Concession de licence de marque et acte anormal de gestion

Publié le 20/07/2016

Dans quelle mesure la renonciation à obtenir une contrepartie financière à une concession de licence de marque est-elle constitutive d’un acte anormal de gestion ?

Le Conseil d’État1 vient de rendre une nouvelle jurisprudence en matière d’acte anormal de gestion dans une situation où une société renonce à obtenir une contrepartie financière dans le cadre d’une concession de licence de marque.

La théorie prétorienne de l’acte anormal de gestion permet à l’Administration de considérer qu’une décision de gestion de l’entreprise ne lui est pas imposable pour le calcul de l’impôt pour la simple raison qu’elle n’a pas été prise dans l’intérêt de la société. C’est le cas par exemple lorsqu’une entreprise consent des libéralités injustifiées ou des rémunérations excessives. Considérées comme contraires à l’intérêt de l’entreprise, les dépenses correspondantes sont alors rejetées par le fisc des charges déductibles pour le calcul du bénéfice imposable.

En l’espèce, a conclu le Conseil d’État, le fait de renoncer à obtenir une contrepartie financière à une concession de licence de marque ne relève pas en règle générale d’une gestion commerciale normale, sauf s’il apparaît qu’en consentant un tel avantage, l’entreprise a agi dans son propre intérêt. Il incombe à cette entreprise de justifier de l’existence d’une contrepartie à un tel choix, tant dans son principe que dans son montant. Si la valorisation potentielle d’actifs ne constitue en principe pas un mode de rémunération normale d’une concession de licence de marque, une entreprise peut en revanche apporter les justifications nécessaires en démontrant que l’avantage a été consenti en vue de la préservation de l’existence même d’actifs dont dépend la pérennité de sa propre activité économique ou de la prévention d’une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus. Il appartient ensuite à l’Administration de démontrer que ces contreparties sont inexistantes, dépourvues d’intérêt pour l’entreprise ou insuffisantes.

Des avantages consentis par une société d’un groupe fiscalement intégré à une société sœur

L’affaire soumise au Conseil d’État, concernait la société Hôtels et Casino de Deauville (SHCD), mère d’un groupe fiscal au sens des articles 223 A et suivants du Code général des impôts (CGI). La société d’exploitation de la marque « Le Fouquet’s » (SEMF) et la société d’exploitation du restaurant « Le Fouquet’s » (SERF) étaient membres de ce groupe intégré. À la suite d’une vérification de comptabilité de la SEMF portant sur les exercices clos en 2000, 2001 et 2002, l’administration fiscale, ayant constaté que la SEMF avait omis de facturer à la SERF les redevances correspondant à l’utilisation de la marque « Le Fouquet’s » pour les exercices en litige, a réintégré dans ses résultats le montant des redevances qu’elle avait ainsi renoncé à percevoir et mis à la charge de la SHCD des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contribution additionnelle à cet impôt. Contestant ce redressement, la société anonyme Hôtels et Casino de Deauville (SHCD) s’est pourvue devant le juge administratif et a demandé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et de contribution additionnelle de 10 % à cet impôt mises à sa charge au titre des exercices clos en 2000, 2001 et 2002, ainsi que des pénalités correspondantes. La SHCD se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 21 mai 2013 par lequel la cour administrative d’appel de Versailles2 a confirmé le jugement du 26 mai 2011 par lequel le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a rejeté sa demande tendant à la décharge des impositions mises à sa charge3.

Préserver la marque

Dans cette affaire, l’Administration a considéré que concéder une marque sans contrepartie constituait un avantage devant s’analyser comme un acte anormal de gestion, malgré l’avis de la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires, qui préconisait d’abandonner le redressement. La société avançait, quant à elle, qu’il y avait une contrepartie à cet abandon de créances : la préservation de la valeur des marques exploitées. En contrepartie de l’assainissement de ses finances, la SERF continuait à apporter le fruit d’une publicité productive sur le site d’exploitation phare des Champs-Élysées. Par suite, elle bénéficiait d’une contrepartie. La société avançait également que la notion d’acte anormal de gestion doit être interprétée différemment lorsqu’il s’agit de deux sociétés membres d’un groupe intégré. Comme le résume Aurélie Bretonneau, rapporteur public, dans ses conclusions, « cette affaire fiscale pose deux questions successives : l’une touche aux contours de la notion d’acte anormal de gestion dans le cas d’avantages consentis par une société d’un groupe fiscalement intégré à une société sœur ; l’autre concerne la qualification de subventions indirectes intra-groupe et les conséquences qu’il convient d’en tirer en termes de rectifications comptables. Nous ne sommes en sympathie sur aucun de ces deux points avec l’arrêt de la cour ».

