Article 123 Bis et présomption irréfragable
Le Conseil d’État limite les effets de la présomption irréfragable qui s’applique pour l’imposition des revenus réalisés par l’intermédiaire de structures établies hors de France et soumises à un régime fiscal privilégié.
Le Conseil d’État étend l’effet de la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel à l’égard de l’article 123 bis du Code général des impôts (CGI) (Déc. n° 2016-614 QPC du 1er mars 2017) à son ancienne rédaction, identique dans sa substance à l’actuelle rédaction sur laquelle il s’est prononcé (CE, 28 janvier 2019, n° 407421). En cas d’imposition des revenus réalisés par l’intermédiaire d’entités à prépondérance financière situées dans des États à fiscalité privilégiée, le contribuable doit avoir la possibilité de prouver que le revenu réputé perçu par l’intermédiaire d’une telle entité est inférieur au revenu défini forfaitairement en application de l’article 123 Bis du CGI.
Un dispositif anti-abus
L’article 123 bis a été introduit dans le Code général des impôts par l’article 101 de la loi n° 98-1266 du 30 décembre 1998 de finances pour 1999 afin de lutter contre l’évasion fiscale internationale, avant d’être modifié par l’article 22 de la loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009 de finances rectificative pour 2009.
L’article 123 bis du CGI instaure un dispositif « anti-abus » permettant l’imposition d’avoirs détenus à l’étranger, par une personne physique fiscalement domiciliée en France, par l’intermédiaire d’une entité juridique dont les actifs sont principalement financiers et soumis à un régime fiscal privilégié. Il soumet cette personne physique à des règles dérogatoires au droit commun : augmentation de 25 % de l’assiette imposable ; calcul de l’impôt sur le revenu (IR) et des prélèvements sociaux sans abattement ; possible application d’un montant forfaitaire minimal de revenu imposable.
En application de l’article 4 A du CGI, les personnes physiques qui ont en France leur domicile fiscal sont passibles de l’impôt sur le revenu à raison de l’ensemble de leurs revenus, que ceux-ci soient de source française ou étrangère. L’effectivité de cette règle suppose que le contribuable déclare les revenus qu’il a perçus à l’étranger. De surcroît, cette règle ne s’applique qu’aux revenus effectivement encaissés. Échappent, ainsi à cette règle, les revenus restant capitalisés dans des structures de gestion du patrimoine situées hors de France, le contribuable ayant recours à de telles structures a donc la possibilité de choisir la date optimale de rapatriement de ces revenus ou les céder en bénéficiant de l’imposition sur les plus-values. L’article 123 bis a été voté afin de remédier à ces stratégies d’évasion fiscale. Comme l’a résumé Didier Migaud, alors rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale : « L’objectif est de faire échec aux stratégies consistant, pour certaines personnes physiques, à interposer une ou plusieurs structures écrans qui ne distribuent pas de revenus, dans le but d’éviter l’imposition en France, au titre de l’impôt sur le revenu, de leur part de bénéfice. Un tel montage peut aussi bien concerner des revenus de source française que des revenus de source étrangère ».
Un dispositif critiqué et remanié
La loi du 30 décembre 2009 a assorti la mise en œuvre de l’article 123 bis du CGI de conditions particulières dans le cas où l’entité est localisée dans un État de l’Union européenne. Cet article, dans sa rédaction issue de la loi du 31 décembre 1998 a, en effet, été jugé contraire au droit communautaire par une décision de la cour administrative d’appel de Nancy (CAA Nancy, 22 août 2008, n° 07-783). Pour le juge d’appel, les dispositions créant une présomption de distribution de bénéfices des personnes morales visées entre les mains des personnes physiques domiciliées en France détenant au moins 10 % des actions ou parts de ces personnes morales, constituées hors de France et soumises à un régime fiscal privilégié, sont susceptibles, en dissuadant les personnes fiscalement domiciliées en France d’établir de telles sociétés ou d’y effectuer des placements, de restreindre l’exercice de la liberté d’établissement et de faire obstacle à la libre circulation des capitaux. En effet, la présomption d’évasion fiscale ainsi instaurée est irréfragable et ne concerne pas spécifiquement l’hypothèse d’un montage purement artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française. Le juge d’appel en conclut que dans la mesure où les dispositions critiquées excèdent largement ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elles poursuivent, elles ne sont pas compatibles avec le principe de libre circulation des capitaux. Cette décision s’appuyait sur la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), selon laquelle une mesure nationale restreignant la liberté d’établissement et de circulation des capitaux peut être justifiée à la condition qu’elle vise spécifiquement les montages purement artificiels dont le but est d’échapper à l’impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités réalisées sur le territoire national (CJUE, 12 septembre 2006, n° C-196/04, Cadbury Schweppes plc c/ Commissioners of Inland Revenue). Afin de remédier à cette incompatibilité avec le droit communautaire, la loi du 30 décembre 2009 a introduit une « clause de sauvegarde » permettant de renverser la présomption irréfragable d’évasion fiscale, dans le seul cas où l’entité interposée est située dans un État de l’Union européenne. L’article 123 bis du CGI n’est pas applicable, lorsque l’entité juridique est établie ou constituée dans un État de la Communauté européenne, si l’exploitation de l’entreprise ou la détention des actions, parts, droits financiers ou droits de vote de cette entité juridique par la personne domiciliée en France ne peut être regardée comme constitutive d’un montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française.
