Acte anormal de gestion et notion d’intérêt social

Publié le 05/04/2022
Fiscalité
elenabsl/AdobeStock

Bercy prend position sur l’articulation entre la nouvelle définition de la notion de l’intérêt social issu de la loi Pacte et le concept d’acte anormal de gestion.

À la lecture de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), l’antagonisme entre économie et philanthropie semble dépassé. En effet, l’article 1833 du Code civil prévoit désormais qu’une société doit être gérée « dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Dans une réponse ministérielle récente (Rep. Min. J. Bascher, n° 25359, JO Sénat du 10 févr. 2022, p. 769), Bercy vient préciser que cette nouvelle définition n’a en revanche pas d’impact sur l’utilisation de la notion d’acte anormal de gestion en matière de fiscalité. En autres termes, pour l’administration fiscale le fait pour une entreprise de choisir d’allouer une fraction de son bénéfice à des actions socialement ou écologiquement responsables ne justifie pas, en soi, que le montant des dépenses réalisées soit déduit du résultat imposable.

Acte anormal de gestion et principe de liberté de gestion

Construction prétorienne, la théorie de l’acte anormal de gestion permet à l’administration de considérer qu’une décision de gestion de l’entreprise ne lui est pas opposable pour le calcul de l’impôt pour la simple raison qu’elle n’a pas été prise dans l’intérêt de la société. C’est le cas par exemple lorsqu’une entreprise consent des libéralités injustifiées ou verse des rémunérations excessives. Considérées comme contraires à l’intérêt de l’entreprise, les dépenses correspondantes sont alors rejetées par le fisc des charges déductibles pour le calcul du bénéfice imposable. Le concept de l’acte anormal de gestion constitue donc une exception au principe de liberté de gestion de l’entreprise. Le dirigeant de l’entreprise est maître de sa gestion. Ainsi un contribuable n’est-il jamais tenu de tirer des affaires qu’il traite le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser, conformément au principe de non-immixtion de l’administration fiscale dans la gestion de l’entreprise. Ce principe est battu en brèche lorsque pour préserver les intérêts du Trésor, l’administration utilise l’arme de l’acte anormal de gestion pour revenir sur une écriture comptable, en établissant que l’acte que l’écriture retrace est étranger ou contraire aux intérêts de l’entreprise.

La notion de conformité à l’intérêt social

En droit fiscal, l’acte anormal de gestion est un acte ou une opération qui se traduit par une écriture comptable affectant le bénéfice imposable que l’administration entend écarter comme étrangère ou contraire aux intérêts de l’entreprise conformément à la jurisprudence du Conseil d’État (CE, 27 juill. 1984, n° 34588). Mais c’est au regard du seul intérêt propre de l’entreprise que l’administration doit apprécier si les opérations litigieuses correspondent à des actes relevant d’une gestion commerciale  acte qui peuvent avoir été effectués avec une contrepartie (CE, 26 sept. 2001, n° 219825).  Ainsi, en application de la théorie jurisprudentielle de l’acte anormal de gestion, une entreprise ne peut procéder à la déduction de charges qui ne correspondent pas à une gestion normale, c’est-à-dire une gestion qui apparaît étrangère à ses propres intérêts économiques. Le Conseil d’État a récemment eu l’occasion de rappeler que constitue un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt, c’est-à-dire sans en tirer de contrepartie réelle et proportionnée (CE, 21 déc. 2018, n° 402006).

Les nouveautés apportées par la loi Pacte 

Comment articuler la théorie jurisprudentielle de l’acte anormal de gestion et l’appréciation de la conformité à l’intérêt social après la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 ? Comment  doivent être traités, d’un point de vue fiscal, les actes de l’entreprise qui tiennent compte des enjeux sociaux et environnementaux. C’est l’objet de la question écrite posée par le sénateur Jérôme Bascher en novembre dernier (Question écrite n° 25359, JO Sénat, 11 nov. 2021, p. 6288). La loi Pacte précise que chaque société doit être gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. « Cette disposition incite la société à dépasser les considérations financières et à porter une attention raisonnable aux enjeux sociaux et environnementaux. Elle incite également à la prise en compte du long terme et des impacts positifs comme négatifs sur les différentes parties prenantes, tout en cherchant à préserver et à accroître sa capacité à créer de la performance de long terme », analyse le sénateur. La loi Pacte offre également la possibilité aux sociétés de se doter d’une raison d’être, pour préciser, justifier et valoriser en quoi l’entreprise apporte une réelle utilité pour ses parties prenantes, pour l’environnement et le reste de la collectivité. Elle permet également à une société de faire publiquement état de la qualité de société à mission. « Les sociétés qui ont adopté une raison d’être ou la qualité de société à mission, peuvent ainsi agir dans l’intérêt commun au-delà de ce que requiert leur strict intérêt social. La loi Pacte nécessite que l’acte anormal de gestion soit défini et apprécié autrement que comme s’entendant d’un acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir délibérément à des fins étrangères à son intérêt, c’est-à-dire à sa capacité de produire des profits, sans aucune contrepartie financière pour l’entreprise ou une contrepartie hors de proportion avec l’avantage que le tiers peut en retirer », précise le sénateur.

