Imposer l’économie numérique

Publié le 20/04/2018

La Commission européenne élabore de nouvelles mesures fiscales pour mieux réguler l’imposition de l’économie numérique.

Afin de garantir que les activités des entreprises numériques soient imposées dans l’Union européenne d’une manière équitable et propice à la croissance, la Commission européenne propose de nouvelles règles. Ces mesures permettraient à l’Union européenne de jouer un rôle moteur à l’échelle mondiale en matière d’élaboration de législations fiscales adaptées à l’économie moderne et à l’ère numérique. Les deux propositions législatives distinctes présentées par la Commission aujourd’hui aboutiront à une imposition plus juste des activités numériques dans l’Union européenne. La première initiative vise à réformer les règles relatives à l’imposition des sociétés de telle sorte que les bénéfices soient enregistrés et taxés là où les entreprises ont une interaction importante avec les utilisateurs par l’intermédiaire de canaux numériques. Cette option constitue la solution à long terme privilégiée par la Commission. La seconde proposition répond à la demande de plusieurs États membres en faveur d’une taxe provisoire, portant sur les principales activités numériques qui échappent actuellement à toute forme d’imposition dans l’Union européenne. Ce paquet définit une approche de l’Union européenne cohérente concernant un système d’imposition de l’économie numérique favorable au marché unique numérique ; il alimentera également les discussions internationales visant à régler cette question au niveau mondial.

Une base d’imposition qui s’érode

L’essor récent des entreprises numériques, telles que les entreprises du secteur des médias sociaux, les plates-formes collaboratives et les fournisseurs de contenu en ligne, a fortement contribué à la croissance économique dans l’Union européenne. « L’économie numérique est une grande chance pour l’Europe et l’Europe, à son tour, est une source énorme de recettes pour les entreprises numériques. Mais cette situation où tout le monde est gagnant soulève des inquiétudes sur le plan juridique et fiscal, explique Pierre Moscovici, commissaire chargé des Affaires économiques et financières, de la Fiscalité et des Douanes. Nos règles mises en place avant l’existence d’internet ne permettent pas aux États membres d’imposer les entreprises numériques opérant en Europe lorsqu’elles n’y sont présentes physiquement que de manière limitée ou pas du tout. Cette situation représente pour les États membres un trou noir qui s’agrandit toujours plus, puisque la base d’imposition s’érode. C’est la raison pour laquelle nous proposons une nouvelle norme juridique et une taxe provisoire applicable aux activités numériques ». En effet, les règles fiscales actuelles n’ont pas été conçues pour prendre en charge ces entreprises d’envergure mondiale, virtuelles ou ayant une présence physique restreinte ou nulle. « Au cours de la dernière décennie, les entreprises de technologie numérique ont surpassé les industries plus traditionnelles et ont transformé notre économie. Cependant, notre système fiscal ne s’est pas encore adapté à ce nouveau modèle d’affaires. Il contient encore des failles qui empêchent les États membres de percevoir leur juste part d’impôt sur les bénéfices de ces sociétés. La proposition de la Commission comblera cette lacune et appliquera une logique simple et équitable : taxer les entreprises là où la valeur est créée. Il sera difficile de trouver le juste équilibre entre une fiscalité équitable et l’innovation, mais pour l’intégrité de notre marché unique, l’UE devrait accepter ce défi », a commenté Petr Ježek, membre de la commission TAX3 du Parlement européen, à l’annonce de la Commission européenne.

