Le contrôle juridictionnel des tarifs réglementés de l’énergie : le régime applicable à la distribution d’électricité

Publié le 28/11/2018

Le Conseil d’État reconnaît la conformité au droit de l’Union européenne des tarifs réglementés en matière d’électricité, mais il en encadre l’usage à travers l’exercice d’un contrôle de proportionnalité dont il garantit la récurrence.

CE, 18 mai 2018, nos 413688 et 414656, Société Engie et Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (Anode)

Avec la décision du 18 mai 2018 nos 413688, 414656, Société Engie et Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE)1, le Conseil d’État, statuant au contentieux, poursuit son œuvre en termes de contrôle des tarifs réglementés de l’énergie. Nous avions commenté pour cette revue deux décisions antérieures concernant les tarifs de l’électricité et du gaz2. Dans la présente décision, la requête contestait le régime de la tarification réglementée en matière de distribution d’électricité. Dans une décision précédente, le Conseil d’État avait conclu à l’illégalité de la tarification réglementée du gaz, obligeant l’État à accentuer la libéralisation du secteur3. La question se posait de savoir si la solution relative à la tarification de la distribution du gaz allait être étendue à la tarification de l’électricité.

Par une décision du 27 juillet 2017, le ministre de la Transition écologique et solidaire et le ministre de l’Économie et des Finances avaient fixé les tarifs réglementés de vente de l’électricité à compter du 1er août 2017. Estimant l’existence de tels tarifs contraire à la directive n° 2009/72/CE du 13 juillet 2009 concernant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, la société ENGIE et l’association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE) avaient intenté un recours en annulation devant le Conseil d’État contre la décision gouvernementale. Le Conseil d’État admet dans son principe l’existence de tarifs réglementés de vente de l’électricité, mais annule la décision attaquée en tant qu’elle est applicable à tous les consommateurs finals, domestiques et non domestiques, pour leurs sites souscrivant une puissance inférieure ou égale à 36 kilovoltampères.

Les médias ont abondamment relayé le fait que la décision ne remet pas en cause le principe d’une tarification réglementée en matière de distribution de l’électricité au bénéfice des ménages. Les tarifs réglementés semblent, en l’état actuel des choses, préservés. Un regard juridique plus attentif révèle cependant que, derrière la liberté laissée à l’autorité gouvernementale en la matière, le Conseil d’État réitère le principe, consacré par la décision concernant le tarif de la distribution du gaz, d’un contrôle juridictionnel poussé, qui ne porte pas seulement sur la réglementation édictée par l’autorité administrative, mais également sur la législation qui fonde cette réglementation. L’évolution jurisprudentielle en termes de tarification de l’énergie s’oriente ainsi de façon croissante, sur la base de l’application du droit de l’Union européenne, vers un contrôle par l’autorité juridictionnelle de la loi. Ce développement de la fonction juridictionnelle semble susceptible de s’étendre du domaine de l’énergie à d’autres domaines économiques régis par le droit de l’Union européenne.

Insistons sur le fait que nous avons affaire à un contrôle qui ne porte pas seulement sur la réglementation, mais également sur la législation. C’est pourquoi il est loisible d’établir une analogie entre le contrôle de conformité au droit de l’Union européenne ainsi exercé et un contrôle de la constitutionnalité des lois. Nous avons montré ailleurs4 que l’absence de contenu économique de la constitution française aboutit à déléguer à l’Union européenne la question des fondements juridiques de la vie économique. C’est précisément une conséquence du caractère non-économique de la constitution, ou de ce qu’on peut désigner comme sa neutralité économique, qui explique le phénomène ici analysé, en vertu duquel le Conseil d’État devient une sorte de juge de la constitutionnalité des lois, du point de vue d’un type particulier de constitutionnalité que l’on peut définir comme une constitutionnalité spécifiquement économique.

C’est pourquoi la décision commentée, révèle, derrière son caractère technique, des évolutions fondamentales en termes de relation entre les pouvoirs. L’application directe et inconditionnelle du cadre posé par le droit de l’Union aboutit à placer le législateur sous l’autorité directe du Conseil d’État, qui ne se trouve subordonné qu’aux autorités européennes. Nous présenterons dans un premier temps le cadre juridique du droit de l’Union en ce qui concerne la tarification de l’électricité (I) pour analyser le contenu de la décision commentée (II).

I – Le cadre juridique résultant du droit de l’Union européenne

La question porte sur la compatibilité de tarifs réglementés, imposés aux opérateurs historiques en matière de distribution de l’électricité, avec le droit de l’Union européenne. La situation est régie par le paragraphe 2, de l’article 106 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)5, en vertu duquel : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union ».