Des subventions consenties au sein d’un groupe intégré

Conformément au premier alinéa de l’article 223 B du CGI, « le résultat d’ensemble est déterminé par la société mère en faisant la somme algébrique des résultats de chacune des sociétés du groupe, déterminés dans les conditions du droit commun (…) ». Et aux termes de l’article 46 quater-0 ZG de l’annexe III au CGI, « la subvention indirecte mentionnée au sixième alinéa de l’article 223 B et au premier alinéa de l’article 223 R du CGI s’entend des renonciations à recettes qui proviennent des prêts ou d’avances sans intérêt ou à un taux d’intérêt inférieur au taux du marché. Elle s’entend également de la livraison de biens ou de la prestation de services sans contrepartie ou pour un prix inférieur à leur prix de revient ou, s’agissant de biens composant l’actif immobilisé, pour un prix inférieur à leur valeur réelle. Constituent également une subvention indirecte au sens des articles 223 B et 223 R déjà cités les excédents de charges qui proviennent des emprunts contractés, des avances reçues qui sont assortis d’un taux d’intérêt plus élevé que celui du marché. Il en est de même des achats de biens ou de services pour un prix plus élevé que leur valeur réelle ».

La société SEMF faisait valoir qu’au regard du résultat fiscal du groupe fiscalement intégré la renonciation à recettes en litige, qui devait être regardée comme une subvention indirecte, était neutre en application des dispositions du Code général des impôts. Pour la cour administrative d’appel, toutefois, à supposer même que ces dispositions puissent être, en l’espèce, appliquées à la renonciation à recettes consentie par la SEMF pour constituer le résultat de sa société mère, groupe fiscalement intégré, elles sont sans incidence sur le redressement dont elle a fait l’objet, dès lors qu’en application de l’alinéa 1er de l’article 223 B du même code, l’option pour le régime de l’intégration fiscale ne dispense par chaque société du groupe de déterminer son résultat fiscal dans les conditions du droit commun.

Intérêt financier ou commercial

Le principe de liberté de gestion, qui a pour corollaire la règle de non-immixtion de l’Administration dans la marche des entreprises, souffre un certain nombre d’exceptions parmi lesquelles la théorie de l’acte anormal de gestion. Cet acte qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise ou qui prive cette dernière d’un produit sans être justifié par les intérêts de l’exploitation commerciale se traduit par une diminution de l’actif net appréciée par rapport à l’intérêt de l’entreprise, l’existence d’une contrepartie réelle et suffisante. Si l’entreprise parvient à justifier d’un intérêt commercial ou financier à l’opération critiquée par l’administration fiscale, il n’y a pas d’acte anormal de gestion.

Pour justifier l’existence de contreparties au choix de la SEMF de renoncer à percevoir les redevances correspondant à l’utilisation de la marque « Le Fouquet’s » par la SERF au titre des exercices en litige, la SHCD a notamment fait valoir qu’en permettant de ne pas aggraver la situation financière de la SERF, la SEMF a contribué à préserver la marque « Le Fouquet’s » et son renom, sur laquelle repose sa propre activité économique. Toutefois, il résulte de l’instruction que la situation comptable de la SEMF était déficitaire pendant les exercices vérifiés de 2000 à 2002. Pour la cour administrative d’appel, la SEMF ne saurait donc invoquer un intérêt financier à l’opération. Elle ne peut également se fonder sur l’intérêt commercial du groupe pour justifier l’aide apportée à sa société sœur alors que, par ailleurs, elle n’entretient aucune relation commerciale avec cette dernière. Dans ces conditions, l’administration fiscale établit l’existence d’un acte anormal de gestion consistant, en l’absence de contrepartie, à la renonciation, par la société SEMF, à percevoir, pendant toute la période en litige, sans qu’aucune clause n’en définisse les modalités ni la durée ou le montant, une redevance correspondant à la franchise accordée.

Pour le Conseil d’État, en statuant ainsi, sans rechercher si la renonciation de la SEMF à percevoir les redevances en litige était justifiée par la préservation de l’existence même d’actifs dont dépendait sa propre activité économique ou par la prévention d’une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus, la cour a commis une erreur de droit. Son arrêt doit, pour ce motif, être annulé en tant qu’il porte sur les redevances d’utilisation de la marque « Le Fouquet’s », sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi. L’affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Versailles.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CE, 10 févr. 2016, n° 371258.
  • 2.
    CAA Versailles, 21 mai 2013, n° 11VE02628.
  • 3.
    TA Cergy-Pontoise, 26 mai 2011, n° 0708716.
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