Contourner la réserve héréditaire dans le cadre d’une succession à l’étranger

Publié le 23/03/2018

Une succession soumise au droit californien permet d’écarter  la règle de la réserve héréditaire sans contrevenir aux règles du l’ordre public international.

L’ouverture du testament de Johnny Hallyday a mis en lumière une jurisprudence récente de la Cour de cassation qui a jugé, dans deux affaires concernant le testament de compositeurs français décédés en Californie, qu’il est possible de s’affranchir des règles du droit des successions françaises qui protègent le conjoint et les descendants directs via le mécanisme de la réserve héréditaire (Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-13151 et Cass. 1re civ., 27 sept. 2017, n° 16-17198).

Le mécanisme de la réserve héréditaire

Si chacun peut librement disposer de son patrimoine, que ce soit sous forme de donation ou  par voie successorale, ce principe souffre d’une limite d’ordre public : la réserve héréditaire, qui bénéficie principalement aux descendants de l’intéressé. Le Code civil fixe des règles impératives protégeant les héritiers réservataires. Il est cependant toujours possible de disposer librement d’une partie de son patrimoine, la quotité disponible. L’article 913 du Code civil précise ainsi que « les libéralités, ou par acte entre vifs ou par testament, ne peuvent excéder la moitié des biens du disposant s’il ne laisse à son décès qu’un enfant, le tiers s’il laisse deux enfants, le quart s’il en laisse trois ou un plus grand nombre ». Lorsque, le montant donné ou légué dépasse le montant de la quotité disponible, la libéralité doit être réduite au bénéfice de la réserve héréditaire au moment de l’ouverture de la succession.

Résidence à l’étranger et loi successorale

Jusqu’en août 2015, date de mise en application du règlement européen n° 650/2012 du 4 juillet 2012, relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions, à l’acceptation et à l’exécution des actes authentiques en matière de successions, en cas de décès à l’étranger, c’était la loi civile du dernier domicile du défunt qui s’appliquait pour les successions de biens mobiliers et celle du pays où étaient situés les biens immobiliers pour ces derniers. Le principe d’unicité de la loi successorale du règlement européen du 4 juillet 2012 est venu simplifier et organiser ces règles successorales. Une harmonisation bienvenue, tant les personnes vivant en dehors de leur pays d’origine sont de plus en plus nombreuses. Les familles s’internationalisent. L’Union européenne compte ainsi environ 16 millions de couples internationaux. Et ce phénomène correspond à une tendance durable. Sur les 2,4 millions de mariages conclus en 2007, 13 % (310 000) comportaient un élément d’extranéité. De même, 41 000 des 211 000 partenariats enregistrés dans l’Union européenne en 2007 présentaient une dimension internationale. Afin de faciliter le règlement des successions internationales auxquelles ces familles doivent faire face, l’Union européenne a donc mis en place des instruments juridiques destinés à unifier les dispositions applicables dans chaque État membre. La création d’un certificat successoral européen également entré en vigueur depuis août 2015, est venu compléter le règlement européen sur les successions qui permet, à tout citoyen résident à l’étranger ou envisageant de le faire, de choisir la loi du pays dont il a la nationalité pour régir sa succession le moment venu. À défaut, il prévoit que la loi applicable à la succession est celle de la dernière résidence habituelle du défunt et cela pour l’ensemble des biens. Ce critère détermine la loi applicable à l’ensemble des opérations successorales. Il peut donc s’agir de celle d’un État membre partie au règlement ou d’un État tiers. Ce principe souffre d’une exception lorsque, à titre exceptionnel, il résulte de l’ensemble des circonstances de la cause qu’au moment de son décès, le défunt présentait des liens manifestement plus étroits avec un État autre que celui dont la loi serait normalement applicable. La loi applicable à la succession est  alors celle de cet autre État. Cependant, ce texte ne règle pas les incidences fiscales de la succession qui reste du domaine de compétence exclusive des États membres. En France, une succession internationale, qui comprend un élément d’extranéité, qu’il s’agisse d’un bien immobilier qui se trouve à l’étranger, d’un héritier qui n’est pas résident en France, ou d’un défunt qui n’a pas la nationalité française, est donc imposée en fonction du lieu de résidence du défunt.

