Essonne (91)

Prix Ingénieuses 2022 : l’urgence de féminiser la profession d’ingénieur

Publié le 11/07/2022

Pour la 12e année, le prix Ingénieuses, commencée par la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) cherche à mettre en valeur les initiatives lancées par des étudiantes ou des professionnelles pour favoriser la représentation des femmes dans des métiers jusque-là très masculins. Gros plan sur trois initiatives.

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Le 19 mai dernier, l’édition 2022 du prix Ingénieuses délivrait ses récompenses aux projets favorisant la mixité dans les formations d’ingénieur.e.s. 190 dossiers de candidature sont parvenus de toute la France et même de l’étranger. Jacques Fayolle, directeur des Mines de Saint-Étienne et président de la CDEFI, à l’initiative de ce prix, a réaffirmé dans son discours introductif la nécessité de créer « les leviers pour favoriser la mixité, éviter les comportements sexistes, lutter contre les inégalités de genre et promouvoir des sciences et des techniques non genrées ». En effet, « 28 % seulement des apprenants préparant un diplôme d’ingénieurs sont des femmes », a-t-il précisé. Selon l’OTAN, seuls 27 % des cadres d’ingénierie sont des femmes. Alors qu’il manque entre « 5 000 et 10 000 ingénieur.e.s en France », les « défis sont pressants et urgents ». Notamment la lutte contre les violences sexistes et sexuelles : plusieurs enquêtes viennent d’être ouvertes dans de grandes écoles françaises dont Polytechnique, Normal Sup et CentraleSupélec.

Si, à travers ces centaines de dossiers, l’ensemble de la France était représenté, trois initiatives venaient de Paris et permettent de poser une pierre supplémentaire à l’édifice fragile de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Les temps changent (enfin)

« C’est au lycée que se trouve le vivier de futur.e.s étudiant.e.s et c’est ce vivier que nous devons élargir ». Les mots d’Olivier de Lapparent, référent ouverture sociale et diversité à CentraleSupélec, témoignent bien de la volonté de l’école de s’améliorer sur la diversité des profils. « Comme beaucoup d’autres grandes écoles, nous avons une belle marge de progression par rapport à la diversité. Nous devons y remédier, car à nos yeux, la diversité permet d’augmenter la valeur du diplôme », estime-t-il. Sans oublier, qu’au-delà des vertus intrinsèques de la diversité, « nos clients, c’est-à-dire les entreprises, la société, et même l’État comme tutelle de l’école, nous le demandent ». Il fallait donc à CentraleSupélec prendre la bonne direction. « Depuis la création de l’école en 1829, nous promouvons des valeurs humanistes et universelles ». L’année dernière, un questionnaire, distribué aux étudiant.e.s, avait révélé une centaine de faits allant du harcèlement sexuel au viol. Face aux enquêtes actuellement menées, Olivier de Lapparent explique les dispositifs mis en place par l’école. « Nous accompagnons les élèves et traitons ce sujet ensemble, car il s’agit de faits réalisés dans des soirées privées, en dehors du cadre de l’école. En plus de tout ce que nous faisons déjà en termes de prévention, d’information, de suivi, nous avons mis en place une cellule de dépôt avec la gendarmerie, un accompagnement extérieur par l’association nationale France Victimes pour garantir indépendance et transparence, nous avons renforcé l’équipe psy, etc. Enfin, l’école soutient bien sûr les étudiants et fait des signalements au procureur dès qu’elle est au courant des faits (et avec l’accord de la victime) », précise-t-il.

C’est dans ce contexte d’urgence (de lutte contre les violences sexistes et sexuelles) et d’ « alignement des planètes », que le projet Summer Camp, qui a remporté le prix spécial du jury, a émergé. « Bien sûr, les écoles d’ingénieures reposent sur un système de méritocratie, il faut être excellent en maths et en physique, mais avec ce projet, nous voulions corriger la ligne de départ » afin de donner les mêmes chances aux aspirantes ingénieures.

« Centrale Supélec avait l’idée de créer un programme autour de trois choses : faire venir en présentiel des lycéens et lycéennes car il faut qu’ils et elles rencontrent les gens, les élèves, qu’ils et elles viennent sur le campus, en vrai ; cela nous permet d’aborder la découverte des sciences, grâce à nos laboratoires, des endroits très visuels, de parler de notre incubateur et enfin mettre en place des ateliers abordant les métiers scientifiques ». Le tout enrobé d’un délicieux parfum d’été… Car le Summer Camp, comme son nom l’indique, est une « colo d’été scientifique » pendant laquelle les élèves sélectionnés sont hébergés sur le campus. « Cela dure une semaine, pendant laquelle lesélèves prennent part à des veillées, des activités sportives, des animations », explique Olivier de Lapparent. Chaque élève repart avec un mentor, qui va l’accompagner sur les deux années suivantes pour ses choix d’orientations. « Avec les élèves, nous voulons travailler sur les mots-clés d’orientation, d’information, d’autocensure et de sens à donner aux sciences », résume-t-il.