La disposition prévoit l’application à toutes les entreprises, publiques ou privées (TFUE, art. 106, § 1), du principe général de concurrence (TFUE, art. 101 et s.), mais elle admet la possibilité de dérogations au bénéfice d’entreprises, aussi bien privées que publiques, justifiées par « la mission particulière qui leur a été impartie ». Un régime spécifique, dérogatoire au droit commun de la concurrence, est aménagé pour ce qu’on désigne comme les « services d’intérêt économique général » (SIEG). La notion de SIEG n’est pas définie de façon étroite, elle est variable selon les États et évolutive, elle revêt une dimension fonctionnelle6. Elle peut porter, par exemple, sur la télédiffusion7, les télécommunications8, la poste9 ou les transports10. Le secteur de l’énergie apparaît nécessairement intégré à cette sphère11. Les tarifs réglementés dans le secteur de l’énergie12 s’expliquent très précisément par ce régime. Le contrôle des tarifs est toutefois nécessaire, notamment du fait du risque d’infraction à la prohibition, prévue par l’article 102 du TFUE, des abus de position dominante.

En matière d’énergie (gaz et électricité) le régime juridique en droit de l’Union a été précisé par ce qu’on appelle le troisième paquet (Third Package) énergie, composé de trois règlements et deux directives. En l’espèce le Conseil d’État invoque le paragraphe 1, de l’article 3, de la directive n° 2009/72/CE, aux termes duquel « Les États membres (…) veillent à ce que les entreprises d’électricité (…) soient exploitées conformément aux principes de la présente directive, en vue de réaliser un marché de l’électricité concurrentiel, sûr et durable sur le plan environnemental, et s’abstiennent de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises. » Le paragraphe 2 de la disposition précise que « les États membres peuvent imposer aux entreprises du secteur de l’électricité, dans l’intérêt économique général, des obligations de service public qui peuvent porter sur (…) le prix de la fourniture (…) ». La disposition ajoute que les obligations en cause doivent être « clairement définies, transparentes, non discriminatoires et vérifiables et garantissent aux entreprises d’électricité de la Communauté un égal accès aux consommateurs nationaux ».

Le litige porte donc précisément sur la conformité au droit de l’Union des « obligations de service public » (public service obligations) imposées par le législateur national et qui constituent une entrave aux règles de la concurrence. Ces obligations de service public doivent s’entendre comme correspondant à une nécessité propre à la finalité même de l’activité concernée. Les obligations en cause n’apparaissent en ce sens licites que si elles représentent une condition du fonctionnement de l’activité de service d’intérêt économique général.

La transposition du droit de l’Union est effectuée notamment à travers les articles L. 337-4 à L. 337-9 du Code de l’énergie. Or les dispositions de la directive évoquée précédemment ne permettent pas en elles-mêmes de résoudre la question de la compatibilité des dispositions françaises au droit de l’Union. C’est pourquoi le Conseil d’État est amené à se référer à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Toutefois, il n’existe pas encore de jurisprudence européenne directement applicable au litige. C’est pourquoi le Conseil d’État transpose par analogie l’analyse applicable au marché du gaz exposée dans la décision, évoquée plus haut, de l’année dernière13.

Le Conseil d’État relève au point 18 de la décision commentée que « Les paragraphes 1 et 2 de l’article 3 de la directive n° 2009/72/CE du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et abrogeant la directive n° 2003/54/CE (…) sont rédigés en des termes identiques aux paragraphes 1 et 2, de l’article 3 de la directive n° 2009/73/CE du même jour concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive n° 2003/55/CE ». De surcroît, « la Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt Enel du 21 décembre 2011 (affaire n° C-242/10), a interprété la directive n° 2003/54/CE concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité de la même façon que, dans son arrêt Federutility (…), elle avait interprété la directive n° 2003/55/CE concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel ». C’est pourquoi le Conseil d’État reprend les principes posés par la CJUE dans l’arrêt Federutility e.a. c/ Autorità per l’energia elettrica e il gas du 20 avril 2010 (affaire n° C-265/08) qui avait constitué la base de sa décision ANODE de l’année dernière visant la tarification du marché du gaz.

