Une nouvelle remise en cause de la petite rétroactivité ?

Publié le 26/06/2017

Le juge administratif rend une nouvelle jurisprudence visant à encadrer les pouvoirs du législateur en matière de rétroactivité fiscale.

Le tribunal administratif de Montreuil1 vient d’appliquer la jurisprudence EPI2 qui a créé une exception à ce que les fiscalistes qualifient de « petite rétroactivité ». En effet, les lois fiscales déterminent le fait générateur de l’impôt au jour de la clôture de l’exercice pour l’impôt sur les sociétés et au dernier jour de l’année civile de réalisation du revenu pour l’impôt sur le revenu. Au cours de l’année, les contribuables ne connaissent donc pas encore la fiscalité applicable à leur situation présente, une source d’instabilité fiscale. La jurisprudence EPI était relative à la suppression d’un crédit d’impôt à raison des créations d’emplois. La présente espèce est relative à la disparition du régime du bénéfice consolidé, supprimé dans le cadre de la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011.

Le régime du bénéfice consolidé

Institué en 1965, le régime du bénéfice consolidé fonctionnait sur agrément. Le régime mondial consolidé prévoyait, de manière dérogatoire par rapport au principe de territorialité selon lequel l’impôt sur les sociétés est assis sur les seuls résultats des entreprises implantées en France, que les sociétés françaises puissent, sur agrément, retenir l’ensemble des résultats de leurs exploitations directes ou indirectes, situées en France ou à l’étranger, pour l’assiette des impôts établis sur la réalisation et la distribution de leurs bénéfices. Le régime permettait ainsi de consolider les résultats de filiales françaises non fiscalement intégrées, donc détenues entre 50 % et 95 %. L’agrément n’était accordé qu’aux groupes bénéficiant d’une implantation internationale diversifiée et délivré pour une période de cinq ans irrévocable. En pratique, les demandes d’agrément étaient presque toujours acceptées par le ministère du Budget. Lors de l’éventuelle demande de renouvellement, la durée du nouvel agrément était de trois ans. Les groupes de sociétés bénéficiant de ce régime ne pouvaient choisir librement le périmètre de consolidation. Celui-ci comprenait obligatoirement toutes les exploitations directes ou indirectes de la société agréée remplissant les conditions requises et s’appliquait à toutes les sociétés du groupe répondant aux critères de détention du capital, sans possibilité de n’en retenir que certaines.

La jurisprudence EPI

L’article 220 octies du Code général des impôts, dans sa rédaction issue de l’article 81 de la loi du 30 décembre 1997 de finances pour 1998, avait institué un crédit d’impôt imputable sur la contribution de 10 % sur l’impôt sur les sociétés, à raison des variations d’effectifs constatées au cours des années 1998 à 2000. L’article 23 de la loi du 30 décembre 1999 de finances pour 2000, entrée en vigueur le 2 janvier 2000, a supprimé le bénéfice de ce crédit d’impôt pour les créations d’emplois intervenues au cours de l’année 1999 et constatées au 31 décembre 1999 ainsi que pour celles à intervenir au cours de l’année 2000. L’administration fiscale s’est fondée sur ces dernières dispositions pour refuser à la société EPI le bénéfice du crédit d’impôt que la société sollicitait au titre des trente emplois créés au cours de l’année 1999. La société EPI fondait son recours sur le premier article du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, selon lequel : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international… ». Ces dispositions ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour assurer le paiement des impôts. Et ces stipulations ne font en principe pas obstacle à ce que le législateur adopte de nouvelles dispositions remettant en cause, fût-ce de manière rétroactive, des droits patrimoniaux découlant de lois en vigueur, ayant le caractère d’un bien au sens de ces stipulations, c’est à la condition de ménager un juste équilibre entre l’atteinte portée à ces droits et les motifs d’intérêt général susceptibles de la justifier. Le tribunal administratif de Strasbourg3 a rejeté la demande de la société tendant à la décharge de la cotisation supplémentaire de contribution de 10 % sur l’impôt sur les sociétés et de la majoration pour retard de paiement auxquelles elle a été assujettie. La cour administrative d’appel de Nancy4 a infirmé ce jugement et fait droit à la demande en décharge présentée par la société EPI.