Puisque le projet ambitionne de favoriser l’inclusion, quelques critères déterminants ont été définis, au-delà des bulletins scolaires et lettres de motivation : 50 % de filles et 50 % de garçons, des élèves boursiers et non boursiers, (la Fondation de l’École permet de compenser les participants gratuits car le projet est assez onéreux), de Paris et de régions. « Nous avons des élèves très différents, de celui qui va faire un summer camp à Harvard à un autre qui n’est jamais venu à Paris. Je pense qu’il faut mixer les gens. Au-delà de ces différences, cela reste des adolescents de 15 ans », estime le référent diversité.

Mais les clichés ont encore la vie dure : « il y a l’autocensure, et l’idée que certaines prépas (HK, ou biologie) sont plus destinées aux filles, que l’informatique est pour les garçons, que ces derniers sont davantage associés au concept de compétition alors que l’on sait que les filles sont de meilleures élèves que les garçons » ! Les résultats sont probants : les 45 places de l’année dernière ont été prises d’assaut, cette année, c’est 150 élèves en deux sessions qui seront accueillies.

Le prix spécial du jury a été une joie pour l’équipe. « C’est une reconnaissance, c’est toujours agréable. Cela a aussi permis au projet de gagner en visibilité », se réjouit Olivier de Lapparent.

Mêler l’utile à l’agréable

Cette visibilité, cette crédibilité accrue, c’est aussi ce dont se satisfont Adrien Anton Ludvig et Adèle Pluquet, étudiants à l’Epita (École des ingénieurs en intelligence informatique), tous deux âgés de 22 ans, en spécialité imagerie. Leur projet « 404Elles » a reçu le prix de l’originalité. Et original, il l’est… Les deux étudiants, passionnés de mécanique automobile, ont créé l’association Epitrophi l’année dernière. Grâce à ce biais, ils participent à un rallye à travers l’Europe. Adèle Pluquet réalise combien peu nombreuses sont les femmes dans l’informatique – « Quand on est plus de 10 %, c’est déjà une victoire », lâche-t-elle – et encore moins dans le secteur de la mécanique et carrosserie, où elles peinent à atteindre le 1 %. De ce constat sans appel, l’idée mûrit de se servir de l’association pour un rallye un peu particulier : relier Nîmes à Paris en passant par Valence, Lyon, Saint-Étienne, Dijon et Corbeil-Essonnes afin de partir à la rencontre d’élèves de CM1 à la Première. « Je me rappelle combien l’informatique abordée à l’école était présentée de façon rébarbative à mon époque. Souvent les élèves ressortaient dégoûtés des séances. La plupart du temps, il s’agissait de rentrer des chiffres dans une calculette et d’en voir ressortir la racine carrée… », se souvient Adèle Pluquet. Adrien Anton Ludvig reconnaît lui que le langage utilisé par les profs qui introduisent l’informatique (en physique ou en maths) vient souvent des années soixante-dix, autant dire une éternité !

Armés de leur motivation, Adrien et Adèle, complétés par la présence de deux autres élèves (Margot Lord et Alexandra Petit), ont rapidement présenté leur projet à la direction de l’école, qui a donné son aval. Une fois établi le contact avec des établissements partants pour un atelier dans leurs murs, les voilà tous les quatre en 4L sur la route ! « Nous avions tout le matériel nécessaire, 40 ordinateurs et 40 microcontrôleurs (sorte de petit ordinateur sans écran qui constitue un très bon support pédagogique, NDLR), les écoles n’avaient qu’à nous ouvrir leurs portes 1 h 30 », se rappelle Adèle.

