Faut-il réformer l’impôt sur les successions ?

Publié le 22/02/2019

Le think tank Terra Nova interroge la nécessité de refondre la fiscalité de la transmission successorale et d’augmenter son rendement afin de mieux répartir les richesses, via une refonte du barème de l’impôt et des règles dérogatoires applicables à l’assurance-vie.

Générer 3 à 4 M€ de recettes fiscales, propre à remplacer les gains fiscaux disparus avec la réforme de l’ISF, c’est le pari du cercle de réflexion Terra Nova. Revisitant la fiscalité successorale, il s’interroge sur l’attractivité économique d’une « société d’héritiers vieillissants » où la majeure partie du patrimoine tend à être possédée par des plus de 60 ans peu disposés à investir et à consommer. Afin d’introduire plus de justice sociale et de l’efficacité économique, le Think Tank appelle à une réforme de la fiscalité successorale (Terra Nova, Réformer l’impôt sur les successions, 4 janvier 2019).

La perspective d’une société d’héritiers vieillissants

Plusieurs facteurs concourent aujourd’hui à la construction d’une société d’héritiers. Le Think Tank souligne tout d’abord que le patrimoine augmente plus vite que les revenus. En 2015, le patrimoine net des ménages et des entreprises individuelles représentait 8,3 années de revenu disponible net, contre 4,9 seulement en 1980. Dans le même temps, le flux successoral annuel, c’est-à-dire la valeur monétaire totale des actifs transmis rapportée au revenu national, traduit une forte remontée du poids de l’héritage dans nos économies. Après avoir connu une brutale décrue jusque dans la première moitié du XXe siècle, puis un assez long palier jusqu’au seuil des années 1980, la part des richesses transmises par donation ou succession atteindrait 15 % du revenu national en 2010, soit le niveau qui était le sien à la veille de la Première Guerre mondiale, d’après les calculs de l’économiste Thomas Piketty (Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil). Il s’agit d’un flux économique et non seulement fiscal : les biens totalement ou partiellement exonérés d’impôt sur les successions, comme l’assurance-vie, sont donc intégrés au calcul. Ce flux représentait 52 Mds€ en 1980, 118 Mds€ en 2000 et 237 Mds€ en 2015, soit plus de 10 % du PIB. Cette tendance a bien sûr été dopée en France par la bulle immobilière dans les vingt premières années du siècle. Et elle a vocation à se poursuivre au fur et à mesure que décèderont les générations nombreuses de l’après-guerre. D’après les analyses de Thomas Piketty, si l’on additionne l’ensemble des revenus reçus tout au long de sa vie par une personne de 50 ans, les richesses héritées pèsent entre 20 % et 24 % de cet ensemble pour les générations nées au début des années 1960 et pourraient se situer entre 28 et 32 % pour les générations nées au début des années 2000, soit le niveau que l’on observait dans les années 1850-1860. « La distribution du patrimoine étant beaucoup plus inégalitaire que celle des revenus d’activité, et les transmissions de patrimoine beaucoup plus rares dans le premier quintile des revenus que dans le dernier, le risque est grand que nous retournions donc vers une « société de rentiers » comparable à ce que nous avons pu connaître à la fin du XIXe siècle », souligne le cercle de réflexion.

Les tendances observées ces dernières décennies sont d’autant plus préoccupantes que les inégalités de patrimoine sont déjà beaucoup plus fortes que les inégalités de revenu et qu’une part croissante du patrimoine provient de l’héritage et non de l’activité propre des individus (mérite, épargne, innovation, prise de risque) : alors que la part du patrimoine hérité dans l’ensemble des actifs détenus par les individus était d’environ 1/3 dans les années 1970, elle est remontée depuis les années 1980 pour dépasser 50 % depuis le début des années 2000, plaçant la France au-dessus de l’Allemagne ou de la Suisse, et proche du Royaume-Uni.

