Dividendes sortants versés à des sociétés étrangères déficitaires : remise en cause de la retenue à la source

Publié le 29/10/2018

Le feuilleton sur la retenue à la source française sur les dividendes sortants versés à des sociétés non résidentes déficitaires, et sa conformité avec le droit communautaire se poursuit. Le Conseil d’État vient de sursoir à statuer, en attendant la position de la CJUE, dont l’avocat général a conclu à une restriction aux libertés fondamentales dans cette même situation.

Dans un arrêt du 26 juillet dernier, le Conseil d’État (n° 415120, 9e ch.) a exprimé des doutes sérieux sur la compatibilité avec le droit communautaire, de l’application d’une retenue à la source aux dividendes versés par des sociétés françaises aux sociétés non-résidentes déficitaires.

Retenue à la source sur les dividendes sortants

Rappelons que l’article 119 bis du Code général des impôts (CGI) soumet les produits distribués par les sociétés françaises à des non-résidents à une retenue à la source. L’article 187 du CGI en fixe le taux à 30 % du montant de ces revenus ; toutefois, la plupart des conventions fiscales réduit ce taux à 15 %.

Sociétés actionnaires déficitaires luxembourgeoises

Les sociétés GBL Energy et Kermadec, sociétés de droit luxembourgeois et résidentes du Luxembourg, ont perçu en 2011 et 2012 pour la seconde et en 2013 pour la première des dividendes de sociétés françaises dans lesquelles elles détenaient des participations n’ouvrant pas droit au bénéfice du régime des sociétés mères prévu par les articles 145 et 216 du CGI. En application de l’article 119 bis 2 du CGI, ces dividendes avaient donc fait l’objet de retenues à la source au taux de 15 % prévu par la convention fiscale conclue le 1er avril 1958 entre la France et le Luxembourg.

Les sociétés ont réclamé à l’administration fiscale française la restitution des retenues ainsi prélevées. Étant déficitaires et, à ce titre, n’étant pas redevables au Luxembourg de l’impôt sur leurs résultats, les sociétés considéraient que ces prélèvements ont été effectués en violation de la liberté de circulation des capitaux protégée par l’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Rappelons que cet article interdit « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers », de même que « toutes les restrictions aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers ».

En l’espèce, les deux sociétés actionnaires s’estiment moins favorablement traitée qu’une société française déficitaire. La société française n’est effectivement imposée sur les dividendes de source française qu’elle perçoit que lorsque son résultat imposable redevient bénéficiaire. Or les sociétés requérantes indiquent que leur résultat était négatif au cours des exercices en litige en application des règles luxembourgeoises de calcul du résultat imposable ainsi qu’en application des règles françaises.

Les 19 avril et 28 juin 2016, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté leurs demandes tendant à la restitution des retenues à la source prélevées, de même que la cour administrative d’appel de Versailles du 20 juin 2017. Les sociétés se pourvoient en cassation.

Sursis à statuer

Le Conseil d’État a considéré que les points soulevés par les sociétés requérantes présentaient bien plusieurs difficultés sérieuses d’interprétation du droit de l’Union européenne. Ces difficultés font déjà l’objet de renvoi préjudiciel par le Conseil d’État statuant au contentieux auprès de la CJUE en application de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il s’agit des décisions n°s 398662, 398663, 398666, 398672, 398674, 398675 du 20 septembre 2017.

Dès lors, le Conseil d’État a jugé nécessaire de surseoir à statuer jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne se soit prononcée sur ces questions préjudicielles transmises l’an dernier.

Les sociétés requérantes évoquent tout d’abord une différence de traitement entre actionnaire résident et non résident, laquelle différence constituerait, selon elles, une discrimination contraire au droit communautaire.

Distribution aux sociétés résidentes de France

Dès lors qu’elle ne relève pas du régime fiscal des sociétés mères, une société résidente de France qui reçoit des dividendes versés par une société résidente, n’est pas exonérée d’impôt en France à raison de ces dividendes. En application de l’article 38 du CGI, ces dividendes sont compris dans le résultat de cette société. Si la société est déficitaire, ces dividendes viennent alors en diminution de son déficit reportable. Cette réduction du déficit reportable aboutit, lorsque la société devient bénéficiaire, à une imposition effective des dividendes au taux de droit commun de l’impôt sur les sociétés, au titre d’un exercice ultérieur.

Distribués à une société étrangère qui ne relève pas du régime mère-fille, les dividendes subissent toujours une retenue à la source en France, que les actionnaires soient bénéficiaires ou déficitaires.

Pour l’administration fiscale, cette règle conduit à décaler dans le temps la perception de la retenue à la source afférente aux dividendes versés à la société non-résidente et la perception de l’impôt à la charge de la société établie en France au titre de l’exercice où ses résultats redeviennent bénéficiaires.

Selon les sociétés requérantes, ce décalage dans le temps ne procède pas seulement d’une technique différente d’imposition des dividendes. Il conduit à un désavantage de trésorerie qui constitue à une différence de traitement caractérisant une restriction à la liberté de circulation des capitaux. Le Conseil d’État a admis que ce point faisait l’objet d’une première difficulté d’appréciation.

