Retour sur la qualification de loi de police d’une loi nationale de transposition et précisions quant au champ d’application matériel du règlement Rome II au regard des directives européennes
La notion de loi impérative dérogatoire du règlement Rome II doit s’interpréter au regard de la notion de loi de police du règlement Rome I et de la convention de Rome à l’appréciation stricte du juge national. Le fait qu’il s’agisse d’une loi nationale de transposition d’une directive européenne importe peu.
L’article 27 prévoit que la règle de conflit du règlement ne peut s’écarter en faveur d’une disposition européenne que si cette dernière règle spécialement le conflit de lois en matière extracontractuelle.
CJUE, 31 janv. 2019, no C-149/18, Agostinho da Silva Martins c/ Dekra Claims Services Portugal SA
Le 31 janvier 2019, la Cour de justice est revenue sur le statut de la loi nationale de transposition d’une directive européenne en droit international privé, et plus particulièrement sur la notion de « loi impérative dérogatoire » au sens de l’article 16 du règlement (CE) n° 864/2007 du 11 juillet 2007 dit Rome II. Elle en profite dans un second temps pour rappeler le champ d’application matériel du règlement au travers de son articulation avec les directives européennes au sens de l’article 27.
Dans les faits, à la suite d’une collision sur le territoire espagnol entre son véhicule immatriculé au Portugal, et un véhicule immatriculé en Espagne en août 2015, le requérant souhaite obtenir la réparation des dommages indirects résultant de l’accident. Si la loi espagnole a vocation à s’appliquer en tant que loi du lieu du dommage conformément à l’article 4 du règlement Rome II, le requérant relève l’application de la loi portugaise au titre de « loi impérative dérogatoire » prévue par l’article 16 du règlement. La loi portugaise prévoit notamment dans l’article 498, alinéa 1, du Code civil un délai de prescription de 3 ans pour l’action en réparation des préjudices résultant d’un sinistre. L’engagement de la procédure a eu lieu en novembre 2016. La compagnie d’assurance espagnole invoque quant à elle l’application de la loi espagnole, prévoyant un délai de prescription d’un an, rendant l’action du requérant hors délai. La juridiction de première instance portugaise fait droit à l’exception de prescription soulevée par la compagnie d’assurance espagnole. Le requérant interjette alors appel. La juridiction d’appel relève l’application de la loi espagnole conformément au critère de rattachement du lieu du dommage. Pourtant, elle n’écarte pas la possibilité que la loi portugaise soit applicable en tant qu’elle transpose la directive n° 2009/131 et qu’elle revêtirait dès lors un caractère impératif au sens de l’article 16 du règlement. La juridiction portugaise a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice trois questions préjudicielles rédigées en ces termes :
« 1) Faut-il considérer que la réglementation en vigueur au Portugal doit prévaloir en tant que disposition impérative dérogatoire, au sens de l’article 16 du règlement Rome II ?
2) Cette même réglementation doit-elle être considérée comme une disposition du droit de l’Union qui règle les conflits de lois, au sens de l’article 27 du règlement Rome II ?
3) À la lumière de l’article 28 de la directive n° 2009/103, peut-on considérer que le régime de la prescription prévu à l’article 498, paragraphe 3, du Code civil est applicable lorsqu’un ressortissant portugais est victime d’un accident de la circulation en Espagne ? ».
C’est dans ce contexte que la Cour de justice revient sur la notion de loi de police, dans le cas particulier d’une loi nationale de transposition d’une directive européenne en matière délictuelle, sans pour autant en retenir la qualification (I). Elle rappelle également le fonctionnement de l’article 27 du règlement Rome II relatif à l’articulation des règlements de conflits et des directives européennes (II).
I – La qualification de loi de police d’une loi nationale de transposition : précisions de la notion en matière délictuelle et interprétation stricte par la Cour
Par cet arrêt, la Cour en profite pour retracer les contours de la notion de loi de police dans le cadre de la matière délictuelle (A). Une qualification qu’elle écarte en l’espèce par le biais d’un raisonnement conflictuel strict (B).
