Rendez-nous la doctrine ! En soutien au professeur Pierre Berlioz

Publié le 13/12/2018

« Les bases de données sur pieds », voilà ce que deviennent les étudiants de droit ; voilà l’alerte lancée il y a quelques semaines au Conseil constitutionnel par un professeur d’université.

Il n’est pas rare, cependant, d’entendre les universitaires, les « savants », se targuer d’être une des sources du droit, d’être les initiateurs et les commentateurs de la loi et de la jurisprudence, formant les esprits des futurs praticiens, influençant par leurs articles et leurs propos les commissions de loi et le législateur, corrigeant a posteriori par leurs notes et leurs interprétations les normes nouvelles. L’université au sommet de son art, l’école faisant le palais, la liberté guidant le peuple.

Pourtant – retour sur expérience – deux échos me sont parvenus ces derniers jours par d’anciens de mes étudiants, l’un ayant intégré la prestigieuse université Paris II Panthéon-Assas, l’autre la non moins prestigieuse Paris I Panthéon-Sorbonne. Le premier était plutôt conservateur, le second plutôt moderniste ou progressiste, le premier jusnaturaliste classique, le second positiviste. Une séparation d’un autre temps, en somme, dichotomie surannée, distinction passéiste. Les deux eurent cependant un témoignage troublant mais dont il est nécessaire de parler ici pour alerter sur l’état de la doctrine. Voici leurs propos, similaires en tout point : « Monsieur, il n’y a plus de doctrine ». Et ces deux étudiants, soucieux d’exposer les raisons de cette idée quelque peu tranchée, de continuer ainsi : « Certains enseignants refusent d’évoquer le juste et l’injuste, considérant que ces notions n’ont rien à voir avec la justice, quand d’autres, comme en écho, introduisent leurs enseignements en soulignant qu’il est bien inutile de définir le droit ». Nous savons bien, comme le rappelait Carbonnier, « qu’il y a plus d’une définition dans la maison du droit »1, mais de là à ne pas le définir… Témoignage assourdissant, hurlement funeste de l’étudiant dont on n’étanche pas la soif, le dernier souffle d’une intelligence qui vient à peine de naître…

Car si l’on lit encore, dans certains manuels, traités ou articles, quelques prises de position, ou quelques réflexions autour de la nature du droit ; si l’on entend, dans quelques colloques dont l’auditoire est plus ou moins important, quelques débats sur la finalité de la justice, on ne peut nier que les enseignements contemporains demeurent, en grande majorité, limités à de la simple technique.

Le professeur Pierre Berlioz, lors du salon du livre juridique le 6 octobre 2018, avait provoqué l’ire de certains de ses collègues, lançant à ces derniers une vérité difficile à entendre : « Il faut former des cerveaux et non plus faire des bases de données sur pieds », faisant ainsi écho à ce qu’il évoquait déjà en 2017 à propos des écoles de droit.

Or il apparaît fondamental, avec l’ultraspécialisation accrue des disciplines juridiques et le bouillonnement du Big Data, de repenser le contenu des enseignements dispensés. Faut-il donner des informations disponibles partout, ou faut-il mettre en mouvement les intelligences des étudiants en leur permettant de traiter avec justesse, parcimonie, détachement et objectivisation lesdites informations ? Voulons-nous faire des amphithéâtres de nos universités des casernes technicistes ou des temples de la production doctrinale ? Il faut redonner du sens à la doctrine, à la réflexion sur le droit, pour nourrir ainsi les jeunes esprits à abreuver.

Il n’est pas question ici d’affirmer l’existence d’un droit naturel – classique ou moderne – ou son inexistence, de constater ou d’infirmer le positivisme, bien au contraire. Il est juste question d’alerter le monde académique sur la nécessité, pour lui et pour sa survie, de reposer constamment les interrogations fondamentales propres à son objet. Il faut que les étudiants entendent le professeur Loïc Cadiet affirmer que : « Pour comprendre cette nécessité, il faut admettre que la société des hommes n’est pas un phénomène naturel, que le droit des hommes n’est pas un droit naturel qui distribuerait à chacun son lot individuel de prérogatives et que les conflits entre les hommes ne se règlent pas spontanément, comme par enchantement. Cette conception idéale, ou divine, du droit et de la justice ne vaut pas pour la communauté humaine. La société des hommes est un phénomène culturel ; le droit des hommes est une création sociale ; l’ordre juridique n’est pas un ordre trouvé, mais un ordre construit »2. Et ces mêmes étudiants aimeront alors aller puiser une réponse chez le recteur Serge Guinchard : « Le principe des droits de la défense est une valeur de droit naturel, invocation qui n’a en la matière rien d’abusif ni de forme. Son respect correspond à une exigence de l’idéal de justice et l’on est bien ici dans le champ d’un droit naturel exprimant les règles éternelles et immuables. Comme on l’a excellemment fait remarquer, le respect des droits de la défense est la toute première garantie des droits et des libertés de l’individu »3.