Pour prétendre au bénéfice des stipulations visées de la Convention EDH, il est nécessaire de faire état de la propriété d’un bien qu’elles ont pour objet de protéger et à laquelle il aurait été porté atteinte. À défaut de créance certaine, l’espérance légitime d’obtenir une somme d’argent doit être regardée comme un bien au sens de ces stipulations, rappelle le Conseil d’État. En l’espèce, la société EPI se prévalait de l’état du droit résultant de l’article 81 de la loi de finances pour 1998, qui avait institué un crédit d’impôt pour une durée de trois ans. Ce dispositif fiscal assurait les entreprises créatrices d’emplois durant la période considérée de recevoir en échange un crédit d’impôt imputable sur la contribution alors régie par l’article 235 ter ZA du CGI et le cas échéant reportable ; l’espérance de bénéficier de ce crédit d’impôt pouvait être entièrement fondée sur ces dispositions, dès lors que l’essentiel du dispositif était fixé dès l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 1998 ; que le législateur avait fixé dès l’institution de ce crédit d’impôt la période de trois ans durant laquelle il était possible d’escompter en bénéficier, dès lors qu’il avait prévu de solder les crédits et débits d’impôt en résultant sur l’ensemble de la période de trois ans et non au terme de chaque année. Ainsi, ce dispositif de crédit d’impôt était de nature à laisser espérer son application sur l’ensemble de la période prévue, contrairement à d’autres mesures fiscales adoptées sans limitation de durée. La cour administrative d’appel de Nancy a jugé que la suppression du crédit d’impôt, en tant qu’elle avait été décidée à titre rétroactif pour les créations d’emplois réalisées au cours de l’année 1999, était disproportionnée, faute de motifs d’intérêt général susceptibles de la justifier. Pour établir ces motifs d’intérêt général, l’Administration invoquait les effets d’aubaine que le crédit d’impôt offrait aux entreprises et l’augmentation de recettes budgétaires résultant de la suppression de cette dépense fiscale. Toutefois, ni l’ampleur ni la nature de ces effets d’aubaine n’avaient fait l’objet d’études précises. Le montant annuel de la dépense était, conformément aux prévisions et sans qu’aucune dérive n’ait été alléguée, de l’ordre d’un milliard de francs par an au sein des dépenses publiques en faveur de la création d’emplois de l’ordre de 350 milliards de francs par an. Le Conseil d’État a confirmé la décision des juges du fond au motif que l’application rétroactive de cette suppression à la société EPI méconnaissait les stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention EDH. Ce faisant, il crée une brèche dans la théorie de la petite rétroactivité.

La position favorable de la cour administrative d’appel de Versailles

Précisons que dans une affaire semblable, le tribunal administratif de Montreuil5 a déjà adopté cette position, laquelle a été confirmée par la cour administrative d’appel de Versailles6. Dans cette affaire, la société Vivendi demandait à titre principal, la restitution de la somme de 366 196 888 € résultant de l’application à l’exercice clos le 31 décembre 2011 du régime du bénéfice mondial consolidé ou, à titre subsidiaire, la restitution de la somme de 257 478 735 € résultant de l’imputation à ce même exercice des crédits d’impôts étrangers reportables au 31 décembre 2010.