A – Les notions de lois impératives dérogatoires et de lois de police au sens de la convention de Rome et des règlements Rome I et Rome II
Le règlement Rome II relatif aux conflits de lois en matière extracontractuelle était applicable à l’espèce. L’article 4 du règlement retient le critère de rattachement du lieu du dommage pour déterminer la loi applicable au litige. L’article 16 prévoit d’y déroger en présence d’une disposition dite impérative. La lecture isolée de ce dernier article ne permet cependant pas d’apprécier la notion de « disposition impérative dérogatoire ». À l’appui de sa jurisprudence antérieure, la Cour de justice vient éclairer ces termes dans le contexte particulier de la matière délictuelle.
L’article 16 du règlement Rome II prévoit que « les dispositions du présent règlement ne portent pas atteinte à l’application des dispositions de la loi du for qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable à l’obligation non contractuelle ». La Cour s’appuie dès lors sur la définition de la loi de police posée à l’article 9, § 1 du règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008 dit Rome I pour la transposer à la matière extracontractuelle. Ainsi, elle retient que, conformément à sa jurisprudence antérieure2, la notion de « disposition impérative dérogatoire » du règlement Rome II, doit se rattacher à la notion de « loi de police » telle que définie par le règlement Rome I. Dès lors, une disposition doit être considérée comme impérative lorsque son « respect est jugé crucial par un État pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat selon ce règlement »3.
À cela, la Cour ajoute que l’interprétation d’une disposition impérative doit se faire de manière stricte. Elle utilise pour fonder son propos sa jurisprudence Unamar4, qui avait été rendue dans le cadre de la convention de Rome. Elle rappelle ainsi qu’il revient au juge national d’interpréter la notion de disposition impérative au regard du contexte dans lequel la loi a été adoptée et des objectifs poursuivis par le législateur afin de considérer si le texte poursuit ou non un intérêt jugé essentiel pour l’État.
Si la Cour rappelle qu’il ne lui revient pas d’apprécier les dispositions concernées à l’aune de la notion de loi de police, elle s’attache tout de même à une première analyse.
B – La qualification de loi impérative au regard des objectifs poursuivis par la loi : l’indifférence de la Cour quant à sa nature
Un rappel du cadre législatif d’espèce semble indispensable pour comprendre le raisonnement de la Cour. Le requérant souhaitait faire application de l’article 498 du Code civil portugais afin de bénéficier du délai de prescription de 3 ans applicable aux actions en matière de droit à réparation. Il soutenait notamment à l’appui l’application de l’article 11 du décret-loi n° 291/2007, venu transposer la directive européenne n° 2009/103, qui prévoit que « la loi de l’État partie à l’accord sur l’Espace économique européen de survenance de l’accident est remplacée par la loi portugaise dès lors qu’elle prévoit une meilleure couverture »5. L’article 4 du règlement Rome II désignait comme applicable la loi du lieu de survenance du dommage, à savoir la loi espagnole. Pour autant, l’article 16 permet d’y déroger. La Cour avait donc à se demander si le régime du système d’assurance obligatoire de la responsabilité civile automobile en vigueur au Portugal pouvait être considéré comme une disposition dérogatoire et dès lors faire obstacle à l’application de la loi espagnole. Dans sa solution, elle rappelle qu’il revient au juge national d’interpréter la portée de la disposition, et notamment de contrôler si elle présente un intérêt essentiel à l’État conformément à la définition précédemment posée de la notion de disposition impérative.
En réalité, cette première question préjudicielle semble nourrir deux réflexions : comment doit-on définir une disposition impérative au sens de l’article 16 du règlement Rome I ? Une loi nationale de transposition d’une directive européenne peut-elle être considérée comme une loi de police ? Si la Cour de justice répond très clairement à la première question en associant la notion de disposition impérative de l’article 16 à la définition de loi de police donnée par le règlement Rome I, elle passe néanmoins la deuxième sous silence. La Cour ne semble pas vouloir se prononcer quant à l’interprétation d’une loi nationale en tant que loi de police, fût-elle de transposition d’une directive européenne. Elle laisse la charge au juge national de vérifier l’objectif que vise la loi en question, indépendamment de sa nature.
Cette affaire n’est pas sans nous rappeler l’affaire Unamar, que la Cour cite d’ailleurs à deux reprises. Dans cette décision, la question se posait de savoir si une loi nationale de transposition de la directive européenne n° 86/653/CEE relative aux agents commerciaux indépendants offrant une protection plus poussée que la loi nationale normalement applicable6 pouvait être considérée comme une loi de police. La Cour y répond par la positive, à la stricte condition que le juge national puisse vérifier que les intérêts de l’État le commandent. Si la solution de la Cour semble identique à celle commentée, deux éléments sont tout de même à relever.
