Seine-Saint-Denis (93)

La région Île-de-France lance son plan d’action contre l’inceste

Publié le 30/12/2021
Inceste, enfant
Naeblys/AdobeStock

Pour la première fois, un conseil régional se saisit de la lutte contre l’inceste. Lors de la commission permanente du 21 janvier 2021, le Conseil régional d’Île-de-France décidait de confier « une mission d’expertise au Centre Hubertine Auclert visant à l’élaboration d’un plan d’action régional pour aider au recueil de la parole des victimes d’inceste et renforcer la politique régionale en matière de lutte contre les violences faites aux enfants ». Huit mois après, un rapport a été publié et une campagne dans tous les lycées d’Île-de-France est actuellement menée.

Marie-Pierre Badré est présidente du Centre Hubertine Auclert, un organisme associé à la région Île-de-France. À l’époque du vote, elle était également conseillère régionale. C’est à la suite de l’affaire Duhamel, dit-elle, que la région s’est saisie de la question de l’inceste. « Cette délibération s’est faite à l’unanimité. Tous les groupes politiques ont voté en faveur de cette action. Mais je tiens à préciser que si la région a la capacité de soutenir des associations par exemple par l’octroi de subventions, le traitement de l’inceste, de manière générale, incombe à l’État. C’est sa responsabilité » !

Pour rappel, à la suite de la publication du livre de Camille Kouchner, La Familia grande, Olivier Duhamel a reconnu avoir agressé sexuellement son beau-fils dans les années 1980. L’enquête pour « viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur mineur de 15 ans » avait été ouverte début janvier 2021, puis classée sans suite pour cause de prescription.

« C’est clair que c’est cette affaire-là qui a été le déclencheur », poursuit Marie-Pierre Badré. « C’est malheureusement souvent à partir de faits de société de ce type qu’on arrive à faire bouger les choses ».

Le rapport rédigé par le centre Hubertine Auclert, présenté le 17 novembre 2021 au public, est donc le résultat d’un travail de huit mois. Il dresse une analyse précise de la situation pour la région Île-de-France et liste des recommandations. Une première action à l’échelle du territoire a pu être lancée : une campagne d’information sur l’inceste auprès des jeunes dans les lycées et CFA franciliens. « Sachant que ce n’est pas tant l’inceste qui est tabou », insiste Marie-Pierre Badré, « mais c’est le fait d’en parler. Le tabou c’est la parole. On a bien vu pour l’affaire Duhamel qu’il y avait une omerta ».

Les lycéens et lycéennes ont notamment désormais à disposition des ressources comme un guide et un flyer « avec au dos tous les numéros à contacter en cas de violences incestueuses ». Cette campagne s’inscrit dans les trois axes principaux mis en avant par le rapport : mieux connaître et reconnaître l’inceste, repérer et protéger les victimes et enfin agir sur la prévention, contre « le silence mortifère qui existe autour de l’inceste ».

Connaître et reconnaître l’inceste : continuer à améliorer le cadre légal

« On a longtemps parlé d’abus sexuels, mais « abus » est porteur d’un imaginaire qui relativise la gravité de la réalité », explique Marie-Pierre Badré. « On préfère parler de « violences sexuelles », ce qui est plus juste par rapport à ce qu’il se passe ».

En France, la loi du 21 avril 2021 visant à protéger les victimes mineures des crimes et délits sexuels et de l’inceste, dite « loi Billon » (L. n° 2021-478, 21 avril 2021) précise que le crime de viol incestueux sur une personne mineure (de moins de 18 ans) peut être puni de 20 ans de réclusion criminelle et que le délit d’agression sexuelle incestueuse sur une personne mineure (de moins de 18 ans) est puni de 10 ans de prison et de 150 000 euros d’amende. Dans le rapport, il est précisé : « D’un point de vue juridique, l’inceste fait partie des violences sexuelles sur personnes mineures, et prend en compte toutes les infractions sexuelles intrafamiliales. L’inceste a longtemps été en droit une circonstance aggravante sans être nommé ou constitutif d’une infraction en tant que telle. L’inceste fut pendant deux siècles « l’innommé du Code pénal », un « fantôme juridique », pour reprendre les termes d’un rapport d’expertise collective du CNRS, dirigé par la chercheuse Sylvie Cromer, pour améliorer les connaissances sur l’inceste ».

