Confiance dans la justice : non le viol n’est pas un crime moins grave que les autres !
Parmi les nouveautés inscrites dans le projet de réforme destiné à restaurer la confiance dans la justice, présenté mercredi en conseil des ministres, figurent les cours criminelles départementales. Celles-ci seront appelées à juger les crimes punis de 20 ans d’emprisonnement, c’est-à-dire essentiellement les viols. La Chancellerie assure que cela permettra de faire des économies tout en jugeant plus vite. Mais c’est aussi instituer une distinction entre les crimes, puisque seuls les plus graves seront désormais jugés aux Assises. Un choix politique qui révolte Me Julia Courvoisier.
Selon divers sondages, un français sur deux n’aurait plus confiance en la Justice. Le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, ancien pénaliste de renom, a donc décidé d’y remédier.
Durant toutes mes études, et je dois le dire jusqu’à ces derniers mois, il a été l’un de mes modèles. Je l’ai vu à plusieurs reprises plaider dans cette cour d’assises qu’il chérissait tant : orateur hors du commun, passionné, convaincant. Une liberté de parole enviée par beaucoup d’avocats. Il n’y avait donc que lui pour nous redonner confiance en la Justice. Et je le croyais capable de le faire. Oui, il était mon modèle. Il défendait la cour d’assises et son métier de pénaliste, dont il redoutait qu’ils disparaissent au détour d’une réforme.
Adieu jury populaire, tirage au sort, boules en bois et récusation…
Pour redonner confiance en cette justice tant décriée par l’opinion publique, il a décidé (entre autres mesures) de créer une nouvelle juridiction : la cour criminelle. Une sorte de salade mixte de tribunal correctionnel (qui juge les délits) et de cour d’assises (qui juge les crimes). Cette cour sera composée de cinq magistrats. Et uniquement de cinq magistrats. Adieu jury populaire, tirage au sort, boules en bois et récusation de jurés, si chers à la France depuis la Révolution Française.
Cette cour criminelle jugera les crimes punis de 15 à 20 ans de prison comme le viol, si le projet de loi présenté mercredi dernier est adopté par les parlementaires.
Entendons-nous bien : en France, les infractions les plus graves, celles que l’on appelle « crimes », sont jugées par une juridiction un peu particulière, la cour d’assises, qui est composée de trois magistrats, mais aussi et surtout de français comme vous et moi, tirés au sort pour juger ce que l’humanité tient pour le plus grand mal : les violeurs, les assassins, les terroristes, notamment. On estime que chaque année, 40.000 français rendent cette justice aux côtés des magistrats, en condamnant des accusés aux plus lourdes peines de prison prévues par le code pénal : 15 ans, 20 ans, 30 ans voire la perpétuité. Cette justice-là est ainsi non pas rendue « au nom du peuple français », mais par le peuple français lui-même à qui l’on confie l’immense pouvoir de condamner ou d’acquitter.
Le code pénal ne fait pas de différence entre les crimes, si ce n’est au stade de l’importance de la peine de prison encourue. Tous les crimes sont graves : ce sont les actes les plus terribles qu’un homme puisse commettre. Ces actes méritent donc une justice d’exception. Une justice hors du commun rendue par les français.
Le viol, cette mort intérieure
Mais ça, c’était avant que le Garde des Sceaux vienne préciser que sa réforme était justifiée parce qu’il existe des « crimes plus graves », ceux punis par plus de 20 ans de prison.
Dont le viol ne fait pas partie.
Le viol serait donc « moins grave » que les autres crimes. L’acte de pénétration, par violence, contrainte, menace ou surprise, prévu par l’article 222-23 du code pénal, serait « moins grave » que le trafic de stupéfiants en bande organisée, ou l’empoisonnement, ou la séquestration d’un mineur de 15 ans. Et ne devrait donc plus être jugé par les français eux-mêmes.
L’histoire de la criminalisation du viol ne remonte pas au Moyen âge. Elle est si récente, que nombre d’entre nous en ont été les témoins. Celle qui l’incarna, Gisèle Halimi, immense avocate, ne nous a quittés que l’année dernière, après avoir lutté durant toute sa vie pour que les viols, dont les victimes sont majoritairement des femmes, soient considérés comme ce qu’ils sont : une mort intérieure. Une ignominie intime. Un saccage de vie. La victoire fut remportée en 1975, au procès d’Aix en Provence. C’est là que Maître Gisèle Halimi s’est battue et a obtenu que cet acte de pénétration forcée soit traité de la même façon qu’un meurtre et soit jugé par une cour d’assises, composée de français tirés au sort. Cette affaire judiciaire retentissante a donné naissance à la loi du 23 décembre 1980 qui a modifié la définition du viol.
Serions-nous alors en train de faire un bond en arrière de 40 ans ?
Que vais-je devoir dire à ma cliente, violée par deux inconnus un soir d’hiver en sortant de boite de nuit, et qui se mutile tellement elle se sent sale depuis cette nuit d’horreur ? Comment lui annoncer que, finalement, l’audience prévue en fin d’année ne se tiendra pas devant la cour d’assises car le crime dont elle est victime est moins grave que les autres ?
Que vais-je devoir dire à cette jeune fille de 16 ans, violée dans une cave et qui, deux ans plus tard, vit toujours recluse dans sa chambre où elle se scarifie ? Qu’elle est une « sous-victime » qui ne mérite pas d’être entendue par la cour d’assises ?
Une horreur plus acceptable que les autres ?
Et que dire à mes clients accusés de viol, lorsque les faits qu’ils ont commis sont avérés, ou lorsqu’ils les reconnaissent : « rassurez-vous, vous allez éviter la cour d’assises parce que c’est moins grave que prévu » ?
Le Ministre de la Justice pense-t-il réellement que le viol est un crime moins grave que les autres ?
Qu’il serait une horreur plus acceptable qu’une autre ? Que violer serait moins grave que tuer ?
Gisèle Halimi se serait-elle, toute sa vie durant, trompée en voulant faire du viol un crime aussi atroce que les autres ?
On nous dit que l’organisation des audiences de cours d’assises coûte cher au contribuable : la convocation des jurés, l’indemnisation des magistrats, les journées d’audience, l’aide juridictionnelle quand elle est accordée… Or, les viols représentent près de la moitié des crimes jugés aux assises, cette mesure est donc avant tout une mesure d’économie budgétaire. Ni plus, ni moins.
Mais les crimes, tous les crimes, ne méritent-ils pas une justice exceptionnelle de qualité ?
Les français souhaitent-ils réellement qu’on leur enlève le droit de juger les violeurs et de tenter d’apporter une réparation à leurs victimes ?
Redonner la confiance aux français peut-il se faire en leur retirant le droit de participer à cette démocratie judiciaire ? En les excluant, encore un peu plus, de cette justice-là ?
Le Garde des Sceaux, ancien avocat, a décidé de mettre à mort la cour d’assises qu’il aimait tant. Et de piétiner 40 ans de combats contre les violences sexuelles.
Tous ceux qui se sont battus aux côtés de Gisèle Halimi ne l’oublieront pas. J’imagine que les français, exclus de leur justice, non plus.
Référence : AJU192303