Car si même les étudiants remarquent cette perte de la force de la doctrine à l’université, voire cette inexistence de la production intellectuelle autour du droit et sur le droit, c’est que la doctrine est morte ; elle est morte sous le sabre de la legaltech et les pieds de la science techniciste.

Quand reverrai-je, hélas, la controverse sur la jurisprudence mêlant, en 1992, les Carbonnier, Cornu, Gobert, Terré et Zenati4 ? Reverra-t-on, un jour, « la sève rajeunie et les floraisons nouvelles » de la doctrine dont parlait Esmein5 ? Est-elle devenue « la plus faible de toutes les sources » du droit, comme l’évoquait, tout en assurant qu’elle restait la plus forte d’entre elles, les professeurs Jestaz et Jamin6 ? Les théoriciens, les légistes, les doctrinaires sont-ils tous devenus des arrêtistes, des prudents7 ?

Depuis, quelques sursauts. Quelques fulgurances. Et le cours ? Obsolescence programmée de la pensée juridique… on en fait une discipline pour historien du droit.

Certains voient dans ce seul souci de la norme le triomphe du positivisme. Encore faut-il poser ici la question sous la forme du pari de Pascal. Dans l’hypothèse où le droit naturel existerait, si aucun universitaire, aucun juriste, n’est là pour affirmer l’idée positiviste, ce droit naturel reviendra « naturellement », notamment par le biais des praticiens.

Ne pas faire vivre la doctrine, positiviste ou jusnaturaliste, c’est, d’une part, déshumaniser les étudiants en en faisant des outils technocratico-juridiques, et c’est aussi achever le renouvellement de la production doctrinale au sein même des universités.

Que vous soyez aristotélicothomistes, grotiuso-domatiens ou kelseno-hartiens, il apparaît désormais fondamental, voire essentiel, que de renouveler de manière effective la production doctrinale, de créer de véritables écoles pour dépasser la mosaïque des auteurs et le hasard de la jurisprudence8.

Pensez aux répercussions sur la pratique. Pensez aux apports sur les prochaines générations d’enseignants. Pensez aussi aux bienfaits que ces réflexions apporteront aux revues juridiques. Relais de l’analyse législative et des commentaires jurisprudentiels essentiels à l’évolution de la pratique juridique, les revues juridiques – peu importe leur forme – ont aussi besoin, comme leurs lecteurs et le législateur, de la force créatrice de la doctrine.

C’est un cri de détresse et une exhortation estudiantine. Mesdames et Messieurs les professeurs, rendez-nous la doctrine !

Notes de bas de pages

  • 1.
    Carbonnier J., Droits 1990, n° 11, p. 5.
  • 2.
    Cadiet L., « Procédure », in Rials S. et Alland D., Dictionnaire de la culture juridique, 2003, PUF, pp. 1216-1222.
  • 3.
    Guinchard S., Chainais C. et Ferrand F., Procédure civile, 2014, Dalloz, n° 731.
  • 4.
    V. la controverse autour de la jurisprudence : RTD civ. 1992, p. 341 et s.
  • 5.
    Esmein A., « La jurisprudence et la doctrine », RTD civ. 1902, p. 1 et s.
  • 6.
    Jestaz P. et Jamin C., « Doctrine et jurisprudence : cent ans après », RTD civ. 2002, p. 1-9.
  • 7.
    Hakim N. et Barenot P.-N., « La jurisprudence et la doctrine. Retour sur une relation clef de la pensée juridique française contemporaine », Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, n° 41, 2012, p. 251-297.
  • 8.
    Blancher R., « La doctrine face à la création du droit par le juge », Gaz. Pal. 28 avr. 1981, p. 2.
LPA 13 Déc. 2018, n° 140n6, p.7

Référence : LPA 13 Déc. 2018, n° 140n6, p.7

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