Val-de-Marne (94)

Naissance de la prison de Fresnes, une « criminopolis »

Publié le 19/11/2021

Avec Fleury-Mérogis et la prison de la Santé, la prison Fresnes est aujourd’hui l’un des trois principaux établissements pénitentiaires de la région parisienne. Située dans le Val-de-Marne, elle est aussi l’une des prisons les plus importantes de France. Alors qu’une détenue vient de tenter de s’en évader en creusant un trou, retour sur l’histoire de cette prison francilienne. Inaugurée en 1898, elle était déjà perçue à l’époque comme gigantesque avec ses quelque 2 000 cellules. Mais pourquoi cette construction loin de Paris destinée aux délinquants condamnés pour la plupart à de très courtes peines d’emprisonnement ? C’est la question posée par Christian Carlier dans son livre Histoire de Fresnes, prison moderne : De la genèse aux premières années (La Découverte, 1998). Retour sur l’histoire de la construction de cette prison.

Destinée à remplacer les prisons de Mazas, Sainte-Pélagie, la Grande Rochette et l’infirmerie centrale des prisons de la Seine, la prison-hôpital de Fresnes a été construite entre 1895 et 1898. Elle applique la loi du 5 juin 1875 qui prescrit le régime cellulaire aux prisons départementales pour les détenus condamnés à un an et un jour d’emprisonnement au plus.

« Aux yeux du législateur de la deuxième partie du XIXe siècle, le régime cellulaire permettait de soustraire le condamné aux mauvaises influences de ses codétenus tout en le soumettant à celle, moralisatrice, du personnel de la prison, des instituteurs et de la famille », écrit Véronique Belle, chercheuse en histoire de l’art, sur le site de L’inventaire du patrimoine.

Les prisons de la Seine au XIXe siècle

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, les prisons du département de la Seine étaient des grands établissements plus ou moins organisés en fonction du sexe, de l’âge et de la catégorie pénale. Elles constituaient alors une exception dans le paysage pénitentiaire français, plutôt habitué à des institutions de petite taille où tout le monde était mélangé. C’est aussi dans les prisons de la Seine que le régime cellulaire fut expérimenté à grande échelle. Elles étaient alors des « vitrines pénitentiaires », comme le précise Christian Carlier dans son Histoire de Fresnes, prison moderne : de la genèse aux premières années, qui constitue l’ouvrage de référence le plus récent.

En 1898, année de l’inauguration de la prison, la France métropolitaine compte 38 millions d’habitants dont 33 667 détenus, parmi lesquels 5 014 sont des femmes. Il existe alors trois types d’établissements : les maisons d’arrêt, de justice et de correction ; les maisons centrales et de correction ; et les établissements d’éducation correctionnelle. Les maisons d’arrêt, appelées « prisons départementales », ne sont alors plus la propriété du roi, des seigneurs ou des municipalités mais celle, depuis 1811, des départements.

« Au 1er janvier 1898, 2 341 hommes et 794 femmes sont détenus dans les prisons de la Seine, soit environ le sixième de la population pénale », écrit Christian Carlier.

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Christian Carlier, Histoire de Fresnes (La Découverte, 1998)

La loi de 1875 sur l’emprisonnement individuel

Entre 1870 et 1898, de nombreux débats animent ceux qui réfléchissent à la prison en France. Des courants de pensée s’affrontent. Le 11 décembre 1871, le vicomte d’Haussonville, député de Provins, dépose une « proposition de loi ayant pour objet l’ouverture d’une enquête sur le régime des établissements pénitentiaires » auprès de l’Assemblée nationale. Une première commission réunit quinze membres. Devant des « résultats accablants », selon les mots de Christian Carlier, une loi est proposée en 1875 qui obtient « scepticisme et indifférence » de la part des parlementaires et de l’opinion publique.

