De nouvelles règles en matière de recours pour excès de pouvoir

Publié le 18/11/2020

Le Conseil d’État limite à deux mois le recours direct en excès de pouvoir contre un Bofip. Cependant, les personnes ayant intérêt à agir disposent toujours de la possibilité d’attaquer, devant le Conseil d’État, le refus explicite ou implicite qui aura été opposé par le ministre à leur demande d’abrogation d’une instruction fiscale.

Pour la première fois le Conseil d’État précise qu’un recours direct en excès de pouvoir contre un Bofip est soumis à un délai de deux mois qui court à partir de sa date de publication. « Il s’agit d’un arrêt capital, commente Patrick Michaud. Jusqu’à cette prise de position, on considérait que le recours pour excès de pouvoir contre une instruction publiée au Bofip n’était enfermé dans aucun délai » (CE, 13 mars 2020, n° 435634, Hasbro European Trading BV – HET BV).

Un contrôle de la légalité

Ouvert même sans texte, le recours pour excès de pouvoir est un recours contentieux qui permet d’obtenir du juge l’annulation d’une décision administrative en se fondant sur le fait que cette décision administrative viole une règle de droit. Ce contrôle de la légalité des décisions administratives par le juge joue un rôle essentiel. « Le recours pour excès de pouvoir est sans doute la plus connue des actions qui peuvent être engagées devant la juridiction administrative. Il s’agit d’une procédure de protection du citoyen pour faire annuler rapidement des textes réglementaires ou des décisions de rejet explicites ou implicites, c’est-à-dire celles où le contribuable n’obtient pas de réponse à sa réclamation », explique Patrick Michaud. Avec l’arrêt du Dame Lamotte du 17 février 1950, le Conseil d’État a posé comme principe général du droit que toute décision administrative peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, même en l’absence de l’existence d’un texte le prévoyant expressément. « C’est un recours facile d’accès », commente le fiscaliste. La juridiction peut être saisie par une simple lettre, mentionnant les nom et prénom du requérant, ses coordonnées, la décision dont il entend obtenir l’annulation et les raisons qui justifient son recours. « Le juge administratif est très libéral dans l’acceptation de ce recours. En outre, il convient de préciser que le recours pour excès de pouvoir est dispensé du ministère d’avocat : le requérant peut agir seul », ajoute Patrick Michaud. Le tribunal administratif est en principe compétent en premier ressort pour connaître les recours pour excès de pouvoir. Le Conseil d’État est cependant compétent en premier ressort si le recours est dirigé contre un certain nombre de décisions : les décrets ou les actes réglementaires d’un ministre, les décisions d’un organisme collégial à compétence nationale, comme un jury national de concours ou encore un organe d’un ordre professionnel, les décisions dont le champ d’application s’étend au-delà du ressort d’un seul tribunal administratif, les litiges nés à l’étranger (sauf en matière de visa où le tribunal administratif de Nantes est compétent) et un certain nombre d’autres cas visés aux articles L. 311-2 et suivants du Code de justice administrative.

