La qualification de régime fiscal privilégié

Publié le 11/07/2019

Le juge administratif apporte des précisions sur l’appréciation de la situation fiscale d’un bénéficiaire étranger, qu’il soit directement établi dans un pays à fiscalité privilégié ou qu’il perçoive les versements sur un compte tenu par un organisme financier établi dans un tel pays.

Paiements à l’étranger : si l’application de l’article 238 A conduit à un renversement de la charge de la preuve qui incombe, dès lors, au contribuable, en cas de contestation, l’administration doit justifier de l’existence d’un régime fiscal privilégié hors de France, conformément à la jurisprudence du Conseil d’État (CE, 21 mars 1986, n° 53002, S.A. Auriège). Le Conseil d’État vient de rendre le même jour deux arrêts permettant de mieux comprendre comment la notion de régime fiscal privilégié doit être démontrée (CE, 3e et 8e ch. réun., 24 avr. 2019, n° 412284 ; CE 3e et 8e ch. réun., 24 avr. 2019, n° 413129).

Notion de régime fiscal privilégié

Si la notion de paradis fiscal est définie à l’article 238-0 A du Code général des impôts (CGI) sous la notion d’États et territoires non coopératifs (ETNC), il existe un deuxième concept défini, quant à lui, à l’article 238 A du CGI, correspondant aux pays jouissant d’un régime fiscal privilégié. L’article 14 de la loi de finances pour 1974 (L. n° 73-1 150, 27 déc. 1973), codifié sous l’article 238 A du CGI a en effet étendu et renforcé les moyens d’action de l’administration fiscale en disposant que, dans la mesure où elles se traduisent par des charges déductibles pour l’établissement de l’impôt en France, certaines transactions faites avec des personnes physiques ou morales domiciliées à l’étranger ne sont opposables à l’administration fiscale que si le débiteur apporte la preuve que les dépenses dont le paiement lui incombe correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. Face à ce critère de domiciliation, certaines entreprises ont imaginé de dissocier le lieu du domicile du bénéficiaire, fixé dans un pays à fiscalité normale, et le lieu du paiement situé dans un pays à fiscalité privilégiée. C’est pourquoi, l’article 90 de la loi de finance pour 1982 (L. n° 81-1 160, 30 déc. 1981) a étendu les dispositions au premier alinéa de l’article 238 A, aux versements effectués sur un compte tenu dans un organisme financier établi dans un des États à fiscalité privilégiée. Enfin, la loi de finances pour 2005 a donné une base légale en incluant dans le texte même de l’article 238 A une définition de la notion d’État à fiscalité privilégiée : les personnes sont regardées comme soumises à un régime fiscal privilégié dans l’État ou le territoire considéré si elles n’y sont pas imposables ou si elles y sont assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l’impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont elles auraient été redevables dans les conditions de droit commun en France, si elles y avaient été domiciliées ou établies. En pratique, l’administration fiscale procède à une comparaison entre l’assujettissement à l’impôt du bénéficiaire dans son pays d’établissement ou domicile et l’imposition à laquelle il aurait été soumis selon les règles françaises du Code général des impôts. Antérieurement à la loi de finances pour 2005, une personne était réputée soumise à un régime fiscal privilégié dans le territoire considéré lorsqu’elle n’y est pas imposable ou lorsqu’elle y est assujettie à des impôts sur les bénéfices ou sur les revenus notablement moins élevés qu’en France. L’administration fiscale tendait à présumer qu’on se trouvait en présence d’un régime fiscal privilégié lorsque le bénéficiaire était redevable d’un impôt inférieur d’au moins un tiers à celui qu’il aurait à supporter en France.

Les champs d’application de l’article 238 A

Aux termes de l’article 238 A du CGI, les intérêts, arrérages et autres produits des obligations, créances, dépôts et cautionnements, les redevances de cession ou concession de licences d’exploitation, de brevets d’invention, de marques de fabrique, procédés ou formules de fabrication et autres droits analogues ou les rémunérations de services, payés ou dus par une personne physique ou morale domiciliée ou établie en France à des personnes physiques ou morales qui sont domiciliées ou établies dans un État étranger ou un territoire situé hors de France et y sont soumises à un régime fiscal privilégié, ne sont admis comme charges déductibles pour l’établissement de l’impôt que si le débiteur apporte la preuve que les dépenses correspondent à des opérations réelles et qu’elles ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré. La notion de régime fiscal privilégié est explicitée au deuxième alinéa de l’article 238 A du CGI qui précise que pour l’application du premier alinéa, les personnes sont regardées comme soumises à un régime fiscal privilégié dans l’État ou le territoire considéré si elles n’y sont pas imposables ou si elles y sont assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l’impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont elles auraient été redevables dans les conditions de droit commun en France, si elles y avaient été domiciliées ou établies. Les dispositions du premier alinéa s’appliquent également à tout versement effectué sur un compte tenu dans un organisme financier établi dans un des États ou territoires visés au même alinéa.

