Paris (75)

La faculté de droit de Paris et l’idée d’université

Publié le 06/09/2021

Les défis actuels de l’université liés à la dématérialisation de l’enseignement, à l’accroissement des effectifs et des diplômés ainsi qu’au poids administratif grevant cette institution posent la question de ses fondements. Cette recherche concerne, notamment, celle de la formation des juristes. L’appellation « juriste » regroupe non seulement ceux qui exercent des professions juridiques, mais elle est aussi plus profondément liée à l’empreinte d’une forme d’esprit (forma mentis) qui découle d’une structure d’enseignement. Depuis l’époque médiévale, l’éducation de l’intelligence est née en grande partie au sein d’une organisation publique : l’université. À quoi correspond l’idée d’université ? Comment sa forme médiévale a-t-elle pu évoluer ?

Au sommet de la Montagne Sainte-Geneviève qui surplombe le centre du Ve arrondissement de Paris trône la faculté de droit, dans l’ombre de l’imposant Panthéon. Entre les restaurants du monde et les librairies en tout genre, les étudiants côtoient les touristes qui coagulent hagards jusqu’à la place des Grands hommes. Originellement, le bâtiment historique de l’enseignement du droit à Paris devait faire face à la faculté de théologie comme le signe visible de l’antique rivalité entre les deux disciplines. La Révolution a coupé court à ce projet et l’histoire a décidé qu’un seul des deux édifices verrait le jour et que l’étude du droit civil supplanterait la doctrine sacrée. La construction du bâtiment d’un néo-classicisme sobre est ordonnée par une lettre patente du 16 novembre 1753. Par cette dernière, Louis XV, dont la figure orne le fronton du bâtiment, entendait donner la stature qui convient à l’enseignement du droit promu par l’ancienne monarchie. L’inauguration des nouveaux bâtiments de l’École de droit, ouverte en 1774, est l’occasion d’un certain bouleversement. Pour la première fois, l’enseignement du droit français prime sur celui du droit romain et du droit canonique. En 1679, par l’édit de saint Germain, Louis XIV avait déjà ordonné la réouverture des enseignements de droit séculier à Paris, dont l’interdiction remontait à la décrétale Super Speculam de 1219 du pape Honorius III. Pendant les 460 années qui séparent ensuite la fermeture et la réouverture des études du droit séculier, l’université a profondément changé.

Qu’est-ce que l’université dans sa première forme ? Si l’universitas est avant tout une notion de droit, qui ne désigne pas l’universalité des savoirs mais une association, une corporation, il est possible de soutenir que celle-ci s’inscrit dans une recherche plus vaste de la vérité. L’idée d’université transcende la fragmentation des savoirs autour d’une structure unique dont le droit n’est qu’une des quatre branches primordiales. Le mot universitas dérive de universus, c’est-à-dire le tout entier dans son ensemble. S’il existe des universités comme celles de Bologne et Orléans qui, ab initio, enseignent essentiellement le droit romain et comme celle de Montpellier la médecine, il n’empêche que ces disciplines s’inscrivent dans une vision hiérarchique des savoirs sur lesquelles règne la théologie. L’université trouve sa source dans la recherche désintéressée de la connaissance qui peut par la suite s’ordonner dans les arts que sont la médecine et le droit. Il ne s’agit donc pas seulement de la recherche du savoir, mais de la vérité, c’est-à-dire de la connaissance du bien. Dès lors, l’enseignement n’est pas une simple communication de contenus par n’importe quel moyen mais consiste à susciter un appétit de vérité chez l’étudiant.