Le critère du domicile fiscal

Cette règle renvoie à la notion de domicile fiscal. Si le défunt était fiscalement domicilié en France, les droits de succession s’appliquent sur l’ensemble de son patrimoine, y compris ses biens situés à l’étranger et ceux transmis à des héritiers non résidents en France. La notion de domicile fiscal est précisée par l’article 4 B du Code général des impôts qui considère comme ayant leur domicile fiscal en France, les personnes qui correspondent à trois critères alternatifs. Celles qui ont en France leur foyer ou le lieu de leur séjour principal, celles qui exercent en France une activité professionnelle, salariée ou non, à moins qu’elles ne justifient que cette activité y est exercée à titre accessoire et enfin celles qui ont en France le centre de leurs intérêts économiques. Cette situation est potentiellement créatrice de double imposition, les biens situés à l’étranger étant généralement également soumis à des droits de mutation par l’État sur le territoire duquel ils sont situés. Si le défunt était domicilié à l’étranger, la France se limite à taxer les biens situés sur le territoire national, sauf si l’héritier est domicilié en France et totalise six années de résidence fiscale en France au cours des dix dernières années précédant le décès. L’existence, le cas échéant d’une convention fiscale internationale peut modifier  l’application de ces règles  et limiter les risques en matière de double imposition.

La position de la Cour de cassation

Les arrêts rendus par la Cour de cassation en 2017 concernent deux musiciens français renommés.

Le premier, Michel Colombier, compositeur de musique de films, s’est établi en Californie à la fin des années 1970. À son décès, en 2004, il laisse quatre enfants issus de plusieurs unions et une veuve épousée en 1990 dont il a eu deux autres enfants. Il a créé un family trust de droit californien, auquel a été transféré tous ses biens, y compris des immeubles parisiens détenus via des SCI de droit français. Conformément à son testament, son épouse est la bénéficiaire exclusive de ce trust. Elle a également  reçu la totalité des biens mobiliers dont les droits afférents aux compositions musicales du défunt. À son décès ses biens reviendront aux deux filles du couple.

Le deuxième, Maurice Jarre s’est installé en Californie au début des années 1950. L’auteur de musique de films s’est remarié en 1984. Là encore pour organiser sa succession, Maurice Jarre s’est servi d’un trust, créé en 1991 avec son épouse auquel il a transféré tous ses biens. Révélé après sa mort le 28 mars 2009, son testament, daté du 31 juillet 2008, a expressément écarté de sa succession ses deux premiers enfants, des héritiers réservataires français. Son épouse a reçu l’intégralité de son patrimoine mobilier et immobilier dont les droits afférents aux compositions musicales du défunt.

Quels droits pour les héritiers français ?

Les enfants français des précédentes unions des deux compositeurs ont tenté de faire valoir leurs droits sur l’héritage de leur père devant le juge français. Ils ont notamment demandé que soit appliqué la loi du 14 juillet 1819 qui a pour objectif de protéger les héritiers français des effets d’une loi successorale étrangère qui les discriminerait, en l’espèce la loi californienne qui méconnaît la réserve héréditaire. Ce texte leur permettait en théorie d’opérer un prélèvement sur les redevances versées par la SACEM et sur les parts détenues dans une SCI. Le Conseil constitutionnel, saisi qu’une question prioritaire de constitutionnalité dans le cadre de ce conflit, a conclu en 2011 que cette loi méconnaissait le principe d’égalité et l’a abrogé (Cons. const., 5 août 2011, n° 2011­159 QPC). Précisons que la veuve de Michel Colombier est à l’origine de la question prioritaire de constitutionnalité. Le droit de prélèvement prévu à l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 permettait à tout Français de réclamer sur les biens situés en France la part que lui octroyait la loi française et dont il avait été privé par application de la loi étrangère. La veuve de Michel Colombier a contesté la  légalité de cette disposition avec succès, sur la base de trois fondements distincts : une atteinte au droit de propriété, conformément aux articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, au principe d’égalité entre les citoyens garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et aux droits et libertés que protègent les articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Ces deux derniers arguments ont été considérés nouveaux et sérieux par la Cour de cassation, le prélèvement instituant une distinction fondée sur la seule nationalité entre des héritiers d’un même auteur pour la dévolution de biens situés en France, qui a transmis deux questions prioritaires de constitutionnalité au le Conseil constitutionnel (Cass. 1re civ., 1er juin 2011, n° 11-40008 et n° 11-40010 QPC). Le Conseil constitutionnel a conclu à l’inconstitutionnalité de cette disposition en raison de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi car « le droit de prélèvement sur la succession est réservé au seul héritier français ». Le Conseil constitutionnel a ajouté que « la disposition contestée établit ainsi une différence de traitement entre les héritiers venant également à la succession d’après la loi française », en cas de partage d’une même succession entre cohéritiers étrangers et français, et « cette différence de traitement n’est pas en rapport direct avec l’objet de la loi qui tend, notamment, à protéger la réserve héréditaire et l’égalité entre héritiers garanties par la loi française ». L’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, qui instaurait le droit de prélèvement en faveur des seuls héritiers français en cas de partage d’une même succession entre cohéritiers étrangers et français a donc été supprimé.

