La gestion du risque budgétaire en matière de contentieux fiscal

Publié le 30/11/2018

Chaque année, les dépenses associées aux contentieux atteignent 3,6 milliards d’euros en moyenne. Le risque de contentieux fiscal est en forte augmentation. Le point sur les pistes de réforme à l’étude.

En matière de contentieux, le risque pour les finances publiques est élevé et en augmentation continue, conclut un rapport parlementaire qui fait état d’un coût budgétaire annuel moyen de 3,6 Mds€ (AN, 17 oct. 2018, rapport n° 1310). Les contentieux fiscaux représentent l’essentiel des dépenses et du risque budgétaire associés aux contentieux. En octobre 2017, la censure, par le Conseil constitutionnel, de la contribution additionnelle de 3 % sur les dividendes distribués, a fortement marqué la première discussion budgétaire de la XVe législature, et occasionné des conséquences très importantes pour le budget de l’État. Les restitutions, toujours en cours, devraient s’élever à près de 10 Mds €, dont 1 Mds€ d’intérêts moratoires. Cette décision a rendu nécessaire l’adoption, dans l’urgence, d’un projet de loi de finances rectificative créant deux contributions exceptionnelles, additionnelles à l’impôt sur les sociétés, frappant les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 Mds€. « Ce cas de figure illustre, de manière particulièrement saisissante, les enjeux grandissants posés par la multiplication des contentieux, ainsi que les difficultés de l’État à anticiper, à évaluer, et à gérer le risque budgétaire associé », résume la mission parlementaire chargée d’évaluer ce risque budgétaire et de proposer des pistes de réforme.

 

Des dépenses en augmentation constante

 

Le constat réalisé par la mission est alarmant. Le risque est en forte augmentation : en 2017, la provision pour litiges s’élève à près de 25 Mds€, soit 8 % des recettes nettes du budget général de l’État, et cette provision a été multipliée par cinq en dix ans. L’essentiel de la dépense contentieuse est concentrée au sein du ministère de l’Économie et des Finances, et concerne principalement la matière fiscale. En 2017, les contentieux fiscaux représentent ainsi près de 90 % du coût budgétaire total associé aux contentieux. Après deux années de hausse, le coût budgétaire associé aux contentieux fiscaux s’est stabilisé à 2 Mds€ annuels environ entre 2014 et 2016. En 2017, il a atteint 7,6 Mds€.

Les contentieux fiscaux de série d’origine communautaire représentent une part très significative de ces dépenses. Leur coût est élevé et récurrent. La provision pour litiges fiscaux, augmente de 1,7 Mds€ par an environ depuis 2012. En 2017, la provision recule légèrement, pour s’établir à 24,5 Mds€. Cette diminution s’explique par le recul de la provision pour litiges fiscaux (- 3,8 Mds€), sous l’effet de la censure par le Conseil constitutionnel de la contribution de 3 % sur les dividendes distribués, qui a conduit à reprendre la provision pour les montants restitués, et à enregistrer les montants restant à payer en provision pour charges liées à l’impôt, qui correspond aux remboursements devant être effectués de manière certaine dans un futur proche. Elle s’élève à 5,7 Mds€ en 2017 et se compose de provisions pour contentieux de série à hauteur de 5,4 Mds€, en hausse de 4,5 Mds€, du fait de deux censures constitutionnelles (la contribution de 3 % sur les dividendes distribués, pour un montant provisionné total de 4,6 Mds€ en 2017, et le contentieux Société FB Finance, pour 0,3 Md€) ; de provisions pour crédit de TVA aux entreprises étrangères, pour 224 M€ et de provisions pour obligations fiscales reportables et restituables au titre de l’impôt sur les sociétés, pour 97 M€.

Le coût budgétaire relatif aux contentieux fiscaux a fortement augmenté en 2017, en raison des restitutions opérées dans le cadre du contentieux relatif à la contribution de 3 % sur les dividendes. Les restitutions opérées à ce titre représentent 84 % du coût total des contentieux fiscaux de série sur les impôts d’État en 2017. Au 4 juin 2018, le coût budgétaire total associé au contentieux relatif à la contribution de 3 % sur les dividendes s’élève en effet à 3,91 Mds€ (3,53 Mds€  en droits, et 385 M€ d’intérêts moratoires), et le coût cumulé de ce contentieux sur 2017 et 2018, à 9,18 Mds€ (8,25 Mds€ en droits, et 930 M€ d’intérêts moratoires).