La société Vivendi a été agréée, par une décision du 22 août 2004, pour bénéficier du régime du bénéfice mondial consolidé prévu par les dispositions alors en vigueur de l’article 209 quinquies du Code général des impôts. Cet agrément accordé pour une durée de cinq ans à compter du 1er janvier 2004 a été renouvelé par une décision du 13 mars 2009 pour la période allant du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2011. Le renouvellement de l’agrément lui a été accordé en contrepartie d’engagements qu’elle a pris et relatifs notamment à la création d’emplois dans des bassins en difficulté, au maintien de l’activité de certains de ses centres d’appel et à la réalisation d’un programme d’investissements. La société Vivendi a souscrit le 30 novembre 2012 une déclaration de bénéfice mondial consolidé au titre de l’exercice clos le 31 décembre 2011 et a demandé la restitution de la créance sur le Trésor apparaissant sur cette déclaration, pour un montant de 366 196 888 €. Cette demande a été rejetée le 3 avril 2013 au motif que l’article 3 de la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011 a supprimé le régime du bénéfice mondial consolidé pour les exercices clos à compter du 6 septembre 2011.

Le tribunal a considéré que l’application de la suppression du régime du bénéfice mondial consolidé aux sociétés disposant d’un agrément en cours de validité méconnaissait l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Le tribunal administratif de Montreuil a indiqué que, contrairement à d’autres mesures fiscales dont le bénéfice est prévu sans limitation de durée, l’agrément au titre du bénéfice mondial consolidé était de nature à laisser espérer son application sur toute la période pour laquelle il était délivré et qu’au moment de l’entrée en vigueur de la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011, cette espérance était légitime, la suppression du régime du bénéfice mondial consolidé ayant été inattendue et la société Vivendi remplissant les conditions pour continuer d’en bénéficier. Il a ainsi suffisamment motivé son jugement sur l’existence d’un bien au sens de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention EDH.

Il résulte des dispositions de l’article 3 de la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011, éclairées par leurs travaux préparatoires, que le législateur a entendu mettre fin à l’application du régime du bénéfice mondial consolidé pour les exercices clos à compter du 6 septembre 2011 y compris pour les sociétés dont l’agrément était en cours de validité. Dès lors, pour l’administration fiscale, la société Vivendi ne pouvait utilement faire valoir que son agrément courait jusqu’à la fin de l’année 2011 pour demander l’application du régime du bénéfice mondial consolidé aux résultats de son exercice clos le 31 décembre 2011.

La société Vivendi était autorisée à faire application du régime du bénéfice mondial consolidé en vertu d’un agrément qui avait été renouvelé le 13 mars 2009 pour une période de trois ans, conformément aux dispositions de l’article 132 de l’annexe II au CGI. Cet agrément était de nature à laisser espérer à la société Vivendi qu’elle pourrait bénéficier, sur l’ensemble de la période au titre de laquelle il était octroyé, du régime du bénéfice mondial consolidé. Si le régime du bénéfice mondial consolidé faisait l’objet de critiques récurrentes, sa suppression n’était pas une perspective prochaine à la date à laquelle l’agrément a été octroyé. La société Vivendi pouvait utilement invoquer une espérance légitime devant être regardée comme un bien au sens des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention EDH. Si ces stipulations ne font en principe pas obstacle à ce que le législateur adopte de nouvelles dispositions remettant en cause, fût-ce de manière rétroactive, des droits patrimoniaux découlant de lois en vigueur, ayant le caractère d’un bien au sens de ces stipulations, c’est à la condition de ménager un juste équilibre entre l’atteinte portée à ces droits et les motifs d’intérêt général susceptibles de la justifier.