Dans la première affaire, la Cour est notamment venue préciser que si l’appréciation de la qualification en tant que loi de police d’une loi nationale appartenait au juge national, cela ne devait pas porter atteinte à la primauté et à l’effectivité du droit de l’Union. La Cour est en effet chargée de vérifier qu’une transposition au-delà de la directive ne contrevient pas au principe d’application uniforme des dispositions européennes, notamment lorsqu’est en cause un conflit entre deux lois de transposition. Par comparaison, aucune mention n’est faite au principe d’application uniforme du droit de l’Union dans l’arrêt d’espèce, quand bien même il s’agit d’une loi nationale de transposition d’une directive d’harmonisation minimale7. La Cour adopte un raisonnement purement conflictuel, sans prendre explicitement en compte le caractère particulier de la loi portugaise. Aussi, à la lecture de l’arrêt, il importe peu que la loi nationale litigieuse soit une loi de transposition ou non, ou qu’il existe un conflit entre deux lois nationales de transposition, tant que ladite loi répond à la qualification de loi de police précédemment posée. La Cour offre ici une figure neutre quant à la disposition nationale dérogatoire de la règle de conflit.
La deuxième remarque se rapporte à la sémantique. Si la Cour de justice n’a pas à se prononcer sur la valeur en tant que loi de police d’une loi nationale, une prise de position implicite sur la question semble pouvoir se dégager des solutions. Ainsi, dans Unamar, la Cour paraît disposée à admettre la loi nationale transposant la directive relative aux agents commerciaux en tant que loi de police au travers d’une formulation affirmative. Au contraire, dans l’arrêt commenté, la Cour utilise une formule négative pour écarter la loi nationale transposant la directive relative au régime d’assurance obligatoire de la responsabilité en tant que disposition impérative. Ces formulations démontrent une certaine prise de position concernant l’établissement de lois de police, et nous retiendrons que le régime de protection des victimes d’accidents de la circulation semble présenter moins d’attrait pour la Cour que la directive relative à l’agent commercial, pour laquelle la qualification de loi de police semble déjà avoir été admise8. Une telle analyse est cependant à tempérer car la Cour ne saurait outrepasser ses compétences et entrer dans un raisonnement matériel qu’il ne lui revient pas d’adopter en l’espèce. Au-delà de la question de la loi de police, cet arrêt est également l’occasion pour la Cour de revenir sur le champ d’application matériel du règlement au regard des autres dispositions européennes.
II – Le champ d’application matériel du règlement Rome II : rappel sur l’articulation entre le règlement et les directives européennes
Dans une deuxième question préjudicielle, la juridiction d’appel portugaise se demande si l’article 28 de la directive n° 2009/103/CE, tel que transposé par le droit national portugais à l’article 498, paragraphe 3, du Code civil, a vocation à s’appliquer au sens de l’article 27 du règlement Rome II.
En effet, l’article 27 dudit règlement règle l’articulation de la règle de conflit délictuelle avec les autres dispositions européennes. Ainsi, l’article dispose que « (l)e présent règlement n’affecte pas l’application des dispositions de droit communautaire qui, dans des matières particulières, règlent les conflits de lois en matière d’obligations non contractuelles ». Cet article suppose alors que la règle de conflit telle qu’édictée par le règlement puisse s’effacer devant une disposition européenne dès lors que cette dernière règle le conflit de lois portant sur la question. En l’espèce, il s’agissait donc pour la Cour de justice de savoir si cet article 27 pouvait permettre l’application de la loi nationale portugaise en tant qu’elle transpose la directive n° 2009/103/CEE. En d’autres termes, la disposition invoquée par la juridiction d’appel avait-elle vocation à régir le conflit de lois en matière extracontractuelle concernant l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs ?
