Créer plus de justice fiscale

Publié le 07/01/2019

Mobilité croissante de l’économie, essor des échanges numériques, concurrence croissante : les règles fiscales doivent être réadaptées afin de mettre en échec les stratégies d’optimisation fiscale.

La dernière mission d’information de la commission des finances de l’Assemblée nationale consacrée à l’évasion fiscale internationale, conduite par Éric Woerth avec Pierre-Alain Muet comme rapporteur, remonte à 2013. Cette mission s’était attachée à présenter les types de montages ainsi que les pratiques dommageables et avait formulé plusieurs propositions, certaines traduites ultérieurement dans la loi. À l’heure où la concurrence fiscale et économique fait rage entre les États, le combat contre l’évasion fiscale est plus que jamais d’actualité. Une nouvelle mission d’information, présidée par Jean-François Parigi avec Bénédicte Peyrol, comme rapporteure vient de se consacrer à l’évasion fiscale internationale des entreprises et formule plus de quarante recommandations destinée à créer plus de justice fiscale (AN Mission d’information relative à l’évasion fiscale internationale des entreprises, rapport n° 1236).

Une mission centrée sur les comportements fiscaux des entreprises

Pour la mission d’information, loin de représenter un concept flou, la notion de justice fiscale doit être comprise comme la nécessité pour chacun de payer un impôt qui corresponde à ses capacités contributives et aux activités économiques menées sur un territoire donné pour permettre à l’État de remplir son rôle et protéger les citoyens. Or « depuis de nombreuses années, cet idéal s’éloigne. Se cachant derrière la loi, s’immisçant dans ses interstices, certains prétendent respecter les règles imposées par le législateur en oubliant la base même de l’existence de cette loi : un contrat social », souligne le rapport. Le rapport se concentre sur les pratiques fiscales des entreprises. Le choix de retenir les multinationales et l’impôt sur les sociétés, plutôt que les particuliers et d’autres prélèvements, a été motivé par l’ampleur du phénomène d’évasion fiscale des entreprises à l’échelle planétaire et par les nombreuses évolutions nationales, européennes et internationales intervenues depuis plusieurs années, singulièrement depuis 2013 et la mission d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international conduite par la commission des finances de l’Assemblée nationale. S’inscrire dans la continuité de ses travaux permet de voir le chemin parcouru, de prendre conscience de la route restant à faire et d’identifier les pistes d’évolution possibles et opportunes. En outre, l’impôt sur les sociétés revêt une dimension éminemment stratégique, non seulement au regard de sa contribution aux recettes fiscales, même si de nombreuses impositions ont un rendement supérieur, mais aussi en raison du symbole qu’il représente, reflétant la capacité contributive des entreprises. Si la plupart des entreprises acquittent normalement leur juste part aux contributions publiques, « un nombre limité d’entre elles, mais déjà beaucoup trop élevé, cherchent par tous les moyens à échapper à leurs obligations. Cette réduction du montant d’impôt dû par des pratiques contestables grève les finances publiques, limite la capacité des autorités à financer les politiques publiques ambitieuses qu’elles souhaitent mettre en œuvre et porte atteinte au consentement à l’impôt », souligne le rapport.

La zone grise de l’optimisation fiscale

Les comportements fiscaux des entreprises, lorsque celles-ci cherchent à réduire leur impôt, sont généralement regroupés en trois catégories distinctes mais aux frontières poreuses : la fraude, l’optimisation et, entre les deux, l’évasion. Les travaux de la commission se sont concentrés sur l’évasion fiscale et n’abordent ainsi pas la fraude, prise sous l’angle pénal. Il a en effet semblé plus pertinent de concentrer la réflexion et les propositions sur la « zone grise » située entre légalité et infraction pénale et dont les contours flous permettent aux entreprises d’échapper à l’impôt. « C’est dans cette « zone grise » qu’est l’évasion fiscale, entre comportements légaux et admissibles et fraude pénalement sanctionnée, que des montants colossaux transitent sous les radars de l’impôt, revêtus d’une légalité souvent contestable mais qui les rend difficilement captables par les États », souligne le rapport. Les travaux de la mission ont aboutit à une quarantaine de recommandations parmi lesquelles, quinze propositions phares ont été identifiées et sont jugées comme les plus à même d’améliorer la lutte contre l’évasion fiscale et de renforcer la justice fiscale, pour que chacun, y compris les plus puissantes multinationales, acquitte sa juste part d’impôt.