Pour établir ces motifs d’intérêt général, le ministre invoque la possible contrariété du régime du bénéfice mondial consolidé avec le droit de l’Union européenne, son inefficacité et son coût budgétaire élevé. Sur le premier point, le ministre se borne à faire état d’un article de doctrine tout en admettant, dans son mémoire en réplique, que le régime du bénéfice mondial consolidé n’a jamais été explicitement remis en cause sur le plan du droit de l’Union européenne. La perspective d’accroître les recettes fiscales de l’État n’est pas à elle seule un motif d’intérêt général suffisant. Le ministre faisait valoir qu’il ressortait tant du rapport intitulé : « Entreprises et niches fiscales et sociales », publié en octobre 2010 par le Conseil des prélèvements obligatoires (v. infra l’encadré « Le Conseil des prélèvements obligatoires favorable à la suppression du bénéfice mondial consolidé ») que des travaux préparatoires de la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011 que le régime du bénéfice mondial consolidé était complexe, inadapté et ne bénéficiait plus qu’à un nombre restreint d’entreprises pour un coût budgétaire élevé. Ces justifications ne permettent pas de faire regarder comme reposant sur des motifs suffisants d’intérêt général la suppression immédiate d’un régime fiscal dont le bénéfice reposait sur des agréments expirant à brève échéance, concluent les juges du fond. La société Vivendi est donc fondée à soutenir que l’article 3 de la loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011 de finances rectificative pour 2011 méconnaissait les stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Précisons que le Conseil d’État a été saisi de cet arrêt.

Une nouvelle décision

Dans la nouvelle affaire soumise au tribunal administratif de Montreuil, la société Vivendi demandait, à titre principal, la restitution de la somme de 315 464 624 € résultant de l’application à l’exercice clos le 31 décembre 2012 du régime du bénéfice mondial consolidé. La société a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à la suite de laquelle l’administration fiscale a refusé sur l’exercice clos en 2012 des crédits d’impôts constitués sous l’empire du régime mondial consolidé et en report au 31 décembre 2011. La société requérante soutenait que l’article 122 bis de l’annexe II au CGI permet l’imputation des crédits d’impôts étrangers au-delà de la période d’agrément pendant la période de cinq ans, sous la seule réserve de la règle dite du butoir et a porté ce différent devant le juge administratif. Elle précisait que cette imputation est la contrepartie de l’inclusion dans l’assiette imposable en France des profits fiscaux étrangers dégagés par les filiales du groupe consolidé, qui a eu pour effet de réduire le montant des déficits de la société en France, qui sont reportables après sortie du régime du bénéfice mondial consolidé, en application de l’article 120 de l’annexe II au CGI, dès lors qu’il n’existe aucune règle prévoyant, après la sortie du régime du bénéfice consolidé, le rétablissement du montant du déficit à hauteur des seuls déficits d’origine française. Le tribunal juge, dans une décision favorable au contribuable, qu’« en l’absence d’un dispositif permettant le rétablissement du déficit propre d’une société après sa sortie du régime du bénéfice mondial consolidé, dans le cas où des bénéfices étrangers ou indirects auraient réduit ce montant de déficit durant la phase d’application du régime et où les crédits d’impôt étranger n’auraient pu être intégralement imputés, les dispositions de l’article 11 bis de l’annexe II au CGI doivent être interprétés comme permettant à une société bénéficiaire de l’agrément prévu à l’article 209 quinquies du CGI de reporter la déduction des crédits d’impôt étranger à laquelle elle peut prétendre pour un exercice sur les résultats des cinq exercices ultérieurs, y compris pour les exercices clos après la fin de l’agrément prévu à l’article 209 quinquies du CGI ». La société Vivendi est donc fondée à demander l’imputation sur le montant d’impôt sur les sociétés dû au titre de l’exercice 2012 des crédits d’impôts acquis au 31 décembre 2010. Elle est donc fondée à demander la décharge des impositions en litiges et des intérêts de retard et pénalités afférentes.

Notes de bas de pages

  • 1.
    TA Montreuil, 16 mars 2017, n° 1600342, société Vivendi.
  • 2.
    CE, 9 mai 2012, n° 308996, société EPI.
  • 3.
    TA Strasbourg, 3 mars 2005, n° 0105316, société EPI.
  • 4.
    CAA Nancy, 28 juin 2007, n° 05NC00580, société EPI.
  • 5.
    TA Montreuil, 6 oct. 2014, nos 1305900 et 1307719, société Vivendi.
  • 6.
    CAA Versailles, 5 juill. 2016, n° 14VE03371, société Vivendi.
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