 

Le poids des normes communautaires

 

« Cette situation s’explique, pour partie, par la hausse du nombre de contentieux, corollaire d’une meilleure protection des droits et libertés des administrés et d’une plus grande accessibilité de la justice, précise le rapport parlementaire. Elle s’explique également par une fragilisation progressive de la norme législative, du fait de la diffusion dans notre droit de principes de valeur supérieure, constitutionnels ou européens ». À cet égard, la mission relève que 9,6 % des questions préjudicielles posées à la CJUE depuis 1961 l’ont été par la France, soit 979 questions, ce qui place notre pays en quatrième position des pays ayant le plus recours à cette procédure, derrière l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, et devant la Belgique et le Royaume-Uni. En 2017, les questions fiscales représentent environ 10 % des affaires clôturées par la CJUE, et en constituent la matière prédominante.

En France, l’interprétation du droit de l’Union européenne en matière fiscale suscite des difficultés croissantes. Le nombre de questions préjudicielles posées chaque année à la CJUE en matière fiscale a triplé depuis 2010. En 2017, la moitié des questions posées par les juridictions administratives l’ont été sur des questions fiscales. Les évolutions de la jurisprudence constitutionnelle, la possibilité ouverte à 60 députés ou sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel, sur le fondement de l’article 61, alinéa 2 de la constitution, et, plus récemment, la création de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, ont multiplié les situations dans lesquelles le Conseil constitutionnel peut être amené à contrôler la conformité de la loi à la constitution.

La matière fiscale fait l’objet de nombreuses décisions QPC chaque année. Elle représente en moyenne, depuis 2010, près du quart des décisions rendues par le Conseil constitutionnel sur renvoi du Conseil d’État. Cette procédure conduit régulièrement à des censures des dispositifs votés par le législateur. Sur 88 décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel sur renvoi du Conseil d’État depuis 2010, 25 ont donné lieu à une décision de non-conformité, soit 28 %.

 

19 propositions

 

Face à ces constats, la mission a formulé 19 propositions, tendant à améliorer la gestion du risque en matière de contentieux. Elle propose notamment de favoriser la médiation lorsque cela est possible, de considérer la création d’une filière d’avocats d’État, d’évaluer systématiquement les risques budgétaires des contentieux de masse, de renforcer le contrôle des provisions pour litiges et des engagements « hors bilan » par la Direction générale des finances publiques, de mieux identifier et documenter les sources de dépenses contentieuses. Afin d’envisager rapidement une évolution des dispositifs fiscaux lorsqu’un risque contentieux est identifié, il pourrait être fait appel, au besoin, à une expertise externe. La mission recommande de poursuivre l’amélioration du dialogue avec la Commission européenne. Concernant les contentieux fiscaux de masse, il convient de moderniser les systèmes d’information pour les identifier au plus vite et d’adapter le cas échéant l’organisation administrative pour leur traitement. Une revue d’ensemble des risques juridiques, en s’intéressant en priorité aux dispositifs qui sont régulièrement contestés devant les tribunaux, et notamment aux taxes affectées pourrait être conduite. La mission recommande de rechercher, à l’occasion de chaque modification législative, la simplification de la norme fiscale ainsi que le développement et la systématisation du recours aux consultations ouvertes préalables. Il convient en outre de faire des études d’impact de véritables outils d’évaluation, en indiquant si une consultation des autorités européennes a eu lieu, et en joignant au document déposé les contributions reçues lors des consultations menées préalablement à la préparation du texte. Le Conseil d’État pourrait être sollicité sur les dispositifs ne figurant pas dans les projets de loi et une procédure d’analyse juridique des amendements en cours de discussion devrait être envisagée. Dans le but d’une meilleure information, un rapport semestriel serait remis aux présidents et aux rapporteurs généraux des commissions des finances des deux assemblées, présentant l’état des risques budgétaires associés aux contentieux fiscaux, devant les juridictions nationales, incluant notamment les questions prioritaires de constitutionnalité. Enfin, la mission recommande d’effectuer un suivi annuel des risques contentieux.

