu accès aux locaux du syndicat et au panneau d’affichage litigieux, les jugements ont considéré que « le fait d’avoir sciemment mis le ‘mur des cons’ sous les yeux de trois personnes étrangères à la communauté d’intérêts des membres du Syndicat (…) est donc constitutif de l’élément de publicité ».
Un lieu privé peut occasionnellement devenir public
Les arrêts rappellent quant à eux que « la transformation occasionnelle d’un lieu privé en lieu public peut s’opérer en raison de circonstances exceptionnelle (…) et que, si le local constitue un lieu privé par sa nature et sa destination, il peut accidentellement perdre ce caractère pour devenir occasionnellement un lieu public par suite de circonstances déterminées et particulières ». Ils ajoutent que, « si la diffusion d’un écrit ou d’une image aux seuls membres d’un groupement de personnes liées par une communauté d’intérêts ne constitue pas une distribution publique au sens de l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, l’élément de publicité est caractérisé par sa diffusion auprès d’une ou plusieurs personnes étrangères à ce groupement.
La publicité est en particulier caractérisée par l’affichage de l’écrit ou de l’image sur un panneau dans un local syndical, dès lors que ce panneau est visible par des tiers étrangers à la communauté d’intérêts formée par les adhérents du syndicat ». Retenant que des personnes extérieures au Syndicat étaient entrées dans le local, la Cour estime que, « en raison de la présence de ces personnes étrangères au Syndicat, ce lieu privé est ainsi devenu accidentellement et momentanément un lieu public ». En conséquence, il est considéré que le message litigieux a été publié.
Les éléments constitutifs d’injure publique étant retenus, la poursuite était subordonnée au respect des particularités de procédure de la loi du 29 juillet 1881.
Responsabilité pénale en cascade
S’agissant de la détermination de la personne responsable de tels abus de la liberté d’expression, l’article 42 de la loi de 1881 détermine, à l’égard des publications imprimées, un régime de responsabilité pénale dite « en cascade ». Il y est posé que « seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, savoir : 1° les directeurs de publication ou éditeurs (…) 2° à leur défaut, les auteurs ; 3° à défaut des auteurs, les imprimeurs ; 4° à défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs ».
Pour sa défense, la présidente du syndicat a fait valoir que le panneau d’affichage et les messages litigieux avaient été installés avant sa prise de fonction, et qu’elle n’avait pas pris l’initiative de les présenter à des personnes étrangères audit syndicat. Toutefois, sa responsabilité est retenue en qualité d’« éditeur ». La Cour retient en effet que le Syndicat « a accepté que ses adhérents confectionnent le panneau en cause sur un mur de son local syndical, en mettant celui-ci à leur disposition et en leur fournissant ainsi les moyens du placardage », dans des conditions telles que la responsabilité de la représentante légale dudit syndicat peut être engagée.
Un délai de prescription très court
Une autre des particularités de procédure de la loi du 29 juillet 1881 concerne le délai de prescription, extrêmement court.
En son article 65, ladite loi pose que « l’action publique et l’action civile résultant des crimes, délits et contraventions prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de poursuite s’il en a été fait ».
Se référant à cet article, la Cour d’appel pose exactement que « le point de départ de la prescription est fixé à la date du premier acte de publication », le délit étant considéré comme instantané, mais que « chaque nouvelle mise à disposition du public », d’un message qui n’aurait pourtant pas été modifié, « fait courir un nouveau délai de prescription ». Le délit ne devient-il pas alors continu ? Ce n’est pas ce qui est retenu à l’égard des livres et des périodiques disponibles, parfois longtemps après leur publication, notamment dans des bibliothèques ou des centres de documentation.
En première instance comme en appel, le parquet avait pourtant soutenu que la prescription était acquise. De son côté, la présidente du syndicat de la magistrature avait précisé qu’« il n’y a eu, pendant sa présidence, aucun ajout ni modification du panneau ». Mais l’arrêt retient qu’« il appartient à la partie qui invoque la prescription de prouver que celle-ci est acquise ». Or, en l’espèce, la défense n’a pas démontré que le panneau avait été vu, pour la dernière fois, par un tiers au syndicat, plus de trois mois avant la date à laquelle la plainte avec constitution de partie civile a été déposée. Il est sans doute délicat d’apporter une telle preuve. La publication, sinon sa date, étant un élément constitutif de l’infraction, ne conviendrait-il pas de charger l’accusation de démontrer que le dernier fait de publication remonte à moins de trois mois ? Mais ce serait encore favoriser les médias !
Spécificités procédurales contestables ?
Au-delà de l’écho qui, à l’époque, a pu être donné à cette affaire du panneau d’affichage litigieux, dans différents médias et du fait de certains de ceux qui ont ainsi prétendu la dénoncer, les trois arrêts rendus, globalement confirmatifs des premiers jugements, ne retenant que le seul fait d’affichage dans un lieu considéré comme accessible au public, constituent une illustration de quelques-unes des particularités de procédure de la loi du 29 juillet 1881. En l’espèce cependant, et contrairement à ce qui arrive le plus fréquemment, leur application n’a pas contribué à l’impunité de la présidente dudit syndicat, ici poursuivie pour injure publique. Un tel abus ne devrait jamais pouvoir se prévaloir de la liberté d’expression ! La neutralité et l’impartialité légitimement attendues de magistrats conduisent-elles cependant à les priver de la protection que d’autres responsables de publications trouvent dans des spécificités procédurales contestables ? Une telle affaire pourrait ne pas s’en arrêter là et connaître encore d’autres suites judiciaires nationales et européennes.
Référence : AJU65592