Toutefois, à la différence de ce qui se passait au XIXe siècle, cette société d’héritiers risque fort d’être dominée par des retraités. Car, dans le même temps, la part du patrimoine détenue par les seniors s’autoalimente du fait de l’augmentation de l’espérance de vie : l’âge moyen des enfants au décès de leurs parents, qui était de 42 ans en 1980, est aujourd’hui de 50 ans et pourrait avoisiner les 55 ans en 2035… Quant à l’âge moyen de réception de l’héritage en pleine propriété, il se situe plus souvent autour de 60 ans : du fait des droits accrus du conjoint survivant, il faut en effet le plus souvent attendre le décès des deux parents pour recevoir pleinement le patrimoine transmis. Selon les enquêtes « Patrimoine » de l’Insee, depuis plus de vingt ans, la position relative des plus de 60 ans dans la distribution du patrimoine ne cesse de s’améliorer par rapport à celle des moins de 40 ans.

Une fiscalité de l’héritage peu correctrice

À ces facteurs s’ajoute une fiscalité qui corrige peu, voire pas du tout, les tendances à l’œuvre et les inégalités croissantes qui en découlent en matière patrimoniale et générationnelle. Premier paramètre, la fiscalité successorale ne s’applique qu’à une petite partie des successions, du fait principalement de l’évolution de l’abattement par enfant en ligne directe et des délais entre deux donations. La part des successions taxables, qui était d’environ 30 % avant 2007, est tombée à 15 % sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy pour remonter un peu au-dessus de 20 % avec les réformes de François Hollande. Deuxième facteur : si les différentes tranches du barème d’imposition font apparaître des taux qui peuvent monter jusqu’à 45 % en ligne directe (au-dessus de 1,8 M€), la réalité du taux moyen d’imposition effective sur le total des actifs transmis se situe plutôt autour de 5 % en 2015 (3 % en ligne directe et proche de 25 % dans les cas des successions sans enfant. Précisons que les successions sans enfants représentent moins de 10 % des montants transmis mais plus de la moitié des recettes fiscales liées au DMTG… En ligne directe, ce taux ne dépasse les 18 % que pour 1 % des héritages (soient les parts supérieures à 700 000 euros). Cette situation s’explique par le jeu des abattements, la volonté de protéger les successions en ligne directe (90 % des successions sont des successions avec enfants) avec des taux d’entrée assez bas, et aussi par la somme des exonérations accumulées au fil du temps.

Un rendement en hausse

Les recettes fiscales des donations et successions (techniquement, les droits de mutations à titre gratuit ou DMTG) ont certes nettement augmenté ces dernières années : de 8,5 Mds€ en 2005 (dont 7,2 Mds€ pour les successions) à 12,2 Mds€ en 2016 (dont 10,7 Mds€ pour les successions), soit une progression de 43 % en douze ans. En euros constants, elles ont été multipliées par 5 depuis trente-cinq ans, passant de 0,22 % à 0,56 % du PIB, d’après les chiffres de la DGFiP. « Et cette progression va se poursuivre, souligne le Think Tank : le projet de loi de finances 2018 les annonçait à 14 Mds€ pour 2019 ». Mais, en réalité, cette augmentation résulte surtout de la hausse des montants transmis chaque année, elle-même liée à deux facteurs spontanés, dont le second présente une forte inertie : l’appréciation générale du patrimoine et l’augmentation du nombre des décès avec l’arrivée en fin de vie des générations du baby-boom. La base taxable des DMTG va donc continuer à s’élargir naturellement dans les années qui viennent. En dépit de cette augmentation du rendement des DMTG, « la fiscalité de la transmission reste très inférieure à celle de la détention et des revenus du patrimoine. Cette préférence pour l’imposition de la détention est le reflet d’une impopularité croissante des droits de succession, un phénomène qu’on retrouve dans la plupart des pays de l’OCDE, où la fiscalité de la transmission a reculé, voire disparu, ces vingt dernières années (suppression ou quasi-suppression au Canada, en Suède, en Autriche, en Italie…). Il n’y a plus guère qu’en France et en Belgique que cet impôt génère des recettes supérieures à 0,5 % du PIB.