Une différence de traitement justifiée ?

Sur cette question, la jurisprudence de la CJUE existe mais semble nécessiter des précisions. Dans un arrêt du 22 décembre 2008 (État belge c/ Truck Center SA, n° C-282/07, p. 38 et 39) rendu en matière d’impôts directs, la CJUE a jugé que la situation des résidents et celle des non-résidents ne sont, en règle générale, pas comparable. Une différence de traitement entre contribuables résidents et contribuables non-résidents ne saurait donc être qualifiée, en tant que telle, de discrimination au sens du traité. En l’occurrence, elle a considéré que le prélèvement d’une retenue à la source sur des revenus versés à une société non-résidente, alors qu’une société résidente en est exonérée, ne constitue pas une discrimination. Cette différence de traitement ne procède que de l’application de techniques d’imposition différentes, qui constituent « le corollaire du fait que les sociétés bénéficiaires résidentes et non-résidentes sont soumises à des impositions différentes ».

Puis, dans son arrêt du 2 juin 2016 (Pensioenfonds Metaal en Techniek c/ Skatteverket, n° C-252/14, pts 28 et 39), la CJUE a considéré qu’un traitement désavantageux par un État membre des dividendes versés aux non-résidents, par rapport au traitement des dividendes versés à des résidents, est susceptible de dissuader les sociétés établies dans un autre État membre de procéder à des investissements dans le premier État. À ce titre, il constitue une restriction à la libre circulation des capitaux. Un traitement désavantageux des dividendes versés à des non-résidents pendant une année fiscale ne saurait être compensé par un traitement éventuellement avantageux de ces derniers pendant d’autres années fiscales.

La possibilité d’une justification

Des restrictions à une liberté fondamentale peuvent toutefois se justifier, conformément à l’article 65 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, par exemple pour préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres. Encore faut-il que l’application de la restriction soit propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (arrêt du 18 octobre 2012, X NV c/ Staatssecretaris van Financiën (n° C-498/10, pt 43).

Ce point conduit à la deuxième difficulté d’appréciation : l’éventuelle restriction à la liberté en question pourrait-elle être, justifiée par la nécessité de garantir l’efficacité du recouvrement de l’impôt ? Les sociétés non-résidentes ne sont en effet pas soumises au contrôle de l’administration fiscale française.

Troisième difficulté d’interprétation : lorsque la société résidente cesse son activité sans redevenir bénéficiaire, elle n’est effectivement pas imposée sur ces dividendes. Au contraire, la retenue à la source reste due sur les dividendes versés par une société résidente à une société déficitaire résidente d’un autre État membre lorsque cette dernière cesse son activité sans redevenir bénéficiaire.

Enfin, quatrième et dernière difficulté d’appréciation : une restriction apportée à la liberté de circulation des capitaux (les non-résidents sont exclus du droit à déduire les frais directement liés à la perception des dividendes), peut-elle se justifier par l’écart de taux entre l’imposition de droit commun mise, au titre d’un exercice ultérieur, à la charge des résidents et la retenue à la source prélevée sur les dividendes versés aux non-résidents, lorsque cet écart compense, au regard du montant de l’impôt acquitté, la différence d’assiette de l’impôt ?

L’avocat général de la CJUE conclut à une discrimination…

Hasard du calendrier ou non, l’avocat général de la CJUE, Melchior Wathelet, a présenté ses conclusions le 7 août 2018 dans une affaire précédemment transmise par le Conseil d’État (CE, 20 sept. 2017, n° 398662). Les faits sont similaires : ils portent sur la contestation de l’application d’une retenue à la source aux dividendes versés aux sociétés non-résidentes déficitaires (les sociétés Sofina SA, Rebelco SA, Sidro SA).

Dans ses conclusions (CJUE, n° C‑575/17), l’avocat général a conclu que « les articles 63 et 65 du TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui soumet les dividendes versés à une société non-résidente déficitaire à l’impôt à travers une retenue à la source, alors que pareilles sociétés résidentes ne sont pas imposées sur le montant des dividendes d’origine nationale pour autant qu’elles demeurent déficitaires ».

En effet, l’avocat général a considéré que « même s’il n’y a pas formellement d’exonération de dividendes versés à des sociétés résidentes déficitaires, l’imposition des dividendes qui leur sont versés n’interviendra qu’éventuellement, en tout cas plus tard et peut-être jamais, puisque la société résidente qui reçoit ces dividendes pourrait ne jamais devenir bénéficiaire, voire même cesser son activité ».

… non justifiée

Quant à l’existence d’une raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier la libre circulation des capitaux invoquée par la France, l’avocat général n’en a pas retenu les arguments : « une restriction à la libre circulation des capitaux résultant d’une règlementation nationale, qui exclut pour les seuls non-résidents la déduction des frais directement liés à la perception des dividendes, ne peut être justifiée ni par l’écart entre le taux d’imposition de droit commun mis à la charge de résidents au titre d’un exercice ultérieur et la retenue à la source prélevée sur les dividendes versés aux non-résidents, ni par la nécessité de garantir l’efficacité du recouvrement de l’impôt ».

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