Repenser le concept d’acte anormal de gestion ?

Pour ce dernier, l’administration fiscale « doit désormais tenir compte du fait que l’intérêt de la société n’est pas son seul intérêt économique immédiat. Elle doit prendre en considération sa performance de long terme dans l’intérêt collectif de ses parties prenantes, tout particulièrement pour apprécier si un acte qui cause un préjudice immédiat à la société ne trouve pas une contrepartie proportionnée de long terme pour la collectivité ». Dans ces conditions, une décision prise dans l’intérêt social d’une société ne devrait pas pouvoir être sanctionnée sur le fondement de l’acte anormal de gestion, analyse le sénateur qui appelle, en conséquence, à une réforme de la définition d’un tel acte. « Ne devraient également plus constituer un acte anormal de gestion les actes de l’entreprise prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux au-delà de ce que voudrait leur strict intérêt, à partir du moment où ils créent des externalités positives ou réduisent des externalités négatives dans l’intérêt général de la collectivité ou de l’environnement », poursuit ce dernier, pour qui ce faisant, les entreprises soulagent ainsi l’État de responsabilités qui sont les siennes. « Il serait difficilement compréhensible que la puissance publique encourage les sociétés à adopter une raison d’être ou à poursuivre une mission, sans en tirer toutes les conclusions quant au traitement fiscal de tels actes », conclut-il, invitant l’administration fiscale à s’emparer de ce sujet afin de sécuriser les entreprises et définir l’acte anormal de gestion par référence à l’intérêt social de l’entreprise en intégrant les considérations sociales, sociétales et environnementales et en tenant compte des externalités positives qu’elles prennent à leur charge, le cas échéant au-delà de ce que leur intérêt requiert.

La notion de charge déductible

Conformément aux dispositions de l’article 39 du Code général des impôts (CGI) et à la jurisprudence constante du Conseil d’État, une charge n’est, de manière générale, déductible du résultat imposable que si elle est engagée dans l’intérêt direct de l’exploitation, ou si elle se rattache à la gestion normale de l’entreprise. Sont donc admises en déduction du résultat imposable les charges effectivement supportées par l’entreprise, qui sont liées à l’exercice de son activité, et dont elle retire une contrepartie réelle, directe et proportionnée au montant engagé. À défaut, la dépense ne peut être déduite fiscalement, et doit être réintégrée au bénéfice imposable de l’entreprise. Les opérations réalisées ou les charges supportées en vue d’assurer sans contrepartie des avantages à des tiers ne correspondent pas, en principe, à une gestion commerciale normale. « Cela étant, la seule circonstance qu’une opération comporte un avantage pour un tiers ne suffit pas à lui conférer le caractère d’un acte anormal de gestion », précise Bercy. Ainsi, s’agissant par exemple des dépenses engagées dans le cadre d’actions de solidarité, une distinction doit notamment être opérée entre les opérations relevant du mécénat d’entreprise et celles qui relèvent du parrainage ou du sponsoring. À cet égard, les opérations de mécénat, qui peuvent être définies comme le soutien matériel apporté sans contrepartie directe à une œuvre ou un projet d’intérêt général, se traduisent nécessairement par un appauvrissement du donateur et impliquent une intention libérale, c’est-à-dire la volonté émanant d’une personne de donner un bien ou un droit lui appartenant au profit d’une autre.

Parrainage ou mécénat

Pour l’administration fiscale, au regard de l’application combinée des dispositions de l’article 39 du CGI et de la théorie de l’acte anormal de gestion, théorie jurisprudentielle élaborée par le Conseil d’État, les dépenses engagées dans le cadre de telles opérations ne peuvent constituer des charges engagées dans l’intérêt direct de l’exploitation. « Ce traitement fiscal ne signifie pas que ces actions ne sont pas vertueuses, mais les dépenses engagées à ce titre constituent un usage du bénéfice, et ne peuvent être considérées comme une charge concourant à la formation de celui-ci. Dès lors, le fait pour une entreprise de choisir d’allouer une fraction de son bénéfice à des actions socialement ou écologiquement responsables ne justifie pas, en soi, que le montant des dépenses réalisées soit déduit du résultat imposable », précise Bercy. En revanche, de telles dépenses peuvent être éligibles, sous réserve du respect des conditions prévues à l’article 238 bis du CGI, au régime du mécénat, et ainsi ouvrir droit à une réduction d’impôt. Par ailleurs, les dépenses engagées dans le cadre d’actions de solidarité, et pour lesquelles une contrepartie ou un intérêt commercial direct peut être identifié pour l’entreprise versante, peuvent faire l’objet d’une déduction du résultat imposable. C’est notamment le cas des dépenses supportées dans le cadre d’opérations de parrainage qui peuvent, sous conditions, être considérées comme engagées dans l’intérêt direct de l’exploitation.

X