Le cas particulier des entités implantées dans un État ou un territoire non coopératif ou n’ayant pas conclu de convention d’assistance administrative avec la France
L’article 123 bis du CGI prévoit plusieurs dérogations aux règles qui précèdent lorsque l’entité juridique est située : soit dans un État n’ayant pas conclu de convention d’assistance administrative avec la France en vue de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, soit, depuis la loi du 30 décembre 2009, dans un État ou un territoire non coopératif (ETNC), au sens de l’article 238-0 A du CGI. Lorsque l’entité juridique est établie ou constituée dans l’une de ces deux catégories d’États ou territoires, le second alinéa du 3 de l’article 123 bis instaure un montant forfaitaire minimal de revenu imposable. En effet, le revenu imposable de la personne physique est déterminé non en fonction des bénéfices ou résultats positifs de l’entité, mais de son actif net, tel qu’il figure dans le bilan de départ. Il ne peut, dans ce cas précis, être inférieur au produit de la fraction de l’actif net ou de la valeur nette des biens de la personne morale, de l’organisme, de la fiducie ou de l’institution comparable, calculée dans les conditions fixées au 1, par un taux égal à celui mentionné au 3° du 1 de l’article 39 du CGI. Ce montant forfaitaire est donc le produit de deux facteurs : d’une part, la fraction de l’actif net ou de la valeur nette des biens de l’entité, d’autre part, le taux égal à la moyenne annuelle des taux effectifs moyens pratiqués par les établissements de crédit et les sociétés de financement pour des prêts à taux variable aux entreprises, d’une durée initiale supérieure à deux ans, déterminé selon une périodicité trimestrielle par le ministre de l’Économie et des Finances. La fraction de l’actif à prendre en compte correspond à la proportion détenue par la personne physique dans les actions, parts ou droits financiers de l’entité. En instaurant ce minimum forfaitaire, le législateur a entendu tenir compte de l’impossibilité pour l’administration française, eu égard à la difficulté des échanges avec les États concernés, de disposer des informations nécessaires à la détermination du résultat imposable de l’entité et au calcul des revenus réputés acquis selon le mécanisme prévu au 1 de l’article 123 bis du CGI. Le montant ainsi calculé constitue un minimum imposable. Si l’application des règles de droit commun prévues à l’article 123 bis du CGI aboutit à un revenu imposable supérieur, c’est ce dernier qui sera imposé.
La position du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 décembre 2016 par le Conseil d’État (CE, 15 décembre 2016, n° 404270) d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 123 bis du Code général des impôts. Le Conseil d’État l’a renvoyée au Conseil constitutionnel, au motif que présentait un caractère sérieux la question de savoir si les dispositions de l’article 123 bis du CGI « portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, et notamment aux principes d’égalité devant la loi et devant les charges publiques garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, en ce qu’elles n’autorisent pas le contribuable à apporter la preuve de ce que l’interposition d’une structure établie hors d’un État membre de l’Union européenne n’a ni pour objet, ni pour effet de lui permettre, dans un but de fraude fiscale, d’appréhender des bénéfices ou produits dans un État soumis à un régime fiscal privilégié et qu’elles prévoient, s’agissant d’un État non coopératif ou n’ayant pas conclu de convention administrative avec la France, une valeur plancher au revenu imposable, calculée de façon théorique en fonction de l’actif net de la structure et d’un taux d’intérêt. Le Conseil constitutionnel a, d’une part, déclaré conforme à la Constitution, sous réserve d’interprétation, le second alinéa du 3 de l’article 123 bis du CGI, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009 de finances rectificative pour 2009 et, d’autre part, censuré les mots « lorsque l’entité juridique est établie ou constituée dans un État de la Communauté européenne », figurant au 4 bis de ce même article. En effet, pour le Conseil constitutionnel, les dispositions du second alinéa du 3 de l’article 123 bis du CGI, dans sa version issue de la loi du 30 décembre 2009 de finances rectificative pour 2009, ne sauraient, sans porter une atteinte disproportionnée au principe d’égalité devant les charges publiques, faire obstacle à ce que le contribuable puisse être autorisé à apporter la preuve que le revenu réellement perçu par l’intermédiaire de l’entité juridique est inférieur au revenu défini forfaitairement en application de ces dispositions, et ne les a déclarées conformes à la Constitution que sous cette réserve.