Les leviers de réforme : agir sur le barême

Plutôt qu’une réforme systémique, qui risquerait de se heurter à une forte impopularité, Terra Nova préconise « une réforme de type paramétrique jouant sur quelques leviers efficaces mais non susceptibles de remettre en cause l’architecture générale des DMTG ni d’en désorganiser les principaux repères ». Il s’agit en pratique d’accroître d’environ 25 % le rendement des droits de succession et donation permettant de dégager entre 3 Mds€ et 4 Mds€ de recettes fiscales supplémentaires. Pour ce faire, deux options sont envisageables. La première option consiste à durcir le barème des successions et donations en ligne directe. Cette mesure pourrait porter sur l’abattement par personne (actuellement 100 000 € en ligne directe), sur les taux applicables (qui culminent aujourd’hui à 45 % au-dessus de 1,8 M€ en ligne directe) et/ou sur les seuils et le nombre de tranches. Une telle baisse de l’abattement aurait des conséquences budgétaires majeures. Appliquée au flux successoral de 2015, une augmentation de 1,47 point du taux effectif moyen en ligne directe représenterait entre 2,5 Mds€ et 3 Mds€ de recettes supplémentaires. Mais, pour obtenir ce résultat, il faudrait abaisser l’abattement à 45 000 €, ce qui ferait chuter à 60 % la proportion des parts en ligne directe exonérées d’impôt. Avec cette réforme, une grande partie des classes moyennes, aujourd’hui rarement concernées, se trouveraient touchées. Une telle mesure se heurterait très probablement à une forte impopularité. Un abattement de 100 000 € correspond à un effort d’épargne pendant quarante ans de 9,3 % du salaire net moyen, mais de seulement 5,7 % pour les salariés du dernier décile et de 2,5 % pour ceux du dernier centile, souligne le Think Tank. Cette inégalité pourrait justifier la mise en place d’un abattement décroissant et lissé en fonction des parts transmises, ce qui permettrait d’introduire davantage de progressivité dans l’impôt sans y faire entrer de nouveaux contributeurs. Cet abattement décroissant pourrait ainsi s’étager de 100 000 € pour les parts transmises entre 0 € et 200 000 € à 30 000 € pour les parts transmises supérieures à 1,5 M€. Aucune modification du barème en ligne indirecte n’est envisagée dans la mesure où les successions en ligne indirecte portent déjà une part disproportionnée de l’effort. En effet, alors qu’elles ne représentent que 10 % des successions, elles génèrent plus de 50 % des recettes fiscales… Dans ces conditions, il serait difficile d’aller plus loin sans atteindre des niveaux de prélèvement de type confiscatoire, souligne le Think Tank.

Cibler les dernières tranches

Autre solution : agir sur les taux des dernières tranches du barème. Ce type de solution concentre l’effort sur les successions les plus riches (au-dessus de 900 000 € pour les deux dernières tranches après abattement, soit plus de 1 M€ en tenant compte de l’abattement). Mais son rendement risque d’être faible, souligne le think tank. En effet, la hausse de 5 points des taux des deux dernières tranches en 2012 par rapport à la situation qui prévalait avant 2007 n’a contribué qu’à hauteur de + 0,12 point à l’évolution du taux moyen effectif d’imposition. Appliquée au flux successoral de 2015, une augmentation du taux moyen d’imposition effective en ligne directe de 0,12 point représenterait environ 230 M€ de recettes supplémentaires.

Pour obtenir un rendement plus élevé, il faudrait donc viser des augmentations de 10 à 15 points sur les taux des dernières tranches. Toutefois, cette solution porterait les taux au-dessus de 50 % pour les deux dernières tranches du barème actuel (respectivement entre 52,5 % et 57,5 %, et entre 55 % et 60 %). Outre que cette mesure atteindrait des taux de prélèvement très élevés, elle finirait par écraser le différentiel avec les taux pratiqués en ligne indirecte. Pour obtenir un rendement conséquent sans concentrer l’effort sur les seules tranches supérieures, une autre stratégie pourrait consister à agir sur l’ensemble des taux et sur le redécoupage des tranches du barème. Le barème actuel présente trois premières tranches très étroites (de 0 € à 8 072 €, de 8 073 € à 12 109 € et de 12 110 € à 15 932 €) suivies de deux tranches extrèmement larges (de 15 933 € à 552 324 € et de 552 325 € à 902 838 €). En étageant les taux de 5 % à 45 % (contre 8 % à 45 % actuellement), on pourrait proposer un barème plus continu et répartir l’augmentation de la pression fiscale sur l’ensemble de la distribution tout en l’allégeant sur les successions les plus modestes. Afin de ne pas pénaliser les héritiers les plus jeunes, un abattement spécifique pourrait en outre être imaginé pour les moins de 30 ans, à l’image de ce que propose le droit allemand. L’âge moyen de réception de l’héritage en pleine propriété étant beaucoup plus élevé, cette mesure ne devrait pas avoir d’incidence budgétaire significative.

