Paris (75)

« Les mineurs étrangers non accompagnés sont des combattants »

Publié le 02/10/2020

Le 4 août dernier, le camp de migrants qui s’était installé à Paris tout près de République, square Jules Ferry, depuis le mois de juin, et dont la particularité était quil était composé de jeunes qui se battent pour être reconnus mineurs par l’État, a été démantelé. Ludivine Erragne, ancienne avocate désormais chargée du pôle juridique de la mission France de Médecins sans frontières (MSF) et du plaidoyer juridique des mineurs non accompagnés (MNA), nous éclaire sur les questions juridiques soulevées par le traitement réservé à ces jeunes : non-respect de la loi, absence duniformisation des tests d’évaluation, recours trop longsQuelques jours après l’évacuation du camp, nous avons pu nous entretenir avec elle.

« Les mineurs étrangers non accompagnés sont des combattants »
Photo : ©AdobeStock/Victoria

Les Petites Affiches : Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel est né ce camp de migrants particulier ne comportant que des jeunes ?

Ludivine Erragne : MSF avait exceptionnellement lancé un hébergement d’urgence pendant la trêve hivernale et avait logé 40 jeunes, ce que nous ne faisons pas habituellement. Je rappelle, en effet, qu’en théorie MSF n’a pas vocation à agir en France. Mais il y a trois ans, dans le contexte du démantèlement de la « jungle de Calais », la cheffe de mission Corinne Torre s’est bagarrée pour créer une structure dédiée aux MNA. Ainsi nous avons pu lancer un centre de jour à Pantin (93), où les mineurs peuvent bénéficier de consultations avec des infirmières, avec des psychologues, mais peuvent également avoir accès à un accompagnement juridique. Une fois l’évaluation de leur minorité effectuée, les lettres de refus passent par notre centre, ce qui permet de vérifier que les recours auprès des juges des enfants sont bien lancés. À ce jour, nous ne conservons qu’une seule structure d’hébergement pérenne à proprement parler, située à Neuilly-Plaisance et dédiée aux cas médicaux complexes pour qui vivre dans la rue n’est pas compatible avec le suivi des soins. Nous sommes censés accueillir 20 jeunes maximum, mais nous sommes montés jusqu’à 40. Cet hébergement est limité, tant par les questions budgétaires (le coût de la structure et les RH constituent déjà le gros de notre budget) que par nos engagements initiaux en faveur de la santé. Cependant nous avons pu prolonger la trêve hivernale, qui aurait dû prendre normalement fin le 31 mars dernier, jusqu’au 30 juin. Ainsi, ne faisant pas d’hébergement, notre coalition d’associations – composée, en plus de MSF, d’Utopia 56, de la Timmy, Les midis des MIE et du Comede – a été contrainte de remettre les jeunes à la rue.

LPA : Que dire de la particularité de ce camp éphémère, composé uniquement de jeunes qui se battent pour que leur minorité soit reconnue ?

L.E. : Nous voulions rendre visible cette remise à la rue, car nous ne supportions plus d’entendre dire qu’il n’y avait pas de mineurs sans-abris !

Les associations qui s’en occupent voient bien que tout est bloqué de A à Z : les évaluations réalisées par les départements sont arbitraires, chaque département agit à sa guise, sans uniformisation dans les procédés et sans respecter le cadre réglementaire.

LPA :  Pour ces jeunes, la remise à la rue est une étape supplémentaire très difficile dans leur parcours déjà chaotique