Pendant une semaine, en mai, les quatre étudiants ont ainsi garé leurs voitures rutilantes devant les yeux ébahis des 250 élèves des 9 classes visitées, avant de parler code, informatique et images satellitaires. Mais attention, avec humour, pédagogie et de façon adaptée à leur public. « Nous leur demandons d’abord quels sont les milieux qui ne sont pas concernés par l’informatique. Souvent les élèves répondent l’agriculture. Mais nous leur expliquons que ce n’est pas le cas : l’agriculture utilise des images satellitaires pour connaître l’état des sols, des robots pour semer et arroser, la météorologie, etc. Pareil pour le foot : il faut des images pour enregistrer les matchs, les analyser, il faut des objets connectés pour suivre l’état physique des athlètes », explique ainsi Adrien Anton Ludvig. Les étudiants abordent ensuite la définition de ce qu’est un ou une ingénieure : « une personne qui a des compétences techniques et managériales pour résoudre des problèmes », que ce soit dans la biologie, l’informatique, l’aéronautique, la mécanique, etc. Et de manière très concrète, chaque étudiant et étudiante (avec ses différentes spécialités, en cybersécurité, robotique embarquée ou image satellitaire) apportait une pierre à l’édifice : « si on envoie un robot sur Mars, il faut le construire, grâce à la robotique embarquée, puis éviter qu’une autre puissance n’en prenne le contrôle, grâce à la cybersécurité, enfin pour que les images soient envoyées sur terre, il faut de l’imagerie satellitaire », expliquaient-ils.

Cette semaine a été très « intense », reconnaît Adèle. Après les ateliers, l’équipe débriefait, réajustait les trames pour donner la meilleure version possible de leur atelier. Puis les quatre vingtenaires repartaient sur les routes, au petit matin, vers une nouvelle classe. « L’année prochaine, nous ne serons plus à l’école, donc il nous faut trouver la relève », précise Adèle Pluquet. Nul doute qu’elle se manifestera. Ce prix de l’originalité a été une vraie récompense. « Nous sommes fiers que notre travail serve à quelque chose. Cela nous permet d’obtenir crédibilité et visibilité et de créer de super retours pour l’école », explique Adèle.

Casser les stéréotypes

Ce travail de fourmi, réalisé dans les classes, a été aussi l’objet d’une récompense pour l’ESILV (École supérieure d’ingénieurs Léonard de Vinci) avec l’obtention du label « Cap ingénieuses », qui salue une initiative en faveur de plus d’égalité dès le plus jeune âge. L’école, faisant partie d’un pôle avec l’EMLV et l’IIM, avait déjà mené plusieurs actions (hackathon sur le thème de la diversité pendant une semaine, actions de sensibilisation le 8 mars pour la Journée internationale des droits des femmes, travail avec l’association « Elles bougent » …). « Cette année, avec seulement 26 % de filles parmi nos étudiants – c’est pourtant un record -, nous avons encore la moitié du travail à faire ! », décrypte Téo Lucchini, chargé de la promotion et des admissions. Se basant sur les bonnes volontés qui ont émergé du hackathon, il a l’idée, avec Cécile Gaston, responsable des admissions de mettre en place un projet à destination d’un public jeune. « Au lycée, c’est déjà trop tard, les options sont prises, les clichés ont déjà la vie dure. Il nous fallait intervenir avant ». Résultat, c’est auprès d’une école primaire de Courbevoie, Sagot Voltaire, dans deux classes de CE2, que quatre étudiants et étudiantes de l’ESILV ont délivré leur série de trois ateliers. C’est ainsi que le projet « Un ou une, tous ingénieus.e.s » a vu le jour. Le premier atelier portait sur les stéréotypes de genre, notamment par le biais du décryptage d’une vidéo et d’un memory des métiers. Le 2e atelier portait sur la découverte des métiers de l’ingénieur. « Nous leur avons fait construire un avion en papier, afin d’aborder les notions de portance ou d’aérodynamisme », explique-t-il. Et la 3e séance portait sur la lecture d’un conte « Le garçon rose malabar », afin de faire dessiner la suite de l’histoire aux élèves, de façon ludique.

Mission accomplie auprès des élèves : « certaines filles nous ont dit vouloir devenir boxeuse, présidente de la République ou même travailler dans l’aéronautique », se satisfait Téo Lucchini. Comme le label est accordé pour 3 ans, cela laisse du temps pour enrichir et réutiliser les fiches méthodologiques utilisables à d’autres occasions. Bien sûr, au cours des études, « il devrait y avoir des modules sur les questions d’égalité, tout comme la thématique du développement durable est abordé en primaire », pense-t-il. En attendant, ils ont semé quelques graines parmi les élèves et c’est déjà beaucoup. « Il est frappant de prendre conscience que les filles sont de meilleures élèves que les garçons mais que dans les postes à responsabilité, on trouve principalement des hommes. C’est entre les deux qu’il se passe quelque chose de problématique et qu’il faut y remédier », analyse-t-il. La reconnaissance de cette labellisation permet de faire « rayonner les actions déjà entreprises par l’école, de la rendre attractive, et aussi de motiver des étudiantes en voyant que nous sommes sensibles à ces sujets : cela peut leur faire franchir le cap ».

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