La faculté de droit n’échappe pas à cet idéal universitaire et se comprend non plus comme l’apprentissage d’un savoir encyclopédique, mais comme la recherche du bien dans l’ordre pratique. S’il s’agit de l’ordre du corps humain, ce bien est la santé et l’art qui permet d’y parvenir est la médecine ; s’il s’agit de l’ordre dans les affaires humaines, ce bien s’appelle le juste et l’art qu’il s’agit d’apprendre est le droit. En s’inscrivant sous le signe de l’universitas, le droit n’est pas placé sous le signe d’une volonté arbitraire mais sous la conduite de la raison. Il s’agit de définir et de discuter librement les critères de la justice et de transmettre une connaissance théorique pour la mettre au service d’une prudence pratique. En tant qu’elle entend faire œuvre de sagesse, la faculté de droit se trouve adossée à la faculté de philosophie et de théologie, chargée d’enseigner l’essence de l’homme. Elle suppose aussi une culture humaine plus vaste que la simple discipline juridique et c’est pourquoi, durant la période médiévale, le titre de maître ès arts est bien souvent considéré comme un prérequis à des études plus avancées.

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Le fond de l’enseignement est lié à la forme concrète prise par l’université. Les étudiants se réunissent en collège, engagent des maîtres et constituent d’eux-mêmes une institution auto-gérée, puisque les étudiants participent directement à l’administration de la corporation. Celle-ci se définit comme un groupement libre car constitué par l’association des maîtres et des professeurs qui jouissent d’une double indépendance, à la fois vis-à-vis du pouvoir politique et vis-à-vis de l’ordinaire ecclésiastique local (en l’occurrence l’archévêque de Paris). La primauté médiévale du spirituel justifie aussi la libre recherche du savoir, et les maîtres ne peuvent être contraints dans leurs enseignements. En tant que l’université est une initiative de l’Église enseignante, elle place néanmoins toute connaissance sous les auspices de celle-ci. L’autonomie des universités s’inscrit donc dans un ordre et en 1219, afin d’éviter de détourner les clercs parisiens d’une discipline jugée supérieure pour étudier le droit afin de satisfaire des ambitions mondaines, le pape Honorius III décide d’interdire l’enseignement universitaire du droit à Paris. Il ne s’agit pas d’une méfiance vis-à-vis de la science juridique en tant que telle, puisque l’enseignement du droit canonique reste possible à Paris et que le droit séculier reste enseigné dans le reste de l’Europe, mais d’une mesure circonstanciée prise pour épargner aux théologiens de l’université de Paris la rude concurrence de l’enseignement du droit romain. À défaut de disposer d’une formation en droit séculier, les rois vont de Philippe le Bel aux Valois prendre l’habitude de s’entourer de légistes formés à Orléans, ou de juristes formés par des maîtres indépendants.

Au cours de la première réouverture de l’École de droit durant le Grand Siècle, la formation juridique prend une allure différente puisque celle-ci est instituée à l’initiative du monarque, qui octroie à certains maîtres un monopole de l’enseignement supérieur et donne des consignes précises en matière de contenu. Les choses ont bien changé depuis le XIIIe siècle, puisque Henri IV à peine entré dans Paris supprime le privilège d’autonomie de l’université, place celle-ci sous la direction de commissaires royaux et exige un acte de soumission public de celle-ci. Le poids ecclésiastique s’est déjà affaissé. L’obligation de célibat pesant sur le corps enseignant est abandonnée. Le délaissement de telles règles fait perdre à la structure universitaire sa forme purement cléricale, et le corps indépendant de professeurs est devenu un centre institutionnel et public plus proche de celui que nous connaissons aujourd’hui. Les cours s’organisent en fonction d’un calendrier (novembre à août) et se partagent en enseignements magistraux, auxquels s’ajoutent encore les antiques exercices scolastiques d’explication de texte et de disputes.