L.E. : Bien sûr. Remettre ces jeunes à la rue ne pouvait se faire sans témoigner de leurs parcours, traumatisants à plein d’égards, en confirment les consultations psychologiques ou médicales. Ces gamins, ce sont des combattants. La plupart d’entre eux viennent d’Afrique de l’Ouest, mais aussi de Gambie, d’Afghanistan, quelques-uns du Pakistan ou du Bangladesh. Ils ne se plaignent pas, ils ne jouent pas les victimes et si l’on fait le récapitulatif de ce qu’ils ont vécu, c’est juste insupportable. Entre les violences, parfois sexuelles, qui ont pu émailler leur parcours, les camps de travail forcés en Libye par exemple, les maladies contractées sur le chemin… Certains ont même perdu des frères ou sœurs pendant le trajet ou sont des rescapés de naufrages. Ils ont traversé tout cela. Arrivés en France, au moment où ils se retrouvent à la rue, c’est hyper violent. Quand ils arrivent, certains décompensent, car après toutes ces souffrances, la première chose qu’ils vivent, c’est se faire évaluer par le département, au cours d’un entretien en théorie mené par une équipe pluridisciplinaire, mais souvent dirigé par une seule personne, loin du cadre réglementaire. Beaucoup des questions posées sont suspicieuses, comme pour les demandeurs d’asile. Les évaluateurs veulent voir si leur récit tient la route. Mais sur la question du temps, des cohérences chronologiques, il faut garder en tête que ces approches peuvent culturellement différer de la nôtre. Et évidemment que ces jeunes peuvent ne plus avoir toutes les dates en tête… Au final, le rapport d’évaluation souligne des incohérences et conclut à une « posture d’adulte ». Mais qu’est-ce que ça veut dire, une posture d’adulte ? La loi ne les considère pas, à la base, comme des mineurs.

LPA : Vous parlez de non-respect de la procédure légale. Par exemple ?

L.E. : Quand ils arrivent, ils n’ont souvent sur eux que des copies de leurs papiers d’identité. Alors sans analyse documentaire, comment évaluer leur âge ? Concernant les entretiens oraux, les évaluateurs doivent faire preuve d’une formation pluridisciplinaire (en vertu de l’arrêté du 17 novembre 2016, art. 4, al. 2), ce qui n’est pas toujours le cas. Normalement, nous devrions avoir le nom de l’évaluateur.

Or nous ne l’avons pas, on ne peut donc pas retracer le chemin par lequel passent leurs témoignages. Ce qui revient à dire que le premier acte original de tout leur parcours repose sur le fait qu’on ne les croit pas. On leur fait passer ce message : « Vous êtes des menteurs ».

LPA : Comment activez-vous le volet juridique daccompagnement ?

L.E. : La lettre de refus arrive à notre centre d’accueil, puis nous saisissons le juge des enfants. Mais c’est un véritable parcours du combattant semé d’embûches qui s’engage au sein du tribunal pour enfants. Au bout de trois mois, un juge est désigné, avec un numéro de dossier. Il faut procéder au dépôt des originaux, puis attendre les résultats de l’analyse des éventuelles fraudes documentaires. Cela prend au moins 4 mois. Le juge des enfants se base sur un faisceau d’indices pour statuer, malheureusement les pratiques départementales diffèrent. Se greffe à tout cela un débat sur la légitimité du juge des tutelles qui peut être aussi considéré comme compétent. Le recours au test osseux est loin de faire l’unanimité. Autant sur le Covid-19, il existe des tests fiables, autant sur cette question, ce n’est pas du tout le cas, d’autant plus qu’ils ont été mis au point en se basant sur une cohorte caucasienne.

Quand tout se passe bien, que les jeunes bénéficient d’un bon suivi de dossier, et que l’avocat collabore correctement, on peut faciliter les choses, mais cela prend déjà 7 ou 8 mois. Cependant actuellement, avec la grève puis la crise du Covid-19, on a pris au moins 7 mois de retard en plus. Ce qui monte le délai à facilement 14 mois. Certains de nos dossiers sont ouverts depuis plus d’un an.

LPA : Les résultats dune étude menée par MSF contestent les évaluations qui affirment que ces jeunes sont majeurs. Pouvez-vous préciser ?

L.E. : D’après les chiffres de MSF – depuis l’ouverture du centre de Pantin le 5 décembre 2017 jusqu’au 31 décembre 2018, et d’après le rapport Mission-France MSF 07-2019 –, 55 % des gamins refusés par le département ont été finalement reconnus mineurs par le juge des enfants !

Alors oui, on se bat pour la présomption de minorité. Face à ces chiffres, les jeunes ne devraient pas être laissés à la rue et le juge des enfants devrait décider d’une ordonnance de placement provisoire (OPT). Ils devraient être pris en charge. Tout ce que nous demandons, c’est l’application de la loi. Nous avons un sentiment de délaissement.

LPA : Tout cela relève-t-il d’un manque de moyens ou plutôt d’une orientation politique ?