Selon les termes de la décision commentée, l’arrêt Federutility e. a. de la CJUE rappelle qu’en principe « le prix de fourniture du gaz naturel devrait être seulement fixé par le jeu de l’offre et de la demande », que « cette exigence découle de la finalité même et de l’économie générale de la directive qui a pour objectif de parvenir progressivement à une libéralisation totale du marché du gaz naturel dans le cadre de laquelle, notamment, tous les fournisseurs peuvent librement délivrer leurs produits à tous les consommateurs. » La CJUE interprète la directive relative au marché du gaz en ce sens qu’elle « permet une intervention des États membres sur la fixation du prix de fourniture du gaz naturel au consommateur final, à condition que cette intervention poursuive un intérêt économique général (…), ne porte atteinte à la libre fixation des prix de la fourniture du gaz naturel que dans la seule mesure nécessaire à la réalisation d’un tel objectif d’intérêt économique général et, par conséquent, durant une période nécessairement limitée dans le temps et soit clairement définie, transparente, non discriminatoire, contrôlable, et garantisse aux entreprises de gaz naturel de l’Union européenne un égal accès aux consommateurs ».

S’agissant des tarifs réglementés du gaz, le Conseil d’État avait été amené à saisir la CJUE à titre préjudiciel, ce qui avait donné lieu à un arrêt de la CJUE, ANODE, du 7 septembre 2016 (affaire n° C-121/15). Il s’agissait de déterminer si l’imposition d’un tarif réglementé à certains opérateurs, alors même que les autres opérateurs restaient libres de proposer des tarifs inférieurs, constituait une atteinte aux règles de la concurrence applicables au marché en cause. Il résultait de l’interprétation proposée par la CJUE, selon les termes du Conseil d’État, que « l’intervention d’un État membre consistant à imposer à certains fournisseurs (…) de proposer au consommateur final la fourniture de gaz naturel à des tarifs réglementés constitue, par sa nature même, une entrave à la réalisation d’un marché du gaz naturel concurrentiel (…) ». La CJUE ajoutait que « cette entrave subsiste alors même que cette intervention ne fait pas obstacle à ce que des offres concurrentes soient proposées à des prix inférieurs à ces tarifs par tous les fournisseurs sur le marché. »

Il résulte de cette interprétation que les États peuvent imposer aux opérateurs des tarifs réglementés. Mais les obligations doivent être fondées sur des considérations relatives à « l’intérêt économique général », parmi lesquelles on peut compter « la sécurité de l’approvisionnement et la cohésion territoriale ». La liberté étant la règle et sa limitation l’exception, cette dérogation aux règles de la libre concurrence doit nécessairement être soumise au principe d’une interprétation restrictive. Cela justifie un contrôle étroit du juge national. Celui-ci doit veiller à ce que ces obligations revêtent « un caractère non discriminatoire » et permettent de « respecter le principe de proportionnalité. »

L’étendue du contrôle juridictionnel sur les interventions de l’État dans le fonctionnement des SIEG est précisément régie par ce principe de proportionnalité, qui est défini comme interdiction que « l’intervention étatique aille au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs d’intérêt économique général qu’elle poursuit ». Par application de la jurisprudence de la CJUE, le Conseil d’État définit son contrôle comme garantie du respect de « la triple condition [que l’entrave à la libre concurrence] réponde à un objectif d’intérêt économique général, qu’elle ne porte atteinte à la libre fixation des prix que dans la seule mesure nécessaire à la réalisation de cet objectif et notamment durant une période limitée dans le temps et, enfin, qu’elle soit clairement définie, transparente, non discriminatoire et contrôlable ».

La tarification réglementée étant prévue par la législation nationale, l’analyse ici décrite aboutit nécessairement à un contrôle étroit du juge national sur la loi. Le Conseil d’État relève en effet que « la réglementation des prix de vente de l’électricité figurant aux articles L. 337-4 à L. 337-9 du Code de l’énergie doit être regardée comme constituant, par sa nature même, une entrave à la réalisation d’un marché de l’électricité concurrentiel prévue par la directive n° 2009/72/CE », qui en tant que telle doit être passée au crible de l’examen fondé sur la « triple condition » évoquée à l’instant.

II – L’application par le juge administratif du droit de l’Union européenne

Le régime propre aux SIEG repose donc sur des dérogations au droit commun européen de la concurrence, admises pour certaines activités économiques dites d’intérêt général. Le Conseil d’État relève la marge de manœuvre ouverte aux États (« un large pouvoir discrétionnaire ») pour définir le contenu de l’« objectif d’intérêt économique général » poursuivi par le législateur. Il mentionne à titre indicatif « l’objectif de maintenir [les] prix à un niveau raisonnable ou celui d’assurer la sécurité de l’approvisionnement ainsi que la cohésion territoriale ».