Principaux contentieux fiscaux de série

 

La mission a identifié plusieurs contentieux fiscaux de série. Il s’agit tout d’abord du contentieux OPCVM et fonds de pension relatif à la contrariété de la retenue à la source appliquée aux dividendes de source française perçus par des OPCVM non-résidents au principe de liberté de circulation des capitaux (CJUE, 12 mai 2012, n° C 338/11, Santander Asset Management). Un arrêt rendu par la CJUE dans une affaire polonaise (CJUE, 10 avr. 2014, n° C 190/12, Emerging Markets) a imposé la prise en compte des réclamations des fonds d’investissement des pays tiers, allongeant encore la procédure. Le deuxième contentieux de masse est relatif à la contrariété de l’ancien dispositif de l’avoir fiscal et du précompte mobilier aux libertés d’établissement et de circulation des capitaux (CJCE, 4 sept. 2004, n° C 319/02, Manninen). La Commission européenne a saisi la CJUE d’un recours en manquement en juillet 2017. Le troisième contentieux est relatif à la contrariété au principe d’unicité de la législation en matière de prélèvements sociaux de l’assujettissement de certains non-résidents à ces prélèvements (CJUE, 26 févr. 2015, n° C 623/13, de Ruyter et CE, 27 juill. 2015, n° 334551, de Ruyter). Conformément à ces arrêts, les personnes affiliées à un régime de sécurité sociale dans un des États entrant dans le champ d’application territorial des règlements communautaires sur la sécurité sociale (Union européenne, Espace économique européen, Suisse) ne peuvent être assujetties en France à des prélèvements sociaux sur leurs revenus du patrimoine. Le quatrième contentieux concerne la contrariété de la quote-part représentative de frais et charges de 5 % sur les dividendes de source européenne au principe de liberté d’établissement, car la neutralisation de cette quote-part au moment de la réception, par une société mère française, de dividendes par ailleurs exonérés, était limitée à ceux provenant de sociétés intégrées fiscalement. Or le périmètre d’une telle intégration ne s’appliquait qu’aux filiales établies en France et soumises à l’IS, les dividendes de source communautaire demeurant imposés (CJUE, 2 sept. 2015, n° C 386/14, Stéria). Le cinquième contentieux concerne la CVAE et plus particulièrement la contrariété au principe d’égalité devant la loi des modalités de calcul du taux effectif de la contribution due par les sociétés membres d’un groupe fiscalement intégré, consistant à consolider le chiffre d’affaires au niveau du groupe (Cons. const., 19 mai 2017, n° 2017-629, QPC, Société FB Finance). Les entreprises fiscalement intégrées supportaient en effet un taux de CVAE plus élevé que celui qui aurait résulté de l’application de taux individuels aux différentes entités. Enfin, le dernier contentieux identifié concerne la contrariété de la contribution de 3 % sur les dividendes distribués à l’article 4 de la directive « mère-fille » (CJUE, 17 mai 2017, n° C 365 /16, AFEP) car elle constitue une double imposition irrégulière, excédant la part autorisée de 5 % pour frais et charges autorisée par la directive. En découle l’inapplicabilité de la contribution aux dividendes provenant de filiales européennes. Les recours faisaient valoir une contrariété aux principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques en raison de l’existence d’une discrimination à rebours : les dividendes en provenance d’autres sources (françaises et non européennes) restaient soumis à la taxe. Le Conseil constitutionnel a censuré en totalité la contribution de 3 % en 2017 (Cons. const.,  6 oct. 2017, n° 2017-660, QPC, Soparfi).