Le mouvement international de lutte contre la fraude

La nécessité de lutter contre l’évasion fiscale s’est traduite par une prise de conscience internationale qui s’est accrue depuis 2013 et se trouve désormais au cœur des enjeux politiques mondiaux. Sous l’impulsion du G20, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), depuis 2013, s’est engagée dans le projet « BEPS » (pour « base erosion and profit shifting », ou « érosion de la base imposable et transfert de bénéfices ») afin de renforcer les instruments et les moyens des États contre ce phénomène mondialement nuisible. « La signature à Paris, le 7 juin 2017, d’une convention multilatérale inédite qui permettra de modifier d’un coup plus de 1 200 conventions fiscales en les enrichissant de dispositifs anti-abus rénovés, témoigne de l’opportunité et de l’intérêt de l’action de l’OCDE », souligne le rapport. L’Union européenne n’est pas en reste et a, notamment depuis 2015, adopté une série de mesures et lancé d’ambitieuses initiatives pour lutter contre l’évasion fiscale et renforcer la justice fiscale. « L’essentiel projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés « ACCIS », pierre philosophale de la fiscalité dans l’Union, traduit à cet égard la volonté européenne de résoudre de manière efficace le problème de l’évasion fiscale, et doit à ce titre faire l’objet d’un soutien appuyé de toutes et de tous », précise encore la mission parlementaire.

Une feuille de route ambitieuse pour faire face à la digitalisation de l’économie

La mission parlementaire a rédigé 15 propositions au service de la justice fiscale. Pour faire face à la digitalisation de l’économie, elle propose à court terme dans l’hypothèse de négociations européennes fructueuses sur la taxe sur les services numériques (TSN) d’ici la fin 2018 et d’un avancement tangible du projet « ACCIS » dans ses deux volets d’ici la fin 2019 de limiter l’application de la TSN à deux ans pour inciter à aboutir sur l’établissement stable virtuel (ESV) et étudier les risques de double imposition pour ne pas fragiliser un secteur économique et de procéder à une évaluation complète de l’impact de chacun des deux volets du projet « ACCIS » en termes budgétaires et pour les entreprises (proposition 1). Deuxième scénario, dans l’hypothèse où les négociations européennes sur la TSN échouent et en l’absence d’avancée notable sur le projet « ACCIS » en 2018 et 2019, la mission préconise de consacrer dans le droit français, à l’occasion du projet de loi de finances pour 2020, la définition de l’ESV en s’inspirant des critères européens tout en les complétant d’éléments permettant une meilleure appréhension de l’implication économique d’une entreprise en France et d’introduire en droit français un dispositif reposant sur une taxe anti-abus ad hoc (proposition 2). À moyen terme, elle recommande d’engager une réflexion au niveau français et au niveau européen sur la création de valeur pour aboutir à une position commune des États membres en la matière, afin de négocier fermement au sein des instances internationales en préservant les intérêts de l’UE. À long terme, elle préconise d’explorer des pistes inédites pour chercher de nouvelles assiettes imposables à se répartir, en tenant notamment compte du prisme environnemental s’agissant de la fiscalité du numérique et d’engager une réflexion sur la mise en place au sein de l’UE d’une imposition des entreprises extérieures ne respectant pas les standards minimums européens en matière sociale, environnementale, commerciale et fiscale (proposition 3).

Sécuriser les entreprises

Afin de maintenir l’attractivité fiscale de la France et de soutenir les entreprises françaises, la mission recommande, dans le cadre de l’évolution du régime d’imposition à taux réduit de certains revenus de droits de propriété intellectuelle, de saisir l’opportunité de l’inclusion dans ce régime de nouveaux actifs tels que les logiciels (tout en en limitant le coût par un plafonnement des dépenses éligibles) et prévoir, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019, d’établir une étude comparative des différents régimes fiscaux en matière de propriété intellectuelle existant dans l’Union européenne (proposition 4). Pour renforcer les services en charge des rescrits et des accords préalables en matière de prix de transfert, afin de mieux accompagner les entreprises dans la sécurisation de leurs opérations, elle préconise de réfléchir à un redéploiement des agents de la DGFiP ou à de nouvelles modalités d’organisation interne (proposition 5).

Renforcer les outils anti-abus

Afin de lutter efficacement contre les pratiques d’optimisation fiscale, il est impératif de renforcer les mesures anti-abus. À ce titre, la mission recommande d’assouplir l’abus de droit, dans la branche de fraude à la loi, pour l’appliquer aux opérations à motivation fiscale principale et non plus exclusive, tout en réservant les majorations prévues aux motifs exclusivement fiscaux, et clarifier l’articulation des différentes clauses anti-abus (proposition 6). S’agissant du volet préventif, la transparence doit être accrue, en développant l’accès aux registres des bénéficiaires effectifs, notamment celui des trusts, à toute personne justifiant d’un intérêt légitime et autorisée en ce sens par un juge, sur le modèle de l’ouverture encadrée du registre des bénéficiaires effectifs prévu par le Code monétaire et financier (proposition 8). Il convient également de soutenir la publicité de la déclaration pays par pays des entreprises à l’échelle de l’Union européenne et, en attendant sa consécration, prévoir en France la publicité de la déclaration pays par pays s’agissant des implantations dans les ETNC et engager une réflexion sur la transmission encadrée des déclarations aux journalistes et ONG accrédités en partenariat avec l’administration fiscale dans le but de mettre en commun les pouvoirs d’enquête et de renforcer les capacités de l’administration. Plus généralement une efficacité accrue passe également par l’intervention de nouveaux acteurs, soit directement au sein de l’administration en développant la mobilité d’experts extérieurs et en systématisant l’association aux services fiscaux des directions économiques et diplomatiques, soit à travers de nouvelles instances de dialogue impliquant la société civile, les entreprises et les spécialistes de tout horizon (proposition 7).