Un enjeu de taille

Le passage au numérique a modifié le visage de l’économie. Le changement a été spectaculaire. En 2006, une seule entreprise spécialisées dans les technologies numériques figurait dans le top 20 des entreprises et elle ne représentait que 7 % de la capitalisation boursière. En 2017, 9 des 20 plus grandes entreprises par capitalisation boursière étaient des entreprises du secteur technologique, représentant 54 % du total des 20 premières capitalisations boursières. Entre 2008 et 2016, les recettes des cinq principaux détaillants de commerce électronique ont augmenté en moyenne de 32 % par an. Au cours de la même période, les recettes du commerce de détail dans l’ensemble de l’Union n’ont progressé que de 1 % par an en moyenne. La Commission européenne a inscrit le marché unique numérique parmi ses dix priorités politiques. L’achèvement du marché unique numérique pourrait contribuer à l’économie européenne à hauteur de 415 milliards d’euros. Pour que le marché unique numérique de l’Union européenne puisse se réaliser, l’économie numérique doit disposer d’un cadre fiscal moderne et stable afin de stimuler l’innovation et permettre à tous les acteurs de tirer profit de la nouvelle dynamique du marché dans des conditions équitables et équilibrées. Pour la Commission, il est essentiel de garantir une sécurité fiscale pour les investissements des entreprises et empêcher l’apparition de nouvelles failles fiscales au sein du marché unique. L’enjeu consiste à tirer le meilleur parti de cette évolution tout en veillant à ce que les entreprises numériques paient aussi leur juste part de l’impôt. Dans le cas contraire, le risque est réel pour les recettes publiques des États membres : les entreprises numériques sont actuellement soumises à un taux d’imposition effectif moyen deux fois moins élevé que celui applicable à l’économie traditionnelle dans l’Union européenne. Cette différence est essentiellement due aux caractéristiques des modèles d’affaires numériques, qui reposent essentiellement sur des actifs incorporels et bénéficient d’incitations fiscales. Les entreprises numériques transfrontières profitent également d’une faible charge fiscale. Une stratégie de planification agressive peut aller jusqu’à réduire à zéro cette charge fiscale. « L’économie numérique et les géants numériques deviennent une part de plus en plus importante et précieuse de notre société. Mais nous devons également garantir que notre système d’imposition est bien équipé pour cette nouvelle réalité. Je salue la proposition de la Commission, car il est essentiel que nous puissions encaisser les recettes nécessaires pour poursuivre les investissements dans notre infrastructure. Cela est également important pour ces mêmes entreprises qui utilisent nos réseaux, notre main-d’œuvre instruite et notre système juridique. En contribuant à la société, ils peuvent continuer à prospérer », analyse de son côté, Lieve Wierinck, députée européenne, membre de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen.

La recherche active de solutions

Les États membres cherchent des solutions permanentes et durables pour garantir une répartition équitable des recettes fiscales provenant des activités en ligne. Les bénéfices réalisés au moyen d’activités lucratives, telles que la vente de données et de contenu générés par les utilisateurs, ne sont pas pris en compte dans les règles fiscales actuelles. Les États membres commencent à présent à chercher des solutions rapides et unilatérales pour imposer les activités numériques, ce qui génère pour les entreprises de multiples embûches au niveau juridique et une insécurité fiscale. Pour Valdis Dombrovskis, vice-président pour l’euro et le dialogue social, « le passage au numérique apporte des avantages innombrables et ouvre de très nombreuses perspectives. Toutefois, il nécessite aussi des adaptations de nos règles et systèmes traditionnels. Nous préférerions que des règles soient convenues à l’échelle mondiale, notamment au niveau de l’OCDE. Cependant, le montant des bénéfices qui échappent actuellement à l’impôt est inacceptable. Nous devons d’urgence adapter nos règles fiscales au XXIe siècle en élaborant une nouvelle solution globale qui soit viable à long terme ». Une approche coordonnée devrait permettre de garantir que l’économie numérique soit imposée d’une façon équitable, propice à la croissance et durable.