Une appréciation in concreto

C’est à l’administration fiscale d’apprécier, sous le contrôle du juge, au cas par cas, si le bénéficiaire se trouve dans cette situation. Celle-ci est supposée établie lorsque, dans l’État ou le territoire en question il n’existe pas d’impôt sur les bénéfices ou les profits provenant d’activités professionnelles ou d’impôt sur les revenus ou lorsque les revenus, profits ou rémunérations, de la nature de ceux énumérés par l’article 238 A du CGI et qui ont leur source à l’extérieur de cet État ou de ce territoire, n’y sont pas soumis à un impôt sur les bénéfices ou sur les revenus ou encore lorsque le bénéficiaire de ces revenus est soumis à des impôts sur les bénéfices ou sur les revenus notablement moins élevés qu’en France. Ce dernier point nécessite d’établir une comparaison entre la fiscalité française d’une part, et la fiscalité applicable dans ce pays étranger ou ce territoire, d’autre part. Il n’est pas possible de fixer à l’avance de guidelines pour effectuer cette comparaison, les éléments de fait propres à chaque cas particulier pouvant différer significativement. Dans tous les cas, la comparaison doit s’effectuer sur des impôts de même nature, pris dans leur ensemble et en tenant compte des régimes fiscaux spécifiques qui peuvent avoir été mis en place. L’appréciation doit être faite in concreto, compte tenu de l’activité du contribuable et l’administration fiscale ne peut se limiter à citer le taux maximal de l’ensemble des impôts applicables à une société pour justifier de l’existence d’un régime fiscal privilégié (CE, 30 sept. 1992, n° 75464, SARL Tool France).

Des paiements sur un compte bancaire ouvert à Hong Kong

La première affaire soumise au Conseil d’État concerne des paiements sur un compte bancaire ouvert à Hong Kong (CE, 3e et 8e ch. réun., 24 avr. 2019, n° 412284). À l’issue d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale, après avoir remis en cause la déductibilité, en application de l’article 238 A du Code général des impôts, de sommes versées par la société Gemar Lumitec, de 2009 à 2011, sur un compte bancaire ouvert à Hong Kong, en rémunération de services que la société Taïwan Georgia Corp lui aurait rendus, a regardé ces sommes comme des revenus distribués au sens des articles 109 et 110 du CGI et a soumis ces revenus à une retenue à la source de 25 % en application des dispositions combinées de l’article 119 bis et de l’article 187 du CGI, au titre de chacun des exercices en cause. Après rejet, par un jugement du 14 décembre 2015 du tribunal administratif de Montreuil, de sa demande de décharge de ces retenues à la source, la société Gemar Lumitec se pourvoit contre l’arrêt du 9 mai 2017 de la cour administrative d’appel de Versailles rejetant son appel contre ce jugement. La société Gemar Lumitec a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la décharge de la retenue à la source à laquelle elle a été assujettie au titre des exercices clos de 2009 à 2011, ainsi que des intérêts de retard correspondants. Le tribunal administratif de Montreuil a rejeté cette demande (TA Montreuil, 14 déc. 2015, n° 1409831). La cour administrative d’appel de Versailles a rejeté l’appel formé par la société Gemar Lumitec contre ce jugement (CAA Versailles, 9 mai 2017, n° 16VE00568). La société Gemar Lumitec s’est donc pourvue devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de cet arrêt.

Aux termes du deuxième alinéa de l’article 238 A du CGI, les personnes sont regardées comme soumises à un régime fiscal privilégié dans l’État ou le territoire considéré si elles n’y sont pas imposables ou si elles y sont assujetties à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l’impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont elles auraient été redevables dans les conditions de droit commun en France, si elles y avaient été domiciliées ou établies. En vertu, enfin, du dernier alinéa du même article, les dispositions de l’article 238 A du CGI s’appliquent également à tout versement effectué sur un compte tenu dans un organisme financier établi dans un des États ou territoires visés au même alinéa. Pour l’application des dispositions précitées du dernier alinéa de l’article 238 A du CGI, le titulaire d’un compte qui est tenu par un organisme financier et sur lequel des sommes sont versées par un contribuable français, sont regardés comme soumis à un régime fiscal privilégié lorsque, dans l’hypothèse où il serait domicilié ou établi dans l’État ou le territoire où l’organisme financier est lui-même établi et où il réaliserait depuis cet État ou ce territoire l’activité ayant donné lieu au versement, il n’y serait pas imposable ou y serait assujetti à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant serait inférieur de plus de la moitié à celui de l’impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont il aurait été redevable dans les conditions de droit commun en France, s’il y avait été domicilié ou établi et s’il avait réalisé depuis la France l’activité en cause. Pour retenir le caractère privilégié du régime fiscal applicable, le juge d’appel s’est fondé sur l’absence de contestation des indications données par l’administration, selon lesquelles les revenus provenant d’activités réalisées en dehors du territoire de Hong Kong n’y sont pas soumis à l’impôt sur les sociétés. Elle a ainsi commis une erreur de droit. En effet, une comparaison doit être effectuée entre l’imposition qui pèserait sur le titulaire du compte s’il réalisait depuis cet État ou ce territoire l’activité ayant donné lieu au versement, et l’imposition dont il aurait été redevable en France. La société Gemar Lumitec est donc fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