Le gouvernement a précisé en 2015 qu’il n’était pas question de réintroduire de mesure de ce type car elle créerait une situation de discrimination au seul profit des Français et encourrait donc « un risque sérieux de censure du dispositif par la Cour de justice de l’Union européenne » (Rép. min. Hobert, n° 72364, JOAN 23 juin 2015, p. 4765). Une difficulté restait à trancher. Dans la mesure où la date de décès de leur père était antérieure à la décision du Conseil constitutionnel, les héritiers avaient-ils la possibilité de se prévaloir de l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819, qui instaurait le droit de prélèvement en faveur des héritiers français et sauvegarder ainsi leur réserve héréditaire ? Pour la Cour de cassation, qui tranche cette épineuse question dans l’arrêt relatif à la succession de Maurice Jarre, les héritiers n’ont pas la possibilité de se prévaloir de ce texte même si la date du décès de leur père est antérieure au 6 août 2011, date de publication de la décision du Conseil constitutionnel, dans la mesure où « aucune décision revêtue de l’autorité de la chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieur (…) n’avait consacré le droit de prélèvement », avant cette même date. Les héritiers lésés ne pouvaient donc invoquer une atteinte au droit de propriété et les dispositions abrogées « auxquels le droit de prélèvement en vigueur au moment du décès de leur père n’avait conféré aucun droit héréditaire définitivement reconnu ».

Réserve héréditaire et ordre public

La mise en place du prélèvement avait pour objet de permettre d’assurer le respect de la règle nationale de la réserve héréditaire. Les héritiers avançaient à cet égard que « la réserve héréditaire, qui a pour vocation de protéger la pérennité économique et sociale de la famille, l’égalité des enfants et les volontés et libertés individuelles des héritiers, est un principe essentiel du droit français relevant de l’ordre public international ». Une loi étrangère ne devrait donc pouvoir y contrevenir. L’article 35 du règlement européen sur les successions du 4 juillet 2012 prévoit d’ailleurs expressément que « l’application d’une disposition de la loi d’un État désigné par le présent règlement ne peut être écartée que si cette application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for ». Il est donc envisageable de limiter son application en cas de disposition contrevenant à l’ordre public international. Cependant, l’article 58 du règlement prévoit en outre que le champ d’application de cet article est limité à des « circonstances exceptionnelles » et des « cas précis ». En l’espèce, la Cour de cassation a confirmé la solution de la cour d’appel et précisé qu’« une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ». En l’espèce, les héritiers français, tous majeurs, ne se trouvent pas dans une situation de précarité économique, qui justifierait d’écarter l’application de la loi californienne. Il est cependant intéressant de souligner que dans l’affaire relative à l’héritage de Maurice Jarre, le juge prend la peine de préciser que « le dernier domicile du défunt est situé dans l’État de Californie, que ses unions, à compter de 1965, ont été contractées aux États-Unis, où son installation était ancienne et durable ». Son installation aux États-Unis s’est faite en 1959, son décès remonte en mars 2009. Il est donc logique de penser qu’il n’ y a pas eu d’instrumentalisation de la loi californienne pour contourner la règle française de la réserve héréditaire.

Dans le même esprit, précisons qu’un des considérants du règlement européen sur les successions du 4 juillet 2012, précise que le choix de la loi successorale est limité pour les testateurs à « la loi d’un État dont ils possèdent la nationalité afin d’assurer qu’il existe un lien entre le défunt et la loi choisie et d’éviter que le choix d’une loi ne soit effectuée avec l’intention de frustrer les attentes légitimes des héritiers réservataires ». Doit-on en conclure que la Cour de cassation se serait prononcée différemment si le choix du défunt traduisait une opportunité successorale effectuée peu de temps avant son décès ? L’avenir le dira. La notion de précarité économique pourra également être explicitée.