Envisager une réforme de l’assurance-vie

Autre piste de réforme, réduire l’avantage accordé à l’assurance-vie. En effet, ces produits jouissent actuellement d’une fiscalité dérogatoire. Ainsi pour les primes versées après le 13 octobre 1998, avant l’âge de 70 ans et dans le cadre d’un contrat souscrit après le 20 novembre 1991, la fiscalité est nulle jusqu’à 152 000 € par bénéficiaire, puis de 20 % jusqu’à 700 000 € et 31,25 % au-delà. Pour les contrats souscrits avant le 20 novembre 1991 : les primes versées par le défunt avant le 13 octobre 1998 sont totalement exonérées. Et celles versées après cette date font l’objet d’un abattement de 152 555 € par bénéficiaire, puis d’un prélèvement forfaitaire de 20 % jusqu’à 700 000 € et de 31,25 % au-delà. Pour les contrats souscrits après le 20 novembre 1991 : les primes versées avant le 13 octobre 1998 et avant l’âge de 70 ans sont totalement exonérées. Les primes versées après 70 ans tombent dans le droit commun après un abattement supplémentaire de 30 500 €. Et les primes versées avant 70 ans mais après le 13 octobre 1998 font l’objet d’un abattement de 152 555 € par bénéficiaire, puis d’un prélèvement forfaitaire à 20 % jusqu’à 700 000 € et de 31,25 % au-delà. On peut supposer qu’un alignement de cette fiscalité dérogatoire sur le droit commun aurait à terme une portée budgétaire importante. En effet, le taux de détention (en moyenne 36,5 % en 2015, selon l’Insee) augmente avec l’âge (42 % en 2015 chez les 60-69 ans, 43 % chez les plus de 70 ans). Si beaucoup choisissent l’assurance-vie en prévision de leur retraite comme une épargne de précaution, 16 % selon l’Association française des assurances (2015) le font en vue de transmettre un patrimoine, et on peut imaginer que ce ne sont pas les plus modestes. Selon la Fédération française de l’assurance, en 2015, la totalité des actifs d’assurance-vie transmis suite à un décès représente 35 Mds€ (sur un flux successoral total de 237 Mds€ la même année, soit près de 15 %), souligne le Think Tank. En supposant que le taux moyen d’imposition effective sur ces 35 Mds€ d’actifs soit de 2,5 %, le rendement actuel de la fiscalité des transmissions sur ces actifs serait de l’ordre de 870 M€. Si ces sommes étaient réintégrées dans le droit commun des successions, certaines seraient transmises en ligne directe et d’autres en ligne indirecte. En dépit du fait que la liberté de tester est plus grande concernant les contrats d’assurance-vie, si on présume que cette répartition épouserait les mêmes proportions que dans l’ensemble des successions : 90 % en ligne directe (à un taux effectif moyen de 3 %) et 10 % en ligne indirecte (à un taux effectif moyen de 25 %), cette répartition, après passage au barème ordinaire actuel, donnerait près de 1 Md€ de recettes supplémentaires toutes choses égales par ailleurs, voire un peu plus si les taux effectifs moyens étaient déformés à la hausse par cette réintégration de l’assurance-vie dans le droit commun. Après passage au barème révisé, tel que présenté plus haut, cette somme serait portée à 1,7 Md€, d’après les estimations de Terra Nova. Parmi les autres pistes identifiées par Terra Nova, citons également le recalibrage des avantages sur les transmissions d’entreprise « loi Dutreil ». Second levier : les donations entre vifs. Troisième possibilité : l’imposition des plus-values latentes du défunt en préalable à l’imposition au barème des successions ou des donations.