L’ article 222-22-3 du Code pénal dispose que : « Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueuses lorsqu’elles sont commises par : 1° Un ascendant ; 2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un grand-oncle, une grand-tante, un neveu ou une nièce ; 3° Le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité à l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a sur la victime une autorité de droit ou de fait. » L’article 222-29-3 (C. pén., art. L. 222-29-3) définit « l’agression sexuelle incestueuse » et l’article 222-23-2 (C. pén., art. L. 222-23-2) définit « le viol incestueux ».

Depuis la loi du 21 avril 2021, il existe désormais un seuil d’âge de présomption de non-consentement en deçà duquel le viol est automatiquement caractérisé dès lors qu’est attesté l’acte de pénétration sexuelle ou de contact bucco-génital entre une personne majeure et un ou une mineure (lorsque la différence d’âge est d’au moins cinq ans). En cas d’inceste, le seuil d’âge de non-consentement est fixé à 18 ans.

Parmi les recommandations faites auprès du conseil régional, le rapport souligne la « nécessité de continuer à améliorer le cadre légal pour mieux reconnaître l’inceste et faire reculer l’impunité des agresseurs, au travers de quatre modifications d’ordre législatif ». Il est alors suggéré d’inscrire dans le Code de procédure pénale la possibilité, pour les victimes, d’être assistées par un ou une avocate dès le dépôt de plainte ; d’élargir la définition de l’inceste pour inclure l’ensemble des membres de la famille proche (cousins-cousines, ainsi que les enfants du beau-père ou de la belle-mère) ; de supprimer la mention d’une nécessaire « autorité de droit ou de fait » pour les membres de la famille afin de ne pas faire obstacle à une répression claire des violences sexuelles incestueuses ; enfin, de supprimer la condition d’écart d’âge d’au moins cinq ans dans le cadre des violences sexuelles afin de protéger les victimes mineures dont l’agresseur (qui a moins de cinq ans d’écart avec la victime) n’est pas visé dans la définition pénale de l’inceste.

Des données administratives « lacunaires voire inexistantes »

Il est extrêmement difficile d’obtenir des chiffres exhaustifs concernant les crimes et délits incestueux. Plusieurs facteurs entrent en jeu, notamment le fait que le silence a trop longtemps été la règle. Le rapport précise : « Les enquêtes de sociologie s’adressent à des personnes adultes et donc n’incluent pas le nombre d’enfants victimes actuels, et celles et ceux qui décèdent avant leurs 18 ans et ayant vécu de telles violences. Enfin, concernant les enquêtes en population générale, telle que l’enquête Virage, elles n’incluent pas les ménages non ordinaires comme les habitats collectifs de types foyers de jeunes travailleurs ou travailleuses, établissements psychiatriques, établissements pour personnes handicapées, prisons, etc.»

Malgré tout, il n’existe aucun doute sur le caractère « massif » de l’inceste et des violences sexuelles subies par les personnes mineures dans le cadre familial. Le rapport fait état d’une personne sur 10 qui déclare avoir été victime d’inceste en France, un chiffre issu du sondage Ipsos de 2020 pour Face à l’inceste sur un échantillon représentatif de 1 033 personnes. Le risque d’inceste est aggravé d’environ quatre à six fois chez les filles. En ce qui concerne les agresseurs, ce sont des hommes dans plus de neuf cas sur dix, avec une moyenne d’âge de 30 ans. Un tiers environ des agresseurs sont mineurs au moment des faits.