Garantir l’imposition des plates-formes numériques

La première proposition présentée par la Commission constitue une réforme commune des règles de l’Union européenne relatives à l’impôt sur les sociétés applicable aux activités numériques. Cette proposition permettrait aux États membres de taxer les bénéfices qui sont réalisés sur leur territoire, même si une entreprise n’y est pas présente physiquement. Les nouvelles règles garantiraient que les entreprises en ligne contribuent autant aux finances publiques que les entreprises physiques traditionnelles. Une plate-forme numérique est considérée comme ayant une présence numérique imposable ou un établissement stable virtuel dans un État membre si elle satisfait à l’un des critères suivants :

– elle génère plus de 7 millions euros de produits annuels dans un État membre ;

– elle compte plus de 100 000 utilisateurs dans un État membre au cours d’un exercice fiscal ;

– plus de 3 000 contrats commerciaux pour des services numériques sont créés entre l’entreprise et les utilisateurs actifs au cours d’un exercice fiscal.

La Commission entend également modifier la manière dont les bénéfices sont attribués aux États membres afin de mieux tenir compte de la façon dont les entreprises peuvent créer de la valeur en ligne : par exemple, en fonction du lieu où se trouve l’utilisateur au moment de la consommation. Enfin, le nouveau mécanisme d’imposition établit un lien concret entre le lieu où les bénéfices du secteur numérique sont réalisés et le lieu où ils sont taxés. La mesure pourrait à terme être intégrée dans le champ d’application de l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), l’initiative que la Commission a déjà proposée pour l’affectation des bénéfices des grands groupes multinationaux d’une manière qui tienne mieux compte du lieu où la valeur est créée.

Une taxe provisoire sur les services numériques

La deuxième proposition présentée par la Commission consiste en une taxe provisoire sur certains produits tirés d’activités numériques. Cette taxe provisoire sur les services numériques garantit que les activités qui, à l’heure actuelle, ne sont pas effectivement taxées commenceraient à générer immédiatement des recettes pour les États membres. Elle permettrait aussi d’éviter que des mesures unilatérales soient prises pour taxer les activités numériques dans certains États membres, ce qui pourrait entraîner une multiplicité de réponses nationales, préjudiciables pour notre marché unique. Contrairement à la réforme commune des règles fiscales sous-jacentes au niveau de l’UE, cette taxe indirecte s’appliquerait aux produits générés par certaines activités numériques qui échappent complètement au cadre fiscal en vigueur. Ce système s’appliquera uniquement à titre provisoire, jusqu’à ce que la réforme globale ait été mise en œuvre et prévoie des mécanismes intégrés pour réduire la possibilité de double imposition. La taxe s’appliquera aux produits générés par des activités où les utilisateurs jouent un rôle majeur dans la création de valeur et qui sont les plus difficiles à prendre en compte par les règles fiscales actuelles, comme les produits tirés de la vente d’espaces publicitaires en ligne, les produits générés par les activités intermédiaires numériques qui permettent aux utilisateurs d’interagir avec d’autres utilisateurs et qui facilitent la vente de biens et de services entre eux ou les produits tirés de la vente de données générées à partir des informations fournies par les utilisateurs. Les recettes fiscales seraient perçues par les États membres dans lesquels se trouvent les utilisateurs et la taxe ne s’appliquera qu’aux entreprises dont le chiffre d’affaires brut annuel atteint au moins 750 millions d’euros au niveau mondial et 50 millions d’euros dans l’UE. Cette mesure permettra d’alléger les charges pesant sur les jeunes pousses et les entreprises en expansion de petite taille. Selon les estimations, 5 milliards d’euros de recettes par an pourraient être réalisés pour les États membres si la taxe est appliquée à un taux de 3 %.

Les propositions législatives seront soumises au Conseil pour adoption et au Parlement européen pour consultation. L’Union européenne entend également continuer à contribuer activement aux discussions mondiales sur l’imposition de l’économie numérique dans le cadre du G20 et de l’OCDE et promouvoir des solutions internationales ambitieuses. De son côté, l’OCDE affiche un certain scepticisme face aux propositions communautaires, estimant que la mise en place d’une mesure transitoire provoquerait vraisemblablement des distorsions économiques ainsi qu’un risque de double imposition et augmenteraient vraisemblablement l’insécurité et la complexité fiscale.