Dans la décision précédente relative à la distribution du gaz, le Conseil d’État avait déclaré le régime de la tarification réglementée contraire au droit de l’Union. Mais, dans la décision commentée, la haute juridiction insiste sur la différence fondamentale entre l’énergie électrique et le gaz. Le Conseil d’État souligne en effet qu’en vertu de l’article L. 121-1 du Code de l’énergie, l’électricité constitue « un produit de première nécessité non substituable ». Dans la décision précitée de l’année dernière, il ne reconnaissait pas cette caractéristique au gaz. C’est ce qui lui permet d’attribuer une importance particulière à « l’objectif de stabilité des prix ».

C’est pourquoi le Conseil d’État admet dans son principe la possibilité de tarifs réglementés de vente de l’électricité. Par application de la jurisprudence de la CJUE, la haute juridiction administrative constate que la réglementation des prix de vente de l’électricité instituée aux articles L. 337-4 à L. 337-9 du Code de l’énergie constitue, par sa nature même, une entrave à la réalisation d’un marché de l’électricité concurrentiel prévue par la directive n° 2009/72/CE. Il relève néanmoins qu’une telle entrave peut être regardée comme conforme à cette directive à la triple condition, comme il a été dit plus haut, qu’elle réponde à un objectif d’intérêt économique général, qu’elle ne porte atteinte à la libre fixation des prix que dans la seule mesure nécessaire à la réalisation de cet objectif et notamment durant une période limitée de temps et, enfin, qu’elle soit clairement définie, transparente, non discriminatoire et contrôlable.

La question se pose alors de savoir si les caractères propres au fonctionnement du marché de l’électricité peuvent justifier un régime spécifique de réglementation des tarifs. Le contrôle exercé porte de façon particulière sur la proportionnalité entre les exigences inhérentes à la situation en cause et le dispositif législatif prévu pour la réglementation des tarifs. Le Conseil d’État aboutit à la conclusion que l’entrave constituée par la réglementation des prix de vente de l’électricité est justifiée du fait du contexte de forte volatilité des prix sur le marché de l’électricité. La haute juridiction tient particulièrement compte du fait que l’électricité revêt la nature d’une énergie non substituable et constitue un bien de première nécessité. La poursuite de l’objectif de garantir aux consommateurs un prix de l’électricité plus stable que les prix de marché suffit ainsi à justifier l’entrave à la concurrence au regard du droit de l’Union européenne.

Le Conseil d’État examine également la proportionnalité du dispositif inscrit dans le Code de l’énergie. La question se pose alors de savoir si des mesures alternatives à une réglementation de la tarification, comme un simple contrôle par la commission de régulation de l’énergie (CRE), pourraient suffire à atteindre l’objectif évoqué. Selon l’analyse de la haute juridiction administrative, l’objectif de stabilité des prix ne pourrait être atteint par une intervention étatique moins contraignante qu’une régulation générale du prix de vente au détail de l’électricité. La haute juridiction estime que la forte volatilité qui caractérise le marché de l’électricité est due à des facteurs multiples. Ceux-ci apparaissent difficiles à anticiper et ils peuvent induire de façon constante des effets affectant les prix du marché de détail.

De surcroît, selon le Conseil d’État, les tarifs réglementés ont un effet bénéfique plus large dans la mesure où les offres à prix fixe sur 2 ou 3 ans qui sont proposées aux consommateurs sont le plus souvent indexées sur les tarifs réglementés. Les tarifs réglementés garantissent de la sorte la possibilité d’anticipations sur le long terme. C’est pourquoi la haute juridiction administrative juge que la suppression des tarifs réglementés, à laquelle elle pourrait procéder en condamnant la législation en vigueur, serait susceptible de provoquer une volatilité des prix affectant les prix à la consommation. La haute juridiction considère qu’une telle situation ne pourrait être maîtrisée par des interventions ponctuelles de l’autorité de régulation.