La Cour de justice se réfère dès lors à sa jurisprudence ERGO Insurance et Gjensidige Baltic9 dans laquelle elle était revenue sur l’objectif de la directive n° 2009/103/CEE. Aussi avait-elle rappelé que « (l)a directive 2009/103 impose aux États membres l’obligation d’adopter des mesures garantissant que la victime d’un accident de la circulation et le détenteur du véhicule en cause dans cet accident soient protégés. Selon son considérant 12, cette directive a pour objectif général d’assurer la protection des victimes d’accidents en garantissant que ceux-ci bénéficient d’une couverture d’assurance minimale »10.
La Cour précise que si la directive permet aux États membres d’offrir des règles plus favorables aux victimes que celles adoptées par la directive, elle ne concerne que la transposition du texte par la législation nationale et n’a pas vocation à régler le conflit entre deux lois nationales lorsque l’une offre une protection plus poussée que la première. Ainsi, la Cour rappelle que la directive n’a aucune vocation conflictuelle mais intervient après le règlement de conflit de lois. Il convient dès lors de conclure que la vocation strictement matérielle de la directive et le caractère conflictuel imposé par l’article 27 du règlement s’excluent. La Cour répond donc que la loi portugaise, en ce qu’elle transpose l’article 28 de la directive n° 2009/103/CEE, ne peut pas être interprétée comme réglant les conflits de lois en matière extracontractuelle et ne peut alors pas s’appliquer au sens de l’article 27 du règlement. Cette réponse à la deuxième question préjudicielle permet également d’évacuer la troisième question sur l’application à l’espèce de l’article 498, paragraphe 3, du Code civil portugais. La position de la Cour sur ce point n’étonne guère et poursuit un chemin entendu dans le travail d’interprétation du champ d’application du règlement Rome II.
Nous retiendrons ainsi de cette décision que la notion de loi impérative posée par l’article 16 du règlement Rome II doit s’interpréter strictement par le juge national à la lumière de la notion de loi de police développée dans le cadre de la convention de Rome et du règlement Rome I. Le juge national doit dès lors justifier que la disposition intéresse les intérêts supérieurs de l’État. De plus, la règle de conflit du règlement ne peut s’écarter en faveur d’une disposition européenne que si cette dernière règle spécialement le conflit de lois en matière extracontractuelle. Si cette décision n’appelle pas spécialement à la critique par la cohérente position de la Cour vis-à-vis des textes et de sa jurisprudence antérieure, nous regretterons peut-être son silence quant au statut de l’article 498 du Code civil portugais en tant que loi de transposition. Nous aurions sans doute souhaité une approche complémentaire à la réflexion qu’elle avait commencée dans son arrêt Unamar et qui semblait appeler à de plus amples considérations sur l’étendue du contrôle de la Cour de justice lorsqu’il est question de lois de police transposant les dispositions européennes11. Finalement cette décision n’offre guère de surprise et s’inscrit dans un schéma classique de la méthode conflictuelle qui devrait par ailleurs contenter les internationalistes.
Notes de bas de pages
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1.
Dir. n° 2009/103/CE du PE et du Cons., 16 sept. 2009, concernant l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs et le contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité.
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2.
CJUE, 21 janv. 2016, nos C-359/14 et C-475/14, ERGO Insurance et Gjensidige Baltic, pt 43.
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3.
Pt 27.
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4.
CJUE, 17 oct. 2013, n° C-184/12, Unamar, pt 49.
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5.
Pt 21.
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6.
Laquelle transposait également la directive mais offrant un régime de protection moins poussé.
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7.
Dir. n° 2009/103, 16 sept. 2009, art. 28-1 : « Les États membres peuvent, conformément au traité, maintenir et mettre en vigueur des dispositions qui sont plus favorables à la personne lésée que les dispositions nécessaires pour se conformer à la présente directive ».
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8.
Nous citerons notamment l’arrêt Ingmar du 9 novembre 2000, n° C-381/98 dans lequel la Cour de justice avait admis l’application de la directive en tant que loi de police dans un conflit avec un État tiers.
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9.
CJUE, 21 janv. 2016, ERGO Insurance et Gjensidige Baltic, nos C-359/14 et C-475/14.
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10.
CJUE, 21 janv. 2016, ERGO Insurance et Gjensidige Baltic, nos C-359/14 et C-475/14, pt 39.
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11.
V. not. les conclusions de l’avocat général M. Nils Wahl, présentées le 15 mai 2013, qui avaient été rendues dans le cadre de l’affaire Unamar.