Un établissement aux Antilles Néerlandaises

Dans la seconde espèce, (CE, 3e et 8e ch. réun., 24 avr. 2019, n° 413129), à l’issue d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a remis en cause, en application de l’article 238 A du Code général des impôts, la déductibilité de sommes versées par la société Control Union Inspection France (CUIF), de 2007 à 2009, à la société Control Union Western Hemisphere (CUWH) NV en rémunération de la garantie des risques liés à l’exécution du contrat signé le 11 juillet 2006 avec l’Office Algérien Interprofessionnel des Céréales (OAIC) par lequel celui-ci lui a confié l’inspection et le contrôle des cargaisons de céréales qu’il importe par voie maritime. La société a été assujettie, par voie de conséquence, en premier lieu, à des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés au titre de chacun des exercices vérifiés, assortis de la majoration de 40 % pour manquement délibéré, en deuxième lieu, à des retenues à la source au titre des mêmes exercices, en application de l’article 119 bis du CGI, également assorties de la majoration pour manquement délibéré, dès lors que les sommes en cause ont été regardées comme des revenus réputés distribués au sens du 1 du 1° de l’article 109 du CGI, et, en troisième lieu, à des cotisations minimales de taxe professionnelle au titre des années 2008 et 2009, faute pour les sommes versées à la société CUWH NV de pouvoir être déduites de la valeur ajoutée de la société CUIF. La SAS Control Union Inspections France a demandé au tribunal administratif de Rouen de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2007 à 2009, la réduction des cotisations de taxe professionnelle auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2008 et 2009, la décharge de la retenue à la source auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2007 à 2009 ainsi que des pénalités correspondantes. Le tribunal administratif de Rouen a fait droit à ces demandes et a prononcé la décharge des impositions en litige (TA Rouen, 21 mai 2015, n°s 1300278 et 1300280). La cour administrative d’appel de Douai, faisant droit aux appels du ministre des Finances et des Comptes publics, a annulé ces jugements et remis à la charge de la société les impositions en litige (CAA Douai, 6 juin 2017, n°s 15DA01008 et 15DA01022). La société Control Union Inspections s’est pourvue devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de cet arrêt. Après avoir seulement relevé que la société requérante ne contestait pas qu’aux Antilles Néerlandaises où était établie la société CUWH NV, le taux d’imposition du bénéfice des sociétés variait de 2,4 % à 6 %, alors que le taux d’imposition à l’impôt sur les sociétés était fixé en France à 33,33 %, le juge d’appel en a déduit que l’administration devait être regardée comme établissant que la société CUWH NV était, en l’espèce, soumise à un régime fiscal privilégié. Elle a ainsi commis une erreur de droit. Par suite, la société CUIF est fondée, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque. Pour l’application des deux premiers alinéas de l’article 238 A du Code général des impôts (CGI), la charge de la preuve de ce que le bénéficiaire des rémunérations en cause est soumis à un régime fiscal privilégié incombe à l’administration. Il lui appartient à cet égard d’apporter tous les éléments circonstanciés non seulement sur le taux d’imposition, mais sur l’ensemble des modalités selon lesquelles des activités du type de celles qu’exerce ce bénéficiaire sont imposées dans le pays où il est domicilié ou établi. Le contribuable peut, de son côté, faire valoir, en réponse à l’administration, tous éléments propres à la situation du bénéficiaire en cause. Dans le cas où l’administration doit être regardée, au vu de l’ensemble des éléments ainsi produits par les parties, comme ayant établi que le bénéficiaire n’est pas imposable ou est assujetti à des impôts sur les bénéfices ou les revenus dont le montant est inférieur de plus de la moitié à celui de l’impôt sur les bénéfices ou sur les revenus dont il aurait été redevable dans les conditions de droit commun en France, il appartient au contribuable d’apporter la preuve que les dépenses en cause correspondent à des opérations réelles et ne présentent pas un caractère anormal ou exagéré.

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