Adoptée le 5 juin, « elle dispose notamment que seront « séparés pendant le jour et la nuit » les « inculpés, prévenus et accusés » (art. 1) ainsi que les condamnés à un an et un jour d’emprisonnement et au-dessous, ceux-ci subissant leur peine dans des « maisons de correction départementales » (art. 2). Les condamnés à une peine d’emprisonnement plus longue pourront, s’ils le désirent, effectuer leur peine dans ces maisons (art. 3). Les condamnés à une peine supérieure à trois mois subie sous le régime de l’emprisonnement individuel bénéficieront d’une réduction du quart de leur peine (art. 4) ». Pour le côté pratique, il fallait pour l’appliquer transformer les prisons.

Le programme de 1877

Un arrêté ministériel du 27 juillet 1877 fixe les dimensions et l’aménagement des cellules. Il est fondamental dans l’histoire de Fresnes puisque c’est sur lui que l’architecte Henri Poussin s’appuiera pour l’élaboration du plan de la prison. Ce document technique exigeait « simplicité et économie ». On pouvait y lire que « l’architecte devra s’abstenir entièrement de tout ce qui n’est qu’ornement et ne pas perdre de vue que ce n’est pas un monument d’art qu’il édifie ». Il fallait aussi que les services généraux et les bâtiments de la détention convergent vers un point central « d’où les mouvements du personnel et de la population puissent être aisément dirigés et surveillés ».

Outre la précision de la taille des murs (six mètres d’élévation), il était précisé que la chapelle devait « être entièrement indépendante des autres services de la prison ». Pour les cellules, « leur dimension minimale sera de quatre mètres de longueur, deux mètres cinquante de largeur, trois mètres de hauteur, soit une capacité de 30 mètres cubes d’air ». Elles doivent être « ventilées, chauffées, éclairées, munies d’un appareil d’aisance et pourvues de la quantité d’eau nécessaire aux détenus tant pour la boisson que pour les soins de propreté », « dispositions seront prises pour que le détenu puisse, la nuit comme le jour, avertir le gardien de service, et pour qu’une surveillance puisse être exercée à l’intérieur de la cellule, sans que le prisonnier ne s’en aperçoive ».

« Le luxe des détails est inouï », note l’historien Christian Carlier. « Toutes les conditions matérielles sont enfin réunies pour que l’eau, l’air, la lumière, la chaleur ne fassent pas défaut aux détenus, qu’ils ne puissent pas en tout cas mourir ou tomber malades ». Dans une logique qu’il qualifie d’« égalitaire », chaque détenu dispose des mêmes conditions de vie : « la peine est subie également par tous ».

1892, année décisive

Lorsque la loi de 1875 est votée à Paris, l’idée était de reconstruire une prison en dehors de Paris, ou du moins à l’une des extrémités de la capitale. Sans vraiment de résultat. En 1890, écrit Christian Carlier, « le budget des prisons de la Seine est revu à la baisse, des emplois de cadres pénitentiaires sont supprimés. La population des prisons continue de décliner irrésistiblement ». Difficile dans ce contexte de justifier la construction de nouveaux établissements.

L’année 1892 va alors être « décisive pour la naissance de Fresnes ». Les vieilles prisons parisiennes sont vétustes et il faudrait engager des sommes énormes pour les réaménager. La dimension urbanistique fait son apparition. Louis Lucipia, ancien condamné à mort devenu conseiller général considère ainsi que la Grande-Roquette « entrave l’essor de tout un quartier plein d’avenir, dans lequel l’Assistance publique a de grandes propriétés qui, par la disparition de la prison, prendront une plus-value considérable ». Lucipia conclut lors du conseil général de la Seine du 7 juillet 1892 : « Une seule prison peut et doit suffire » !

Le 24 décembre 1892, il annonce l’acquisition d’un terrain situé à Fresnes (Seine), lieu-dit « La vallée Renard », au sud-est de Sceaux. Par décret du 17 juillet 1894, la création sur le territoire de Fresnes d’un établissement pénitentiaire fut déclarée d’utilité publique.