Mais « les données administratives restent encore lacunaires voire inexistantes concernant le nombre de signalements de situations incestueuses ou suspicions de situations, le nombre de plaintes et de condamnations pour inceste, le nombre de personnes mineures placées pour violences sexuelles intrafamiliales (en tant que victime ou en tant qu’auteur) ».

Améliorer l’accueil des victimes et le traitement judiciaire

Dans ses recommandations auprès de la région Île-de-France, le centre Hubertine Auclert propose de « conditionner la réfection des commissariats en Île-de-France à l’aménagement de salles dites « Mélanie » qui permettent un accueil plus adapté, au moment du dépôt de plainte », salles qui n’existent pas encore sur le territoire.

Le rapport invite à expérimenter le dépôt de plainte par les forces de l’ordre dans un lieu hors du commissariat, par exemple au sein des Unités d’accueil pédiatriques des enfants en danger. C’est le cas au sein de la Maison des Femmes de Saint-Denis pour le recueil des plaintes des femmes victimes de violences conjugales. Il est aussi recommandé d’intégrer la possibilité pour les personnes mineures de déposer plainte en ligne, « dans le projet gouvernemental sur la plainte en ligne possible à partir de 2023 » ou bien de « créer les conditions nécessaires au bon recueil de la parole des adultes victimes dans l’enfance qui témoignent des années après les faits, en réalisant, entre autres, un entretien spécifique et complet afin de limiter les risques de classement sans suite ».

Autres messages lancés cette fois-ci à l’attention de la justice : « Généraliser la mise en place de personnes référentes violences sexuelles au sein des parquets et des rectorats pour faciliter les échanges et le traitement de situations » et « interdire le recours en justice, en particulier par les magistrats et magistrates spécialisées en droit de la famille, au faux « syndrome d’aliénation parentale », à l’instar de la récente loi espagnole de protection de l’enfance et l’adolescence contre la violence ». L’Espagne vient en effet d’interdire le recours en justice au « faux syndrome d’aliénation parentale » dans une loi entrée en vigueur le 25 juin 2021. Cette loi organique globale de protection de l’enfance et l’adolescence contre la violence « consacre un certain nombre de mesures dont pourrait s’inspirer la France, en particulier l’articulation systématique entre services de protection de l’enfance et services d’attention aux femmes victimes de violence de genre (considérant le fait qu’un conjoint violent peut aussi être un père ou un beau-père agresseur sexuel au sein de la famille) ». L’article 11, intitulé : « Droit des victimes à être écoutées » prévoit que « [l]es pouvoirs publics prendront les mesures nécessaires pour empêcher qu’une approche théorique ou des critères sans base scientifique qui présument l’interférence ou la manipulation par une personne adulte, tel que ledit syndrome d’aliénation parentale, puissent être pris en considération ».

18 novembre : future journée de sensibilisation ?

Le dernier axe du rapport est dédié à la prévention, en passant par l’éducation et la sensibilisation. C’est pourquoi, le 18 novembre, déjà « Journée européenne pour la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels », pourrait devenir un rendez-vous annuel de mobilisation. « La région pourrait notamment être à l’initiative de la prochaine journée européenne pour la protection des enfants, ce qui pourrait mobiliser les collectivités franciliennes », est-il écrit. Les auteurs du rapport font le parallèle avec la journée du 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes qui démontre « qu’une journée internationale et symbolique permet d’ouvrir une fenêtre médiatique, militante et politique ».

Afin de toucher l’ensemble du territoire, « une communication de grande ampleur et régulière » est donc encouragée. C’est la première étape déjà mise en place dans les lycées et centres de formation franciliens. D’autres campagnes suivront peut-être. « L’Île-de-France est la première région de France à s’être saisie de ce dossier », se félicite Marie-Pierre Badré. « C’est d’abord innovant pour nous, mais ce sont les élus qui décideront de la suite à donner ».

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