Des affaires en cours aux conséquences potentiellement explosives

 

La mission souligne que deux affaires en cours pourraient occasionner des conséquences budgétaires particulièrement importantes. C’est le cas de l’affaire Messer qui porte sur la contrariété de la contribution au service public de l’électricité aux directives européennes relatives aux accises. C’est surtout le cas de l’affaire Accor relative au précompte mobilier qui porte sur la restitution de montants d’impôt versés en France par des sociétés détenant des filiales dans d’autres États de l’Union européenne. Ce contentieux porte sur la compatibilité avec le droit européen de l’ancien régime de l’avoir fiscal et du précompte mobilier. Il sanctionne, sur le fondement de la liberté de circulation des capitaux, un avantage fiscal réservé aux sociétés françaises. Dans sa décision Manninen du 7 septembre 2004, la CJCE a implicitement condamné le dispositif de l’avoir fiscal finlandais au motif que cette législation, qui autorise l’imputation d’un avoir fiscal lorsque la société distributrice est résidente nationale mais s’y oppose lorsque cette société n’est pas résidente, constitue une entrave à la liberté de circulation des capitaux. Par ses considérants de principe, la portée de cet arrêt dépassait le cadre du seul système fiscal finlandais. Compte tenu des similitudes existant entre le dispositif finlandais et celui de l’avoir fiscal français ainsi que celui du précompte, le régime fiscal des distributions a été modifié par deux fois, en 2003 puis en 2004. Cette réforme a entériné la suppression à compter du 1er janvier 2005 de l’avoir fiscal et du précompte adossé à ce dernier pour les personnes morales. Une vingtaine de sociétés mères françaises ont alors introduit des recours contentieux visant à obtenir un avoir fiscal à raison des dividendes reçus de leurs filiales résidentes d’un État membre de l’Union européenne, afin de demander le remboursement du précompte mobilier payé lors de la redistribution de ces dividendes. L’État a ainsi été condamné dès 2006 par différents tribunaux administratifs et cours administratives d’appel à rembourser 1,1 milliard d’euros à plusieurs sociétés. Saisi de deux pourvois en cassation de l’administration fiscale, le Conseil d’État a posé plusieurs questions préjudicielles à la CJUE en juillet 2009. En 2011, la CJUE a invalidé ce dispositif, en laissant au Conseil d’État le soin de préciser les modalités de calcul des restitutions à opérer, ce qu’il a fait dans deux décisions de principe Accor et Rhodia du 10 décembre 2012. Ces décisions ont suscité de vives critiques de la part de sociétés requérantes et elles ont fait l’objet d’une plainte en juillet 2013 devant la Commission européenne. Considérant que l’interprétation du Conseil d’État présentée dans ces décisions ne respectait pas la décision de la CJUE, la Commission européenne a saisi la CJUE d’un recours en manquement contre la France, en juillet 2017. Cette nouvelle étape a modifié la nature du risque : de fiscal, le risque contentieux devient un risque indemnitaire. Elle a reporté également l’issue définitive de l’ensemble du litige à un horizon plus lointain. Le jugement définitif de la CJUE, rendu le 4 octobre 2018, est partiellement défavorable à la France. Sur le fond de l’affaire, la Cour constate qu’en refusant de prendre en compte l’imposition déjà acquittée par les sous-filiales non françaises, la République française a enfreint les principes de liberté d’établissement et de libre circulation des capitaux. Sur la forme, la Cour a sanctionné le fait que le Conseil d’État ait omis de poser une question préjudicielle, alors que la question de droit posée ne « s’imposait pas avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable ». En France, néanmoins, c’est la première fois qu’une décision défavorable de la CJUE infirme l’interprétation faite par le juge fiscal des principes communautaires. Les enjeux budgétaires associés à ce contentieux sont conséquents. Au 31 décembre 2017, les montants provisionnés dans les comptes de l’État s’élevaient à 4,1 milliards d’euros. S’agissant du contentieux en responsabilité, le montant provisionné des prétentions sous forme de dommages et intérêts déjà déposées s’élève à 1 157 millions d’euros. S’agissant des affaires relatives au remboursement du précompte qui sont pendantes devant le juge de l’impôt, l’enjeu financier provisionné est de 2 944 millions d’euros. Concernant le contentieux en responsabilité, en cas de décision défavorable de la CJUE sur le recours en manquement de la Commission européenne contre la juridiction administrative, le total des prétentions indemnitaires pourrait in fine s’avérer plus élevé que le montant provisionné si de nouvelles prétentions sont formulées par des entreprises, sous réserve des limites permises par les règles de prescription.

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