La question se posait encore de déterminer dans quelle mesure les tarifs réglementés portaient atteinte aux règles de la concurrence. La réglementation nationale impose aux fournisseurs historiques, EDF et, dans certaines zones de desserte, les entreprises locales de distribution, l’obligation d’assurer la fourniture d’électricité aux clients bénéficiaires des tarifs réglementés de vente. Cette obligation apparaît aux yeux du Conseil d’État, d’une part, définie de façon suffisamment précise par le Code de l’énergie, et, d’autre part, transparente et contrôlable. Par ailleurs, la haute juridiction administrative admet le caractère non-discriminatoire de la tarification réglementée, dans la mesure où les fournisseurs alternatifs d’électricité demeurent libres de proposer les prix de leur choix. Cela leur permet d’accéder au marché en cause, puisqu’ils peuvent proposer à leurs clients des tarifs alignés sur les tarifs réglementés de vente. Les tarifs réglementés n’interdisent donc pas aux concurrents des opérateurs historiques l’accès à la vente de détail et ne portent pas atteinte à l’égalité entre les opérateurs en ce qui concerne l’accès aux consommateurs.

La décision ne remet donc pas en cause la pratique de tarifs réglementés. Tout au contraire, elle explicite le fondement juridique de ces tarifs. Néanmoins, le contrôle de proportionnalité opéré par le juge aboutit à sanctionner certains aspects du régime des tarifs réglementés, ce qui induit l’annulation partielle de la décision attaquée. Le juge conteste en premier lieu la permanence des tarifs réglementés de vente de l’électricité, ce qui n’a pas de conséquence en l’espèce puisque la décision attaquée n’était prise, en vertu de la disposition réglementaire appliquée, que pour un délai d’une année. En somme, il importe que la législation ménage un mécanisme de réexamen récurrent de la pertinence de la tarification réglementée.

Par ailleurs, s’agissant des bénéficiaires des tarifs réglementés, le Conseil d’État juge que l’absence de distinction entre les professionnels ayant une faible consommation d’électricité, tels que les artisans, commerçants et professions libérales, et les sites non résidentiels appartenant à des grandes entreprises, va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif d’intérêt économique général poursuivi. Par conséquent, le Conseil d’État conteste la pertinence de la définition du domaine d’application des tarifs réglementés en purs termes quantitatifs de consommation.

La vocation protectrice de la tarification réglementée doit être circonscrite à la consommation domestique et ne saurait profiter à des activités économiques. En effet, la disparité des régimes de tarification entre les entreprises en fonction de critères quantitatifs se justifie difficilement. On est tenté de croire qu’un tel régime est susceptible de produire des distorsions de concurrence, selon la taille de l’entreprise, au sein d’un même secteur. Un tel effet économique, lié à l’existence de tarifs réglementés, est moindre si l’on se contente d’accorder les tarifs préférentiels à la consommation domestique.

Ainsi le Conseil d’État conclut-il que les articles L. 337-5, L. 337-6 et R. 337-19 du Code de l’énergie sont incompatibles avec les objectifs poursuivis par la directive n° 2009/72/CE en ce qui concerne, comme il a été dit, d’une part, la permanence de l’existence d’un régime de tarification réglementée et, d’autre part, l’application de cette tarification à des activités économiques. En pratique, cependant, la décision attaquée n’est donc annulée que dans la mesure où elle est applicable à tous les consommateurs finals pour leurs sites souscrivant une puissance inférieure ou égale à 36 kilovoltampères.

Conclusion. – Il est difficile de se prononcer, à défaut d’investigations poussées, sur la validité du contrôle de proportionnalité opéré par le Conseil d’État, dans la mesure où celui-ci fait intervenir un nombre important de paramètres qui ne sont pas explicités par la décision. Par ailleurs, il serait utile de disposer d’éléments de droit comparé, permettant de savoir si les États voisins appliquent des tarifs réglementés analogues à ce qui est prévu par la législation française ou s’ils confient le contrôle du marché en cause à l’organe de régulation14.

En effet, la volatilité des tarifs évoquée par le Conseil d’État n’est pas propre à la France. Il semble que la solution ne puisse être décidée sans référence à la pratique des États voisins. D’une façon générale, l’évolution du droit national de l’énergie semble devoir s’acheminer vers une harmonisation des législations des États membres de l’Union. C’est pourquoi la décision commentée apparaît peu satisfaisante en termes de motivation. La jurisprudence du Conseil d’État reste cependant justiciable du contrôle de la Commission, compétente, le cas échéant, pour se pourvoir contre la France devant la CJUE.

De toute évidence les objectifs du droit de l’Union ne sont, en l’espèce, pas atteints. Dans une communication sur la politique énergétique remontant à 2007, la Commission avait insisté sur le fait qu’un marché intérieur effectif en matière d’énergie était un objectif essentiel, notamment en vue de réduire les coûts pour l’économie européenne et de garantir la sécurité de l’approvisionnement15. Le prix de l’électricité pour les ménages, comparé à celui pratiqué par les États de l’Union au niveau de vie analogue, demeure avantageux en France. Les tarifs réglementés contribuent à cet état de choses et limitent nécessairement l’accès au marché français des concurrents des opérateurs historiques.