Lutter contre les paradis fiscaux

La mission parlementaire recommande d’engager, sous l’impulsion de la France, une réflexion au sein de l’Union européenne pour accompagner la transition des États membres, dont le modèle économique repose sur une industrie fiscale, afin de mettre un terme à l’existence de paradis fiscaux au sein de l’Union européenne (proposition 9). Il paraît en outre essentiel de renforcer les sanctions contre les activités dans les paradis fiscaux (proposition 10). Il s’agit notamment de rehausser à 60 % de l’imposition qui aurait été due en France le seuil en deçà duquel un régime fiscal est qualifié de privilégié au sens de l’article 238 A du CGI. La mission préconise également d’aligner les conditions de déductibilités des charges logées dans les pays à régime fiscal privilégié sur celles applicables aux charges logées dans les ETNC tout en prévoyant une clause de sauvegarde lorsqu’est en cause un État membre de l’UE. Il est également conseillé d’étendre l’application du régime des sociétés étrangères contrôlées aux pays qui, sans être à fiscalité privilégié, sont des ETNC. Autre piste de réforme : rehausser à 30 % de l’impôt qui aurait été dû en France le seuil de l’imposition des intérêts perçus par une entreprise en deçà duquel ces intérêts ne sont pas déductibles par l’entreprise qui les a versés, en introduisant dans cette hypothèse une clause de sauvegarde pour l’Union européenne.

Renforcer les process d’évaluation

Afin de mettre au point une méthode d’évaluation de la fraude et de l’évasion fiscales faisant consensus, et systématiser l’évaluation annuelle de ces comportements, la mission parlementaire appelle à la mise en place, d’ici le début de l’année 2019, d’un groupe de travail composé d’économistes, d’universitaires, de membres de l’administration fiscale et de parlementaires (proposition 11). Les outils fiscaux en vigueur contre la fraude et l’évasion fiscales doivent également être évalués chaque année, dans le cadre d’un rapport remis au Parlement. Ce rapport fera état de leur utilisation, de leur rendement individuel et des modifications susceptibles d’être apportées pour améliorer leur performance (proposition 12).

Doper le dispositif anti prix de transfert

La mission souligne la nécessité de faire évoluer le droit et la pratique en matière de prix de transfert. À cet égard, elle recommande de réfléchir à une évolution législative du contenu de l’article 57 du CGI sur les prix de transfert afin que la loi détermine directement de façon suffisamment précise les règles d’assiette fiscale induites par ce dispositif. Elle propose également de développer les mesures infralégislatives en matière de prix de transfert. Il s’agit notamment de compléter les commentaires de l’article 57 figurant dans le BOFiP pour y préciser plus en détail les différentes méthodes de fixation des prix de transfert et la façon dont l’administration peut contester la valorisation réalisée par les entreprises. Il est également recommandé de procéder à l’actualisation et à l’enrichissement du guide sur les prix de transfert publié par la DGFiP en l’étendant à toutes les entreprises, et de réfléchir à son évolution en « Charte en matière de prix de transfert », qui serait opposable et préciserait aux entreprises, de façon synthétique et complèterait les méthodes de valorisation existantes, les hypothèses privilégiées de recours à chacune d’elles, des cas-types d’illustration et des exemples de contentieux liés à la valorisation. Enfin, la mission conseille de consacrer de façon explicite dans les travaux parlementaires la référence aux travaux de l’OCDE en matière de prix de transfert, en attendant les conclusions d’une analyse de droit comparé sur le sujet. Enfin, il est également recommandé de mieux identifier les difficultés auxquelles l’administration peut faire face en matière de prix de transfert et l’accompagner dans l’utilisation de la méthode du partage de bénéfices.

Le rôle des acteurs publics

Pour une administration ouverte et innovante, la mission préconise d’accroître les mobilités sortantes et entrantes de l’administration fiscale en facilitant le recrutement d’experts contractuels dans les services de contrôles sur des postes de fiscalistes, de statisticiens, d’informaticiens et d’économistes et en favorisant les mobilités externes des agents de services de contrôle au sein d’entreprises, et de cabinets de conseil (proposition 14). Enfin, afin de mieux associer le Parlement aux négociations européennes, elle recommande que ce dernier, avant les réunions du Conseil de l’Union européenne, donne au gouvernement un mandat politique de négociation fixant le cadre général de la position française et les points de vigilance (proposition 15).

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