Un pouvoir accélérateur

« L’intérêt du recours en excès de pouvoir contre les instructions fiscales tient d’abord à la rapidité avec laquelle il permet de faire préciser la portée de la loi directement par le Conseil d’État, statuant en premier et dernier ressort ; à ce titre, il est souvent utilisé en complément d’une action de plein contentieux qui dure, elle, plusieurs années », rappelle Karin Ciavaldini, rapporteur public dans ses conclusions. Cette procédure outre son effet accélérateur, ouvre également une voie de recours, le cas échéant à des associations de contribuables, pour les contentieux de place, ce qui fait du recours pour excès de pouvoir comme un outil de régulation du contentieux, dont peut bénéficier la collectivité des citoyens. « On peut notamment citer l’action de l’Association française des entreprises privées-AFEP, à l’origine de plusieurs décisions de jurisprudence », signale Patrick Michaud. Pour la rapporteur public les potentialités du recours pour excès de pouvoir ont été décuplées avec mise en place de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Depuis l’arrêt du Conseil d’État du 9 juillet 2010 qui a précisé qu’une question prioritaire de constitutionnalité soulevée à l’appui d’un recours contre une instruction fiscale est recevable, quand bien même l’inconstitutionnalité alléguée des dispositions dont elle prescrit l’application constitue l’unique moyen soulevé à l’encontre de cette instruction et que les litiges individuels relatifs à l’application de ces dispositions aux contribuables relèvent des tribunaux de l’ordre judiciaire, « les recours en excès de pouvoir contre des instructions fiscales ont désormais, dans presque la moitié des cas, pour objet principal, voire unique, de servir de support à la présentation d’une question prioritaire de constitutionnalité », précise-t-elle. Ils permettent aussi de soulever directement devant le Conseil d’État des moyens d’inconventionalité de la loi. « Les contribuables « court-circuitent » ainsi les juridictions administratives du fond, devant lesquelles un litige de plein contentieux est souvent en cours ou sur le point d’être noué ; ils se jouent aussi parfois des règles de répartition du contentieux fiscal entre les deux ordres de juridiction, telles qu’elles résultent, pour les litiges de plein contentieux, pour l’essentiel des dispositions de l’article L. 199 du Livre des procédures fiscales (LPF) », analyse Karin Ciavaldini. Seul bémol, le Conseil d’État est également saisi de nombre de questions qui ne peuvent pas être regardées comme d’intérêt collectif. « Certaines requêtes traduisent davantage la recherche infructueuse par le requérant d’une instruction fiscale énonçant la règle qu’il souhaite contester », résume la rapporteur public. Les requêtes, accompagnées d’une question prioritaire de constitutionnalité, portant sur des impositions dont le contentieux relève de l’ordre judiciaire conduit le Conseil d’État à prendre position sur des points de principe, « alors même qu’il n’est pas le juge des litiges de plein contentieux permettant un maniement plus concret des règles en cause. On pourrait estimer préférable que la QPC soit présentée à l’occasion du litige fiscal correspondant », souligne encore la rapporteur public.

façade du conseil d'Etat
UlyssePixel / AdobeStock

Un contentieux en matière de TVA

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 28 octobre 2019 et 16 février 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’État, la société Hasbro European Trading BV (HET BV) demande au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir les paragraphes n°s 60 à 90 ou, s’ils n’en sont pas divisibles, les paragraphes n°s 50 à 120 des commentaires administratifs publiés les 12 septembre 2012 et 7 août 2019 au Bulletin officiel des finances publiques – impôts (Bofip-impôts) sous la référence BOI-TVA-BASE-10-20-10. Ces paragraphes correspondent à une interprétation des règles d’assiette de la taxe sur la valeur ajoutée, que l’administration avait publiée dans le cadre d’une instruction 3-B-2-99 du 17 novembre 1999, relative à la prise en compte, pour l’établissement de la TVA, des bons promotionnels distribués par les fabricants aux consommateurs potentiels, acceptés par les détaillants en paiement partiel du prix des produits vendus, puis remboursés aux détaillants par les fabricants. Ces commentaires traitent, dans leurs paragraphes n°s 60 à 90, de la situation des fabricants émettant ces bons de réduction et, dans leurs paragraphes n°s 100 à 120, de celle des détaillants percevant leur remboursement. En particulier, ils énoncent que les fabricants sont autorisés à diminuer leur base d’imposition à la taxe sur la valeur ajoutée des sommes remboursées aux détaillants au titre des bons de réduction qu’ils ont émis à destination des consommateurs. Ainsi que le précise toutefois le paragraphe n° 70 : « pour pouvoir justifier de la diminution de leur base d’imposition, les fabricants doivent apporter la preuve qu’ils sont redevables de la TVA en France au titre des opérations dans le prolongement desquelles des remboursements sont effectués (…)». La société établie aux Pays-Bas, a pour activité la fourniture de produits à des détaillants notamment établis en France et consent à cet effet aux consommateurs finaux des bons de réduction qu’elle rembourse ensuite à ses propres clients lorsqu’ils sont utilisés comme moyen de paiement par les consommateurs. Elle fait valoir que la TVA grevant ces opérations est collectée, en application des règles d’auto-liquidation prévues au deuxième alinéa du 1 de l’article 283 du CGI, par les détaillants eux-mêmes, si bien qu’elle ne bénéficie pas de l’interprétation que ces commentaires administratifs prescrivent d’adopter. Elle demande donc l’annulation desdits commentaires, d’une part, en tant qu’ils comportent des énonciations qui ajouteraient à la loi qu’ils ont pour objet d’interpréter et, d’autre part, en tant qu’ils ne régissent pas la situation des fournisseurs établis hors de France. Elle demande également qu’il soit fait injonction au ministre de compléter l’instruction dans un sens favorable à ses intérêts.