On peut certes se réjouir à court terme, en tant qu’usager domestique, de cette situation. Dans une contribution précédente16 nous avions cependant voulu montrer pourquoi des tarifs préférentiels au bénéfice des ménages ne représentent pas, sur le long terme, un avantage pour l’économie. Ils supposent en effet que le manque à gagner soit reporté, soit sur les entreprises productrices d’énergie, ce qui affecte leurs investissements, soit des ménages sur les entreprises, ce qui affecte la compétitivité des secondes, soit sur les finances publiques. En d’autres termes, les tarifs réglementés perturbent nécessairement la rationalité économique d’ensemble du marché de l’énergie.

Il apparaît cependant qu’en l’espèce, à l’encontre de sa jurisprudence relative à la tarification du gaz, le Conseil d’État a préféré protéger le mécanisme de réglementation des tarifs de fourniture de l’électricité. Cette solution ne devrait toutefois pas remettre en cause la politique de rattrapage tarifaire, destinée à la convergence nécessaire des tarifs dans la perspective d’un marché européen unifié de l’énergie électrique17. Mais celle-ci continuera, dans l’immédiat, de s’exercer sous la forme d’une réglementation tarifaire.

Notes de bas de pages

  • 1.
    AJDA 2018, p. 1011, note Maupin E.
  • 2.
    Rabault H., « Le contrôle juridictionnel sur les tarifs réglementés de l’énergie : le juge administratif garant d’un régime de concurrence régulée », note ss CE, ass., 19 juill. 2017, n° 370321, Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE) ; LPA 18 déc. 2017, n° 130k1, p. 6-20 ; « Tarification de l’électricité, concurrence et sécurité juridique », note ss CE, 15 juin 2016, n° 383722 et CE, 15 juin 2016, n° 386078, Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE) ; LPA 6 sept. 2016, n° 119w1, p. 14-28.
  • 3.
    CE, ass., 19 juill. 2017, n° 370321, Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE), précitée. Pour un commentaire, v. de La Rosa S., « Les prix réglementés et les marchés de l’énergie : disparition, sursis ou adaptation ? », RFDA 2017, p. 1099-1114.
  • 4.
    Rabault H., « La constitution économique de la France », RFDC 2000, n° 44, p. 707-745.
  • 5.
    Pour un commentaire, nous renvoyons à Buendia Sierra J. L., « Article 106 – Exclusive or special rights and other anti-competitive state measures », in Faull J. et Nikpay A. (dir.), The EU Law of Competition, 2014, Oxford university press, p. 809-879, v. spéc. p. 846 et s.
  • 6.
  • 7.
  • 8.
    Pour une étude complète, v. Sauter W., Public Services in EU Law, 2015, Cambridge University Press.
  • 9.
    CJCE, 30 avr. 1974, n° C-155-73, Giuseppe Sacchi.
  • 10.
    CJCE, 20 mars 1985, n° C-41/83, République italienne contre Commission des Communautés européennes.
  • 11.
    CJCE, 19 mai 1993, n° C-320/91, Paul Corbeau.
  • 12.
    CJUE, 24 juill. 2003, n° C-280/00, Altmark Trans et Regierungs-präsidium Magdeburg.
  • 13.
    CJCE, 27 avr. 1994, n° C-393/92, Commune d’Almelo et autres contre NV Energiebedrijf Ijsselmij.
  • 14.
    Concernant le droit européen de l’énergie, v. Gauer C.et Kjølbye L., « Energy » in Faull J. et Nikpay A. (dir.), The EU Law of Competition, op. cit., p. 1581-1646.
  • 15.
    CE, ass., 19 juill. 2017, n° 370321, Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE), préc.
  • 16.
    Sur le droit allemand de l’énergie, v. par ex., Ziekow J., Öffentliches Wirtschaftsrecht, 2016, C. H. Beck, Munich, p. 305-316.
  • 17.
    Voir Gauer C. et Kjølbye L., « Energy », op. cit., p. 1582.
  • 18.
    Rabault H., « Le contrôle juridictionnel sur les tarifs réglementés de l’énergie : le juge administratif garant d’un régime de concurrence régulée », op. cit.
  • 19.
    V. Rabault H., « Tarification de l’électricité, concurrence et sécurité juridique », op. cit.
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