Les étudiants parisiens du XVIIe siècle sont moins nombreux qu’à la fin du Moyen Âge. Le partage confessionnel de l’Europe a mis fin à la libre circulation des maîtres et des étudiants. Le bâtiment construit par l’architecte Soufflot et quelques annexes ont suffi à accueillir l’ensemble des élèves jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle. Les professeurs ne sont plus seulement recrutés par des grades, mais aussi par des concours. Les études de droit sont courtes, elles durent trois années au cours desquelles l’étude ne porte pourtant pas sur un enseignement technique immédiatement utilisable, puisqu’il s’agit de droit romain (Institute, Digeste), de droit canonique et de quelques notions de droit français, mais seulement à partir de la troisième année. Beaucoup d’étudiants sortent diplômés dès la deuxième année, dès qu’ils se voient octroyer le baccalauréat. Les thèses durent un an, parfois deux. Dans son édit de 1679, Louis XIV précise bien le cahier des charges en rendant obligatoire l’enseignement du droit français, qui devient dès lors un objet d’étude. En tant qu’il s’agit d’une discipline pratique, l’enseignement est en français et son étude est réservée à des praticiens, notamment des avocats.

Dans le contexte des XVIIe et XVIIIe siècles, l’université successivement ligueuse, frondeuse et janséniste doit être mise au pas par le gouvernement royal. La nouvelle configuration fixe déjà la conduite à tenir des professeurs et notamment l’enseignement du gallicanisme, c’est-à-dire la doctrine qui prône l’indépendance de l’Église de France. Dans certaines universités, les professeurs doivent même prêter serment en ces termes : « Je jure d’observer et d’enseigner les lois coutumières et ordonnances, arrêts de Cour, les quatre articles de l’Assemblé du Clergé de 1682, et les libertés de l’Église gallicane ». Le titre de professeur royal octroyé par Louis XIV est employé à partir de cette époque. De même, les avantages attachés à ce dernier montrent bien que l’enseignement du droit français tend à être placé sous une férule étatique. Dès l’Ancienne France, la monarchie administrative a bien compris l’utilité de s’associer un corps de légistes d’État, quitte à sacrifier l’indépendance des universités. Le développement par l’État des études juridiques s’inscrit aussi dans un processus de professionnalisation des métiers du droit. Depuis le XVIe siècle, la licence en droit est obligatoire pour les offices des cours souveraines et la licence devient obligatoire pour s’inscrire au barreau et pour exercer de nombreuses charges. La restauration de l’enseignement du droit en 1679 s’accompagne de l’exigence d’un niveau minimum et, pour que les diplômes ne soient pas bradés, un contrôle d’assiduité et des examens est requis. Malgré l’institution d’une chaire de droit français, la faculté de droit, comme l’ensemble de l’université, reste vivement critiquée au XVIIIe siècle pour ne pas enseigner suffisamment le droit français et les principes de droit naturel moderne développés dans les universités allemandes.

Lors de la Révolution, l’université est supprimée par décret de la Convention, par une assemblée composée de nombreux députés l’ayant fréquentée. Pour les hommes de la Terreur, la mère des sciences a encore un parfum trop médiéval, trop corporatiste, trop aristocratique et non suffisamment affranchi de la faculté de théologie. L’école de droit est ainsi fermée en 1793 par le même décret que celui qui crée les nouvelles écoles spécialisées dispensatrices d’un savoir utilitaire en vue de former l’élite de la jeune République. Ces nouvelles institutions sont, l’École polytechnique, le Conservatoire des arts et métiers, et l’École normale supérieure. Au final, il faut attendre une deuxième réouverture en 1806 et en 1808 pour que soit recréées les écoles de droit sous le patronage d’un monarque puissant, Napoléon, qui voit dans celle-ci une émanation de l’État. L’Université n’a donc plus rien à voir avec la corporation autonome du Moyen Âge, mais elle fait l’objet d’un enseignement officiel, se voit dotée d’un fonctionnement administratif et placée sous la tutelle budgétaire et administrative de l’État. L’histoire des libertés universitaires est depuis celle d’une lente redécouverte. Il en est de même de cet idéal universitaire, qui est non pas celui d’un savoir anecdotique ou encyclopédique et, pour ce qui est de la faculté de droit, celui d’une connaissance exhaustive des textes de droit positif — qui n’ont jamais été aussi disponibles que depuis qu’ils sont « googlisables » et « copié-collables » depuis Wikipédia, mais l’éveil chez l’étudiant de cette rigueur et cette soif de vérité qui doivent l’aider à déterminer ce qui est juste.

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