« La prison de Fresnes est la conséquence d’une opération immobilière juteuse ; la prison fresnoise n’a rien coûté aux contribuables, du fait de la récupération des terrains des trois prisons auxquelles elle se substituait », analyse Christian Carlier. « Autre considérable profit : l’évacuation du cœur de Paris de ces lieux lugubres et de leurs « redoutables » habitants ».

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Christian Carlier, Histoire de Fresnes (La Découverte, 1998)

Fresnes, « criminopolis »

« La commune de Fresnes fut choisie pour la salubrité de son air, sa facilité d’accès, le prix modéré de ses terrains, la proximité de carrières de pierre, de briqueteries et de tuileries, son absence de lotissement et donc pour son faible taux de population », détaille Véronique Belle. « L’ensemble comprend un groupe central (bâtiments cellulaires pour 1 500 condamnés, services généraux, cuisine, boulangerie, buanderie, un quartier de désencombrement de 400 lits, un quartier de punition de 32 cellules et une chapelle-école conçue de façon à empêcher les communications entre détenus, un groupe de 150 cellules réservé aux condamnés à plus d’un an d’emprisonnement ou aux travaux forcés attendant leur transfert (aujourd’hui maison d’arrêt des femmes), l’hôpital des prisons de la Seine de 100 chambres cellules (aujourd’hui national), et les logements du directeur et des employés gradés ou non. La buanderie centralisait le blanchissage de toutes les maisons de détention de la Seine ».

Les travaux ont duré trois ans et furent confiés à « des entreprises choisies dans l’urgence », ajoute Christian Carlier. Des logements sont construits pour l’ensemble des employés et des gardiens dans des pavillons et des immeubles un peu partout sur le domaine de la prison. Le 31 juillet 1898, la troisième division accueille 500 détenus évacués de Sainte-Pélagie. Le 31 août, ce sont 420 détenus venant de la Grande-Roquette qui rejoignent la deuxième division.

Jusqu’en 1902, Fresnes n’accueille que des hommes. Vingt jeunes filles de la correction paternelle, douze jeunes prévenues et cent vingt femmes condamnées sont transférées dans les cellules du quartier dit « de transfèrement » en mai, lors de l’évacuation de la prison de Nanterre. En 1906, on compte 1 240 hommes et moins de 120 femmes et filles.

Veillier, le directeur de Fresnes, déclare à un journaliste en août 1898 : « Ce n’est point une prison, c’est une ville ». Christian Carlier utilise le concept de « criminopolis » : « Si l’on ajoute à ces quelque 1 350 individus les 404 habitants du « domaine » (les agents et leur famille), la prison forme une ville à elle toute seule, ville deux fois plus nombreuse, en 1911 par exemple, que les « honnêtes gens » qui constituent la petite bourgade de Fresnes (918 habitants). Or la prison de Fresnes va former, pendant longtemps, un territoire extracommunautaire, une sorte d’îlot développant une sociabilité spécifique : des agents entre eux et des agents en dehors des (voire contre les) autochtones fresnois ; des agents et des détenus ; mais aussi des détenus entre eux, la séparation individuelle n’étant que de la poudre aux yeux… » !

L’historien conclut : « Heureusement, la prison ne réussit pas à interdire entre les détenus la formidable sociabilité qui leur permettait de transcender leur enfermement ; heureusement, le confort relatif de la cellule a été apprécié par la grande majorité d’entre eux ; heureusement, quelques cadres pénitentiaires compatissants et quelques gardiens débonnaires ont « laissé faire », acceptant d’infinies transgressions dans les limites de codes et de rituels partagés, ce que Libertad appelle le « chiqué », celui qu’ils servaient aussi bien aux responsables pénitentiaires (qui n’étaient pas dupes) qu’aux innombrables visiteurs à la recherche d’indicibles émotions ».

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