Des délais de contestation modifiés

« Traditionnellement on considérait que le recours pour excès de pouvoir contre une instruction publiée au Bofip n’était enfermé dans aucun délai, précise Patrick Michaud. La jurisprudence du Conseil d’État, était tout à fait claire sur le sujet, qu’il s’agisse d’une instruction publiée au Bulletin officiel des impôts ou sur le site Bofip-Impôts (CE, 4 mai 1990, n°s 55124, 55137 et CE, 20 décembre 2013, n°s 371157, 372025 et 372675). Cette nouvelle décision rendue en formation, constitue donc un revirement de jurisprudence ». Désormais, le recours pour excès de pouvoir contre un acte à caractère réglementaire, qu’il s’agisse d’une instruction, d’une circulaire ou de tout autre document émanant de l’administration fiscale, doit être formé dans un délai de deux mois à compter de la publication de l’acte attaqué. « Pour se prononcer ainsi, le Conseil d’État se fonde sur sa propre jurisprudence (CE, 27 juillet 2005, n° 259004, Million) », précise le fiscaliste. La publication au Bofip fait courir le délai de deux mois. Une distinction est à appliquer entre les actes à caractère réglementaire publiés entre le 10 septembre 2012, la date d’ouverture de la base Bofip et le 31 décembre 2018 et ceux publiés à compter du 1er janvier 2019, la date d’entrée en vigueur du décret  n° 2018-1047 du 28 novembre 2018 qui modifie les conditions de publication des instructions et circulaires. « Les textes antérieurs au 1er janvier 2019 peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir jusqu’au 13 mai 2020. Ceux publiés à compter du 1er janvier 2019 doivent être contestés dans les deux mois de leur mise en ligne », résume Patrick Michaud. Précisons que le délai réglementaire dont un contribuable dispose pour former un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de tout commentaire par lequel l’autorité compétente prescrit l’interprétation de la loi fiscale, lorsque celui-ci a été mis en ligne sur le site bofip.impots.gouv.fr à compter du 1er janvier 2019, commence à courir au jour de cette mise en ligne. Le Conseil d’État, a précisé que cette règle de forclusion se borne à tirer les conséquences de dispositions légales et réglementaires antérieures aux commentaires administratifs à l’égard desquels elle s’applique et ne constitue pas un revirement de jurisprudence, ne porte pas rétroactivement atteinte au droit au recours.

Un arrêt souvent mal compris

« Les praticiens et moi le premier ont d’abord interprété cet arrêt comme restreignant les droits des contribuables », explique Patrick Michaud. Les conseils ont été très nombreux à penser que cet arrêt, qui limite seulement dans le temps le recours direct contre une instruction allait créer une limitation voire une suppression du droit de se défendre. « En réalité, explique Patrick Michaud, il peut s’agir d’un formidable moyen d’établir un dialogue avec la DGFiP, en évitant des procédures chronophages tout en conservant le recours classique, indirect en recours pour excès de pouvoir contre une décision explicite ou implicite de rejet du Premier ministre ». En effet, si les contribuables, n’ont pas nécessairement la possibilité d’introduire une requête dans le délai de deux mois après la publication d’une instruction, « notamment parce que le motif qui pourrait les y conduire, un redressement fiscal le plus souvent, pourra ne pas être encore intervenu, souligne la rapporteur public. Cependant au-delà de ce recours direct en annulation, les personnes ayant intérêt à agir disposeront de la possibilité d’attaquer, devant le Conseil d’État, un refus explicite ou implicite qui aura été opposé par le ministre à leur demande d’abrogation d’une instruction fiscale ».

X