L.E. : Les mineurs relèvent des ministères de la Santé et des Solidarités mais éventuellement, on peut ressentir une pression du ministère de l’Intérieur, via les préfectures, dans le cadre des recours (empreintes, Visabio, etc.). Parfois, des départements collaborent avec les préfectures. Nous assistons donc à une immixtion de l’État, qui se traduit par un contrôle répondant à une politique migratoire et non à une politique sociale.

LPA: Que dire du déni de minorité dont vous vous inquiétez ?

L.E. : Je pense notamment aux propos de la préfecture au moment de l’évacuation du camp. EIle parle clairement de majeurs. Mais quid de la présomption de minorité ? Quand, d’après nos chiffres, la moitié d’entre eux sont finalement reconnus mineurs, jusqu’à la décision finale, on ne peut pas tenir ces propos. Si l’on consacre un recours et l’intérêt supérieur de l’enfant, alors il faut appliquer la présomption de minorité. Par ailleurs, pendant un recours, l’âge des jeunes continue de courir. Certains se retrouvent donc majeurs avec pour conséquence, une procédure rendue caduque. Nous étudions actuellement la pertinence d’un recours en perte de chance, impliquée par la longueur des délais.

LPA : Vous étiez sur les lieux de l’évacuation. Dans quel état d’esprit étaient les jeunes ? Étaient-ils particulièrement angoissés ?

L.E. : L’évacuation en elle-même ne s’est pas déroulée dans une énorme angoisse, notamment parce que nous étions sur place. En attendant un aboutissement pérenne, une solution a été adoptée, celle d’un hébergement dans un gymnase, faite en parallèle des négociations qui sont menées avec la ville de Paris. Cette dernière a annoncé prochainement un lieu dédié aux mineurs en recours, avec une capacité de 100 places. Ce lieu est actuellement en rénovation, mais il devrait être prêt pour fin septembre. Tant mieux, parce que dans le camp, la situation se dégradait. Vu qu’il était installé dans un parc, on ne pouvait pas le fermer au public. Les sans-abris y étaient chez eux, et l’alcool et les stupéfiants aidant, il s’est produit quelques incidents, qui ont justifié que nous fassions appel à un service de gardiennage afin de calmer ce climat tendu.

Mais ce sont davantage les situations individuelles qui ont pesé sur les jeunes. Avec le camp, l’attente et les violences, les mauvaises nuits, cela a été dur pour eux. Deux d’entre eux n’allaient pas bien du tout. Je me rappelle qu’un jeune a perdu son téléphone. Cela a été catastrophique pour lui, car ce téléphone, il y tenait énormément : il contenait un message avec la voix de sa mère.

Les plus vulnérables ont été admis dans le cadre de l’hébergement pérenne de MSF, destiné spécifiquement aux cas médicaux complexes, quand d’autres ont bénéficié de la chaleur d’un foyer en étant accueillis par des familles, membres d’un réseau d’hébergement solidaire.

LPA : Comment leur redonner espoir ?

L.E. : Ils ont traversé des moments assez éprouvants, et, par la confiance qu’ils nous accordent, nous avons intérêt à ne pas les décevoir. Ces jeunes sont en colère face au système français. Ils ont bien compris qu’on ne les croyait pas, et même lors des audiences, certains avocats ne les défendent pas comme il faudrait, même si ce sentiment n’est pas partagé par la défense. Nous attendons ce lieu dédié avec impatience, et surtout, nous allons essayer de les suivre conformément au mandat de MSF, c’est-à-dire du point de vue médical. Mais nous voudrions effectuer un suivi également du point de vue juridique. Cependant, on leur a déjà parlé d’asile, alors que leur recours devant le juge des enfants n’a pas encore été tranché.

LPA: Que faudrait-il changer pour améliorer leur prise en charge ?

L.E. : Ce qui manque, c’est un vrai cadre législatif. Il existe un projet de loi, déposé le 28 juillet dernier à l’Assemblée nationale, qui demande une simplification des procédures d’évaluation (afin de mettre un terme à l’ignominie des tests osseux ou des empreintes).

Il faut également revoir la répartition nationale : la clé de répartition doit avoir lieu au niveau des départements, afin d’éviter des situations d’accumulation des jeunes, ce qui permettrait de ne pas voir apparaître des campements ou des regroupements, comme ce fut le cas à Place de la République.

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