Une structure implantée au Luxembourg
Dans cette affaire, à l’issue d’un examen contradictoire de leur situation fiscale personnelle, Monsieur et Madame A., qui détenaient 99, 938 % du capital de la société de droit luxembourgeois Fiducial financière du Luxembourg Holding SA, ont été assujettis à des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales au titre des années 2003 et 2004 à raison notamment de revenus réputés distribués par cette société en application de l’article 123 bis du Code général des impôts. Le couple de contribuables, a demandé au tribunal administratif de Lyon de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre des années 2003 et 2004 ainsi que des intérêts de retard correspondants. Le tribunal administratif de Lyon a rejeté leur demande (TA Lyon, 20 mai 2014, n° 1201287). La cour administrative d’appel de Lyon a rejeté l’appel formé contre ce jugement (CAA Lyon, 1er déc. 2016, n° 14LY02357). Monsieur et Mme A. se pourvoient en cassation contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon qui a confirmé le jugement du tribunal administratif de Lyon rejetant leur demande tendant à la décharge de ces impositions.
Aux termes de l’article 123 bis du Code général des impôts, dans sa rédaction issue de la loi du 30 décembre 1998 de finances pour 1999 applicables au litige, lorsqu’une personne physique domiciliée en France détient directement ou indirectement 10 % au moins des actions, parts, droits financiers ou droits de vote dans une personne morale, un organisme, une fiducie ou une institution comparable, établie ou constitué hors de France et soumis à un régime fiscal privilégié, les bénéfices ou les revenus positifs de cette personne morale, organisme, fiducie ou institution comparable sont réputés constituer un revenu de capitaux mobiliers de cette personne physique dans la proportion des actions, parts ou droits financiers qu’elle détient directement ou indirectement lorsque l’actif ou les biens de la personne morale, de l’organisme, de la fiducie ou de l’institution comparable sont principalement constitués de valeurs mobilières, de créances, de dépôts ou de comptes courants. Les bénéfices ou les revenus positifs mentionnés au 1 sont déterminés selon les règles fixées par le présent code comme si les personnes morales, organismes, fiducies ou institutions comparables étaient imposables à l’impôt sur les sociétés en France. Toutefois, lorsque la personne morale, l’organisme, la fiducie ou l’institution comparable est établie ou constitué dans un État ou territoire n’ayant pas conclu de convention d’assistance administrative avec la France, le revenu imposable de la personne physique ne peut être inférieur au produit de la fraction de l’actif net ou de la valeur nette des biens de la personne morale, de l’organisme, de la fiducie ou de l’institution comparable, calculée dans les conditions fixées au 1, par un taux égal à celui mentionné au 3° du 1 de l’article 39 du CGI.
Extension de la réserve d’interprétation
Pour le Conseil d’État, la version initiale du second alinéa du 3 de l’article 123 bis, issue de la loi du 30 décembre 1998 et applicable au présent litige, similaire dans sa substance à celle sur laquelle le Conseil constitutionnel s’est prononcé dans sa décision du 1er mars 2017, doit être interprétée suivant la même réserve. Il en résulte que, dès lors que les requérants soutenaient que la société Fiducial financière du Luxembourg Holding SA avait réalisé un résultat déficitaire au cours des années litigieuses, il appartenait à la cour administrative d’appel de Lyon de rechercher s’ils établissaient l’existence de ce déficit et si, par suite, le revenu réputé perçu par l’intermédiaire de cette société était inférieur au revenu défini forfaitairement en application de ces dispositions. Ainsi, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en jugeant que l’Administration était fondée, pour le calcul de l’imposition due au titre des dispositions de l’article 123 bis du Code général des impôts, à faire application des dispositions du second alinéa de son 3 au seul motif que le Luxembourg n’avait pas conclu de convention d’assistance administrative avec la France. Son arrêt doit, dès lors, être annulé sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi.